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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 5 octobre 2022, n° 21/13287

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Verallia France (SAS)

Défendeur :

Comptoir Agricole d'achat et de Vente (SCA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Depelley, Mme Lignières

Avocats :

Me Auberty Jacolin, Me Delagrange, Me Poidevin, Me d'Ooghe

T. com. Paris, du 2 mai 2017

2 mai 2017

La société Saint Gobain Emballage, devenue la société Verallia France (ci-après 'la société Verallia') est spécialisée dans la fabrication de bouteilles en verre destinées notamment au secteur viticole.

La société Comptoir agricole d'achat et de vente (ci-après 'la société Comptoir agricole') vient aux droits de la société Appro du Piémont, de la société Coopérative agricole Alsace Appro et de la société Coopérative agricole d'Appro du Piémont, coopératives agricoles alsaciennes (ci-après 'les sociétés coopératives') spécialisées dans le domaine viticole et dont les coopérateurs vignerons et adhérents bénéficient de tarifs négociés.

La société Verallia a confié la distribution de ses produits aux sociétés coopératives agricoles Alsace Appro et d'Appro du Piémont et à la société Appro du Piémont. Les relations commerciales étaient définies par une 'charte verre et vigne' du 27 octobre 1998 et deux conventions de partenariat des 30 octobre 2000 et 6 mars 2003, stipulant une répartition géographique de la distribution des produits Verallia et un volume de bouteilles achetées à cette dernière représentant 70% du total de leur approvisionnement.

Au cours de l'année 2012, ces trois sociétés ayant décidé de regrouper leurs achats au sein de la société Vitisphère Alsace, la société Verallia a fait connaître son opposition au projet qui s'est concrétisé en 2013.

Par courriels des 26 novembre 2013 et 9 décembre 2013, les sociétés coopératives agricoles Alsace Appro et d'Appro du Piémont ont informé la société Verallia de la cessation de la distribution de ses produits à compter du 1er janvier 2014, tandis que la société Appro du Piémont a cessé tout approvisionnement à compter de cette même date.

Estimant être victime d'une rupture brutale des relations commerciales existant entre les parties, la société Verallia, par acte du 2 mars 2016, a assigné les sociétés coopératives agricoles Alsace Appro et d'Appro du Piémont et la société Appro du Piémont, aux droits desquelles vient la société Comptoir agricole d'achat et de vente, devant le tribunal de commerce de Paris en paiement de dommages-intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale établie. Cette dernière a formé une demande reconventionnelle en réparation de son préjudice pour refus de vente.

Par jugement du 2 mai 2017, le Tribunal de commerce de Paris, considérant que la rupture des relations commerciales était imputable à la société Saint-Gobain Emballage, :

Dit la SAS Appro du Piémont, la société Coopérative agricole Alsace Appro et la société Coopérative agricole d'Appro du Piémont mal fondées en leur exception d'incompétence et se déclare compétent ;

Débouté la SA Saint Gobain Emballage à l'enseigne Verallia de sa demande au titre de la rupture brutale de la relation commerciale établie avec la SAS Appro du Piémont, la société Coopérative agricole Alsace Appro et la société Coopérative agricole d'Appro du Piémont ;

Débouté la SAS Appro du Piémont, la société Coopérative agricole Alsace Appro et la société Coopérative agricole d'Appro du Piémont de leurs demandes reconventionnelles ;

Condamné la SA Saint Gobain Emballage à l'enseigne Verallia à payer, à chacune, la SAS Appro du Piémont, la Société coopérative agricole Alsace Appro et la société Coopérative agricole d'Appro du Piémont la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, soit un total de 9 000 € ;

Débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;

D'office ordonné l'exécution provisoire ;

Condamné la SA Saint Gobain Emballage à l'enseigne Verallia aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 129,24 € dont 21,32 € de TVA.

La société Verallia a interjeté appel de ce jugement le 18 mai 2017.

En cours de procédure devant la Cour d'appel, les sociétés intimées ont fusionné avec la société Comptoir agricole d'achat et de vente, faisant apport de l'universalité de leur patrimoine à cette société qui vient par conséquent à leurs droits et à l'encontre de laquelle la procédure est maintenant dirigée.

Par arrêt du 31 janvier 2019, la cour d'appel de Paris a :

Infirmé le jugement rendu le 2 mai 2017 par le tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a débouté la société Saint Gobain Emballage de sa demande au titre de la rupture brutale de la relation commerciale établie avec la société la société Appro du Piémont, la société Coopérative Agricole Alsace Appro et la société Coopérative Agricole d'Appro du Piémont ;

Statuant à nouveau de ce chef,

Condamné la société Comptoir agricole d'achat et de vente à régler à la société Verallia France une somme de 516.807 euros de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales ;

Confirmé le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société la société Appro du Piémont, la société Coopérative Agricole Alsace Appro et la société Coopérative Agricole d'Appro du Piémont (désormais société Comptoir agricole d'achat et de vente) de leurs demandes au titre du refus de vente et du préjudice économique ;

Infirmé le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la société Saint Gobain Emballage à payer à chacune des sociétés Appro du Piémont, Coopérative Agricole Alsace Appro et Coopérative Agricole d'Appro du Piémont la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens de première instance,

Statuant à nouveau de ce chef,

Condamné la société Comptoir agricole d'achat et de vente à régler à la société Verallia France une somme de 6.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamné la société Comptoir agricole d'achat et de vente aux dépens de première instance et de l'instance d'appel qui pourront être recouvrés par Maître Auberty Jacolin selon les modalités de l'article 699 du code de procédure civile ;

Pour juger que les sociétés coopératives ont imposé à la société Verallia France une modification substantielle de la relation commerciale caractérisant une rupture brutale, l'arrêt relève que souhaitant regrouper leurs achats au sein d'une société d'union d'achats et de services de sociétés coopératives agricoles, ces sociétés ont constitué la société Vitisphere Alsace, ouverte à tous autres coopérateurs, ont invité leurs fournisseurs dont la société Veraillia France à facturer la société Vitisphere Alsace et cessé leurs approvisionnements propres auprès de la sociéte \/erallia France, ce changement de co-contractant constituant une modification substantielle des conditions contractuelles que la societe \/erallia France était libre de refuser.

A la suite du pourvoi formé par la société Comptoir agricole d'achat et de vente, la Cour de cassation a, par arrêt du 31 mars 2021, cassé partiellement l'arrêt rendu le 31 janvier 2019 en reprochant à la cour d'appel de Paris 'qu'en se déterminant ainsi, par des motifs impropres a caractériser le caractère substantiel de la modification de la relation commerciale, la cour d'appel a privé sa décision de base légale' et a considéré que l'arrêt d'appel méritait la censure seulement en ce que les juges avaient condamné la société Comptoir agricole d'achat et de vente à payer à la société Verallia la somme de 516.807 euros de dommages-intérêts en réparation du préjudice causé par la rupture brutale de la relation commerciale établie et a remis en conséquence, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et les a renvoyées devant la cour d'appel de Paris, autrement composée.

Le 12 juillet 2021, la société Verallia a saisi la Cour de renvoi.

Vu les dernières conclusions de la société Verallia, déposées et notifiées le 26 octobre 2021 par lesquelles il est demandé à la Cour de :

Vu les articles 65, 68, 325 et s., 331 et s. et 555 du Code de procédure civile,

Vu l'article L442-6 I, 5ème du Code de commerce,

Vu l'article L.420-1 et L.420-2 du Code de commerce,

Vu l'article 1184 (ancien) du Code civil,

Vu le principe constitutionnel de liberté contractuelle,

Vu l'arrêt de la Cour de cassation du 31 mars 2021,

Juger qu'elle est saisie dans les limites de la cassation,

Juger en conséquence que la cassation étant partielle et ne portant que sur la rupture des relations commerciales, sont définitifs tous les autres chefs du jugement, qui n'ont pas été réformés en appel,

Juger que les parties entretenaient une relation commerciale établie de très longue date,

Juger qu'en demandant à la société Verallia France de devenir le fournisseur de Vitisphère Alsace, les coopératives ont chacune voulu imposer à la société Verallia une cession de leur contrat de fournitures,

Juger que la cession des contrats constituait à l'égard de chaque partie une modification substantielle du contrat,

Juger que la société Verallia n'avait aucune obligation d'accepter cette modification,

Juger en conséquence que les relations commerciales devaient se poursuivre entre les mêmes parties,

Juger que les coopératives restaient néanmoins libres de rompre les relations commerciales dès lors qu'elles respectaient un préavis,

Juger qu'aucun préavis n'a été respecté,

Juger en conséquence brutale la rupture des relations commerciales intervenue au préjudice de la société Verallia pour le marché de la distribution de bouteilles pour la viticulture en Alsace,

Voir en conséquence,

Condamner la société Comptoir agricole d'achat et de vente qui vient aux droits de la SASU Appro du Piémont, de la société Coopérative agricole Alsace Appro et de la société Coopérative Agricole d'Appro du Piémont, à payer à Verallia la somme de 956.979,00 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice né de la brusque rupture des relations commerciales établies,

Condamner la Coopérative Agricole Comptoir agricole d'achat et de vente qui vient aux droits de la SASU Appro du Piémont, de la société Coopérative agricole Alsace Appro et de la société Coopérative Agricole d'Appro du Piémont au paiement de la somme de 10.000 € au titre des frais irrépétibles de première instance,

Confirmer la condamnation de la Cour à ce titre pour les frais qui avaient été exposés en appel et la condamner à payer à la société Verallia la somme de 30.000 € au titre des frais engagés devant la Cour d'appel de renvoi ainsi que les entiers dépens tant de première instance et d'appel dans le cadre de la procédure de renvoi et naturellement sa condamnation aux dépens de première instance comme d'appel avec distraction au profit de Me Auberty Jacolin, avocat constitué devant la Cour.

Vu les dernières conclusions de la société Comptoir agricole d'achat et de vente, déposées et notifiées le 8 novembre 2021 par lesquelles il est demandé à la Cour de :

Vu l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce

Vu l'article 420 -1 et suivants du code du commerce

Vu l'article 1184 du Code civil (ancien)

Vu les pièces produites

Juger les demandes de la société Verallia France irrecevables et non fondées.

A titre principal,

Confirmeren toutes ses dispositions le jugement du 2 mai 2017,

Juger que la Cour de cassation a cassé et annulé l'arrêt du 31 janvier 2019 de la Cour d'appel de Paris en ce que la Cour a d'appel a privé sa décision de base légale en invoquant des motifs impropres à caractériser le caractère substantiel de la modification de la relation commerciale,

Juger que les conditions de la rupture brutale ne sont pas réunies en l'espèce,

Juger que la décision de rompre les relations a été prise par la société Verallia France lors de la réunion du 29 janvier 2013,

Juger que la rupture des relations commerciales s'est matérialisée respectivement a été causée par le blocage orchestré par la société Verallia France, en refusant de communiquer ses tarifs pour l'année 2014, en cessant toute livraison pour la saison 2014, en démarchant directement la clientèle des sociétés coopératives,

Juger que la société Verallia France a été informée dès le mois d'octobre 2012 du projet de regroupement des sociétés coopératives,

Juger que la société Comptoir agricole d'achat et de vente n'a pas rompu brutalement la relation commerciale ayant existé entre les parties,

Juger que la modification des relations commerciales ne présente pas de caractère substantiel,

Débouter en conséquence la société Verallia France, de l'intégralité de ses moyens, fins et prétentions.

A titre subsidiaire,

Juger que la société Verallia France est responsable d'un refus de vente,

Juger que la société Verallia France est responsable d'une violation manifeste de l'ensemble des obligations contractuelles mises à sa charge (refus de communiquer avec les sociétés coopératives, cessation des livraisons, non mise à disposition d'un stock suffisant, démarchage de la clientèle),

Juger que les manquements imputables à la société Verallia France sont graves et qu'ils justifient la résiliation sans préavis de la relation commerciale par la société la société Comptoir agricole d'achat et de vente aux torts exclusifs de la société Verallia France.

En conséquence,

Débouter la société Verallia France, de l'intégralité de ses moyens, fins et prétentions.

A titre infiniment subsidiaire,

Juger qu'un préavis de trois mois est suffisant,

Limiter en conséquence les prétentions de la société Verallia France à la somme arrêtée à 88.085,23 euros.

En tout état de cause,

Infirmer l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 31 janvier 2019 en ce qu'il a condamné la société Comptoir agricole d'achat et de vente à verser la somme de 6.000,00 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers frais et dépens,

Condamner la société Verallia France à payer à la société Comptoir agricole d'achat et de vente une somme de 30.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour la présente procédure et la première procédure d'appel ainsi que la procédure devant la Cour de cassation,

Condamner la société Verallia France à payer à la Comptoir agricole d'achat et de vente l'ensemble des frais et dépens de la présente instance et de ses suites ainsi qu'aux frais et dépens de la première procédure d'appel ainsi que la procédure devant la Cour de cassation.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 1er juin 2022.

La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIVATION

Il résulte de l'arrêt de cassation partielle du 31 mars 2021 que la Cour n'est saisie que du chef de demande indemnitaire de la société Verallia au titre d'une rupture brutale de la relation commerciale à l'encontre de la société Comptoir agricole d'achat et de vente.

Sur la rupture brutale des relations commerciales

L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa version antérieure à l'ordonnance n°2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige, dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels

Les parties au litige ne contestent pas le caractère établi de leur relation commerciale depuis les années 1990 mais s'opposent quant à l'imputabilité de la rupture de la relation commerciale.

* Sur l'imputabilité de la rupture

La société Verallia fait valoir que les sociétés Appro du Piémont, Alsace Appro et d'Appro du Piémont sont à l'origine d'une rupture brutale de leur relation commerciale dans la mesure où elles ont annoncé leur cessation avec un préavis de seulement 36 jours pour la société Alsace Appro et 22 jours pour la société Appro du Piémont et sans aucun préavis pour la société d'Appro du Piémont. Elle conteste que la rupture soit imputable au refus allégué de communiquer ses tarifs pour l'année 2014 et fait observer que les relations étaient déjà rompues à ce moment. Elle affirme qu'aucun refus de vente ou violation contractuelle ne peuvent lui être reprochés.

La société Verallia France conteste la décision des premiers juges qui lui ont imputé l'origine de la rupture en relevant son refus de contracter avec le groupement Vitisphère et de communiquer ses tarifs pour l'année 2014. Elle affirme que les sociétés intimées ne pouvaient lui imposer un nouveau partenaire commercial, ce qui consistait en une modification substantielle unilatérale des conditions de l'accord de distribution qu'elle était libre de refuser. Elle ajoute que devant ce refus, les sociétés intimées auraient dû poursuivre les relations dans les conditions antérieures, ce qu'elles ont refusé de faire, ou de rompre la relation avec un préavis de 18 mois.

La société Comptoir agricole d'achat et de vente réplique pour l'essentiel que les sociétés coopératives ont, pour des raisons d'organisation interne et de mutualisation des coûts, fait le choix de regrouper leurs achats au sein d'une société d'union d'achats et de services de sociétés coopératives agricoles, la société Vitisphère. Elle insiste sur le fait que dans le cadre de cette nouvelle organisation, les sociétés coopératives souhaitaient continuer à travailler avec la société Verallia, seules les modalités de facturations devaient changer. Elle affirme que la société Verallia a été associée à ce projet dès le mois d'octobre 2012 et que l'appelante a refusé, lors d'une réunion du 29 janvier 2013, de travailler avec le groupe Vitisphére Alsace pour des raisons liées à l'intégration dans le groupe Vitisphère de la société Viti.com - société se fournissant chez la société O-I, l'un de ses concurrents directs, et ce, alors même qu'aucune clause d'exclusivité ne liait initialement les parties.

C`est dans ces conditions que les sociétés coopératives ont continué dans un premier temps à facturer l'appelante malgré leur intégration au groupement d'achats Vitisphère Alsace sans toutefois remettre en cause leur projet de regroupement. Elle soutient que la société Verallia France a opposé un blocage à la poursuite des relations en refusant de communiquer ses tarifs 2014, en cessant toute livraison en 2014 et en démarchant directement la clientèle des sociétés intimées. Prenant acte du refus de vente de la société Verallia et pour éviter la rupture de stock de bouteilles en verre pour la récolte 2014, elle explique que les sociétés coopératives ont été contraintes de constater par écrit le 26 novembre 2013 la rupture de la relation commerciale entre elles et la société Verallia avec effet au 1er janvier 2014. Elle prétend cependant que la rupture n'a pas présenté de caractère brutal puisque non seulement cette rupture est consécutive à la stratégie de blocage opérée par la société appelante, mais en outre, les discussions tendant à faire perdurer les relations commerciales ont débuté près de 14 mois avant la date d`effet de la rupture.

Subsidiairement, la société Comptoir agricole soutient que la société Verallia est responsable d'un refus de vente et d'une violation manifeste de ses obligations contractuelles (refus de communiquer avec les sociétés coopératives, cessation des livraisons, non mise à disposition d'un stock suffisant, démarchage de la clientèle), et que ces graves manquements justifient la résiliation sans préavis de la relation commerciale aux torts exclusifs de la société Verallia.

Réponse de la Cour

La société Verallia avait noué une relation commerciale établie avec les sociétés coopératives d'Appro du Piémont et Alsace Appro et la société Appro du Piémont depuis 1990 pour la distribution de bouteilles en verre.

Outre les chartes Verre et Vigne signées en octobre 1998 entre la société Verallia et chacune des coopératives, les relations commerciales s'inscrivaient également dans le cadre de conventions de partenariat signées le 30 octobre 2000 pour la coopérative d'Appro du Piemont et le 6 mars 2003 pour la coopérative Alsace Appro précisant les modalités de distribution des produits Verallia, outre des négociations annuelles sur les prévisions de volume de ventes, les produits, les prix et l'identification des besoins des clients. Il était prévu dans ces conventions que les coopératives s'engageaient notamment :

- à vendre un certain nombre de cols par année (3 500 000 pour Appro du Piemont et 8 300 000 pour Alsace Appro)

- à ce que les volumes achetés à Verrallia représentent 70% du total de l'approvionnement en bouteilles de verre de chaque distributeur.

La société Appro du Piemont distribuait également les produits Verallia..

Le flux d'affaires entre ces sociétés était ainsi conséquent puisque le chiffre d'affaires moyen réalisé par la société Verallia entre 2009 et 2013 s'élévait à 1 719 416,80 euros avec la coopérative Alsace Appro, 881 773 euros avec la coopérative d'Appro du Piémont et 126 822 euros avec la société Appro du Piémont.

Invoquant des raisons d'organisation interne, de rationalisation et de mutualisation des coûts de structure, les sociétés coopératives ont fait le choix, courant 2012, de regrouper leurs achats au sein d'une société d'union d'achats et de services de sociétés de coopératives agricoles, la société Vitisphère.

Il ressort des pièces versées aux débats, et notamment de la plaquette de présentation de la société Vitisphère, de la lettre circulaire envoyée le 26 juin 2013 aux fournisseurs des sociétés coopératives et des statuts de la société Vitisphère (article 3 ) que celle-ci reprenait les activités achats des sociétés coopératives et assurait de ce fait à compter du 1er juillet 'les relationcs commerciales et marketing, les relations techniques et les approvisionnements pour Alsace Appro et la coopérative Agricole du Piémont'et que la société Vitisphère devenait le seul négociateur et contact achat/fournisseur par l'intermédiaire de son gérant et le seul point de facturation.

Il s'ensuit que cette réorganisation ne constituait pas une simple modification des modalités de facturation des achats des sociétés coopératives comme le soutient la société Comptoir agricole dans ses écritures, mais un véritable transfert de l'activité achat auprès d'une personne morale disctincte à savoir la société Vitisphère impliquant pour les fournisseurs, et la société Verallia en particulier, un changement de partenaire commercial.

Informée depuis 2012 de ce changement de stratégie des achats des sociétés coopératives, il ressort des débats que la société Verallia a dès janvier 2013 clairement indiqué qu'elle n'entendait pas entrer en relation commerciale avec la société Vitisphère, notamment en raison du fait que la société Viti.com adhérente de l'union distribuait des produits concurrents de ceux de Verallia. Aussi, elle a refusé de communiquer à la société Vitsiphère ses prix 2014 et de facturer ce groupement à compter du 1er juillet 2013.

En revanche, il n'est pas contesté que la société Verallia a maintenu la relation commerciale avec les sociétés coopératives qui ont été facturées en direct jusqu'en décembre 2013. Puis les sociétés coopératives ont informé la société Verallia de la fin de la relation commerciale par courriel du 26 novembres 2013 à effet au 1er janvier 2014 dans ces termes :

' par la présente, je vous fais part de notre décision de cesser la distribution de vos produits et ceci à compter du 1er janvier 2014. Après plusieurs années très rudes sur le plan du commerce et des marges et plus particulièrement 2013, il était impératif pour nous d'assurer la pérennité de notre entreprise en trouvant d'autres sources de développement.'

Il est constant qu'à compter du 1er janvier 2014 les sociétés coopératives Alsace Appro et d'Appro du Piémont ainsi que la société Appro du Piémont n'ont plus fait aucune commande auprès de la société Verallia qui avait manifesté sa volonté de maintenir les relations commerciales 'en direct' avec elles.

Dès lors, il ressort de ces éléments que les sociétés coopératives d'Appro du Piémont et Alsace Appro et la société Appro du Piémont, aux droits desquelles vient la société Comptoir agricole, ont été à l'origine de la rupture de leur relation commerciale avec la société Verallia.

En outre la société Comptoir agricole, ne démontre aucun manquement suffisamment grave de la société Verallia à ses obligations justifiant une rupture des relations sans préavis.

En effet, si la société Comptoir agricole produit diverses attestations de salariés (pièces n°24 et suivantes) indiquant qu'ils étaient en rupture de stock de bouteilles Verallia en 2014, il n'est cependant pas établi que la société Verallia ait refusé d'honorer une quelconque commande de la part des sociétés coopératives. En réalité, les sociétés coopératives d'Appro du Piémont et Alsace Appro et la société Appro du Piémont se sont approvionnées en bouteilles auprès de la société O-I dès le 1er janvier 2014 ainsi que cela ressort des attestations produites et de la pièce n°28 de l'appelante et que la rupture de stock alléguée est liée à la cessation des approvisionnements auprès de la société Verallia annoncée par courriels des 26 novembre 2013 et 9 décembre 2013. Il n'est pas davantage démontré que la société Verallia ait refusé de transmettre ses tarifs 2014 aux sociétés coopératives d'Appro du Piémont et Alsace Appro et à la société Appro du Piémont avant la notification de la rupture. Il ressort des courriers versés aux débats (pièce n°13 de la société Comptoir agricole, pièce n°27 sociétés Verallia) que c'est à la société Vitisphère Alsace et non aux sociétés coopératives d'Appro du Piémont et Alsace Appro et à la société Appro du Piémont que la société Verallia a refusé de communiquer ses tarifs 2014. La rupture de la relation avait déjà été notifiée au moment où la société d'Appro du Piémont a demandé la communciation des tarifs pour l'année 2014 dans un courriel du 16 décembre 2014 puisqu'à cette date, alle avait déjà manifesté son intention de ne pas poursuivre la relation commerciale avec la société Verallia à compter du 1er janvier 2014 dans un courriel du 9 décembre 2013.

Dans ces circonstances, le démarchage de client directement par la société Verallia invoqué par la société Comptoire agricole à l'appui d'attestations de ses salariés (pièces n°24 à 27) ne suffit pas à établir un comportement déloyal.

Enfin, il a été définitivement jugé qu'aucun refus de vente au sens des dispositions de l'article L.420-2 du code de commerce n'est imputable à la société Verallia.

Il s'ensuit, que si les sociétés coopératives d'Appro du Piémont et Alsace Appro et la société Appro du Piémont étaient libres de rompre leur relation commerciale établie avec la société Verallia au motif de son refus de nouer une relation commerciale avec la société Vitisphère à laquelle elles avaient transféré leur activité achat, elles ne pouvaient cependant le faire sans un préavis dûment notifié, tenant compte de l'ancienneté et l'importance de leur relation, en application des dispositions de l'article L.441-6, I, 5° précité.

* Sur le préavis

La société Verallia France fait valoir que les relations commerciales nouées avec les sociétés coopératives d'Appro du Piémont et Alsace Appro et la société Appro du Piémont étaient établies depuis plus de 15 ans, consistaient en un flux très régulier d'affaires et qu'elles constituaient des partenaires incontournables de la société Verallia dans la région Alsace. A cet égard, elle estime que le préavis devait être de 18 mois.

La société Comptoir agricole d'achat et de vente réplique, à titre subsidiaire, que si la cour devait estimer que la rupture présente un caractère brutal, elle considère que la durée du préavis à observer ne pouvait être supérieure à trois mois. Elle invoque à cet effet un projet de contrat en date du 27 février 2006 qui mentionnait un préavis de trois mois. Elle conteste les difficultés alléguées par l'appelante à trouver de nouveaux clients étant donné sa position de leader mondial sur le marché et la commercialisation de bouteilles en direct auprès des clients finaux alsaciens.

Réponse de la Cour

Il ressort de l'article L 442-6, I, 5° du code de commerce que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou d'un préavis suffisant. Le délai de préavis suffisant, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, c'est-à-dire pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.

A l'appui de ses allégations, la société Verallia se borne à produire une attestation de son directeur financier (pièce n°12) de laquelle il ressort que la relation commerciale avec les sociétés coopératives d'Appro du Piémont et Alsace Appro et la société Appro du Piémont représentait sur les années 2011 à 2013 moins de 7% de son chiffre d'affaires total réalisé avec la vente de bouteilles sur la région Alsace. Ces chiffres ne permettent pas d'établir que les sociétés coopératives étaient des 'partenaires incontournables' ni que la société Verallia pouvait éprouver des difficultés particulières pour le redéploiement de son activité quand bien même la relation était établie de longue date.

Aussi, la Cour estime qu'un préavis de 6 mois était nécessaire mais suffisant.

Il ressort des pièces et explications des parties (notamment des pièces Verallia n° 20 et 24) que seules les sociétés coopérative Alsace appro et d'Appro du Piémont ont notifié la fin de la relation commerciale avec un préavis d'environ un mois.

Dès lors la société Comptoir agricole, en ce qu'elle vient aux droits des sociétés coopératives d'Appro du Piémont et Alsace Appro et la société Appro du Piémont, engage sa responsabilité à l'égard de la société Verallia pour rupture brutale des relations commerciales établies.

En conséquence le jugement sera infirmé en ce qu'il a débouté la société Saint Gobain Emballage aux droits de laquelle vient la société Verallia de sa demande au titre de la rupture brutale de la relation commerciale établie avec la société Appro du Piemont, la société coopérative agricole Alsace Appro et la société coopérative agricole d'Appro du Piemont.

* Sur le préjudice

La société Verallia France invoque un préjudice résultant de cette rupture brutale, consistant en un manque à gagner lié à l'absence de préavis, qui doit être calculé au vu de la marge brute moyenne réalisée à l'occasion desdites relations commerciales entre 2009 et 2012, et ce à hauteur de 533.290 euros pour la société Alsace Appro, de 227.275 euros pour la société d'Appro du Piémont (déduction faite d'une remise de fin d'année de 3.841 euros) et de 66.414 euros pour la société Appro du Piémont. Elle estime que l'année 2013 ne doit pas être prise en compte, période où le chiffre d'affaires avait commencé à baisser du fait des sourdes mesures des intimées et qui n'est pas pertienente pour apprécier son préjudice. Elle réclame outre un préjudice de 50.000 euros pour chacune des trois sociétés correspondant à la nécessité de réorganiser le réseau de distribution et à l'atteinte à son image et sa notoriété.

La société Comptoir agricole d'achat et de vente réplique, à titre subsidiaire, que le préjudice ne peut dépasser la somme totale de 88 085,23 euros, correspondant à une perte de marge brute sur trois mois calculés à partir de la moyenne de marge brute sur la période 2009 à 2013.

Réponse de la Cour,

Le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé.

La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture, et calculée à partir du chiffre d’affaires des trois années précédant la rupture.

Pour le calcul de son préjudice, la société Verallia ne produit aucune pièce comptable autre qu'une attestation de son directeur financier (pièce n°12), non contestée par la société Comptoir agricole.

Contrairement à ce que soutient la société Verallia, il n'y a pas lieu d'exclure l'année 2013 du calcul du préjudice.

De l'attestation produite, la Cour retient que :

- le chiffre d'affaires annuel moyen total sur la période 2011 à 2013 réalisé avec les trois sociétés Alsace Appro, Appro du Piémont et d'Appro du Piémont a été de : 2 574 164 euros

- la marge brute moyenne totale annuelle sur la période 2011 à 2013 a été de 463 963 (taux moyen de 18%), et :

* pour la coopérative Alsace Appro de : 302 433 euros (soit 25 203 € mensuelle)

* pour la société Appro du Piemont de : 44 089 euros (soit 3674 € mensuelle)

* pour la coopérative d'Appro du Piémont de : 117 441 euros (soit 9787 mensuelle)

- la marge sur coûts variables de la société Verallia n'est renseignée que pour les années 2015 (15,9%) et 2016 (15,8%).

La société Comptoir agricole ne contestant pas la référence à la marge brute pour le calcul du préjudice, la Cour retiendra un taux de marge moyen de 18%.

Dès lors le préjudice calculé sur le délai de préavis manquant s'établit à :

* pour la société coopérative Alsace Appro : 126 015 euros (25 203 € x 5)

* pour la société Appro du Piemont : 22 044 euros (3674 € x 6)

* pour la société coopérative d'Appro du Piémont : 48 935 euros (9787 x 5)

Soit la somme totale de 196 994 euros.

La société Comptoir agricole sera condamnée à payer cette somme à titre de dommages-intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale établie à la socété Verallia. Le jugement sera infirmé sur ce point.

La société Verallia n'apporte aucun élément pour démontrer la réalité de la désorganisation de son réseau de distribution de janvier à mars 2014, ni de la réalité de la perte de notoriété, ni d'un quelconque lien avec la brutalité de la rupture. Elle sera déboutée de sa demande de dommages-intérêts supplémentaire à ce titre.

Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile

La société Comptoir agricole, partie perdante, sera condamnée aux dépens de l'instance de renvoi.

En application de l'article 700 du code de procédure civile, la société Comptoire agricole sera déboutée de sa demande et condamnée à verser à la société Verallia la somme supplémentaire de 10 000 euros au titre de l'instance de renvoi.

PAR CES MOTIFS

La cour statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

Vu l'arrêt de la chambre commerciale, financière et économique du 31 mars 2021 pourvoi n°19-14.547 ;

La Cour statuant dans la limite de sa saisine,

Infirme le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société Saint Gobain Emballage aux droits de laquelle vient la société Verallia France de sa demande au titre de la rupture brutale de la relation commerciale établie avec la société Appro du Piemont, la société coopérative agricole Alsace Appro et la société coopérative agricole d'Appro du Piemont;

Statuant de nouveau de ce chef et y ajoutant,

Dit que la société Appro du Piemont, la société coopérative agricole Alsace Appro et la société coopérative agricole d'Appro du Piemont ont brutalement rompu la relation commerciale établie avec la société Verallia France et engagé leur responsabilité sur le fondement de l'article L.441-6, I, 5° du code de commerce dans sa version applicable au litige ;

Condamne la société Comptoir agricole d'achat et de vente, venant aux droits de la société Appro du Piemont, de la société coopérative agricole Alsace Appro et de la société coopérative agricole d'Appro du Piemont, à payer à la société Verallia France la somme de 196 994 euros à titre de dommages-intérêts ;

Déboute la société Verallia France du surplus de ses demandes ;

Condamne la société Comptoir agricole d'achat et de vente aux dépens de l'instance de renvoi qui seront recouvrés selon la procédure de l'article 699 du code de procédure civile ;

Condamne la société Comptoir agricole d'achat et de vente à payer à la société Verallia France la somme supplémentaire de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Rejette toute autre demande.