CA Aix-en-Provence, 2e ch., 13 septembre 2007, n° 05/23579
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Lancome Parfums Et Beauté & Cie (SNC)
Défendeur :
Argeville (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Simon
Conseillers :
M. Fohlen, M. Jacquot
Avoués :
SCP Liberas - Buvat - Michotey, SCP De Saint Ferreol-Touboul
Avocats :
Me Gilbey De Haas, Me Bruguier, Me Fehlmann
La S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie a commercialisé à partir d'octobre 1990 un parfum dénommé « Trésor » qu'elle décrit comme étant de la famille olfactive Fleuri Semi-Oriental, mélange de notes de tête et de c'ur, « d'abord envol de fleurs fraîches, roses et fleurs d'abricot intensifié par les senteurs poudrées de l'iris, du muguet et de l'héliotrope. Les notes de fond, ambre, santal et musc ' ». Une saisie a été pratiquée aux PAYS-BAS, le 12 décembre 2000, dans le cadre d'une contrefaçon de flacons du parfum « Trésor » avec leur emballage (34.704 emballages carton contenant des flacons de parfum « Trésor » ayant été saisis) permettant, sur requête de la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie en date du 27 novembre 2002, une saisie-contrefaçon descriptive opérée, le 16 décembre 2002, au sein de la S.A. ARGEVILLE à MOUGINS (06) qui avait fourni à la société hollandaise des concentrés de parfum portant deux références déterminées.
Par jugement contradictoire en date du 24 novembre 2005, Tribunal de Grande Instance de GRASSE a débouté la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie de ses actions dirigées contre la S.A. ARGEVILLE en « contrefaçon de droits patrimoniaux d'auteur » sur le parfum « Trésor » et en concurrence déloyale et l'a condamnée à payer à la S.A. ARGEVILLE la somme de 1.500 à titre de dommages-et-intérêts pour procédure abusive et celle de 2.000 au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
La S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie a régulièrement fait appel de cette décision dans les formes et délai légaux.
Vu les dispositions des articles 455 et 954 du nouveau code de procédure civile, dans leur rédaction issue du décret N° 98-1231 du 28 décembre 1998 ;
Vu les prétentions et moyens de la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie dans ses conclusions récapitulatives en date du 15 mars 2007 tendant à faire juger :
- que les fragrances, oeuvres de l'esprit, sont susceptibles de protection au titre des droits d'auteur,
- que la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie est titulaire de droits d'auteur sur le parfum « Trésor » pour l'avoir créé et distribué et pour l'avoir divulgué sous son nom au sens de l'article L. 113-1 code de la propriété intellectuelle,
- que la fragrance du parfum « Trésor » est originale, la S.A. ARGEVILLE à laquelle la charge de la preuve incombe, ne démontant pas l'absence d'originalité,
- que la S.A. ARGEVILLE s'est livrée à des actes de contrefaçon du parfum « Trésor » en fournissant à la société hollandaise Behnia Holland Cosmetics BV un « jus » reproduisant les caractéristiques de la fragrance « Trésor », ainsi que cela résulte de diverses études, analyses et « enquêtes de proximité/similarité »,
- que la S.A. ARGEVILLE a commis des actes de concurrence déloyale en reproduisant la coloration jaune orangée du parfum « Trésor » et en fournissant ce concentré de base à la société hollandaise Behnia Holland Cosmetics BV,
- que le montant des dommages-et-intérêts devra être chiffré, après instauration d'une mesure d'instruction et versement d'une provision de 50.000 ;
Vu les prétentions et moyens de la S.A. ARGEVILLE dans ses conclusions récapitulatives et d'appel incident en date du 19 avril 2007 tendant à faire juger :
- que le bénéfice de la protection au titre des droits d'auteur n'est pas accordé à un créateur de parfum qui est par nature « volatil, éphémère et changeant » et sujet à une perception olfactive très différenciée et subjective selon les individus,
- que l'élaboration d'un parfum relève uniquement du savoir-faire du parfumeur mis en œuvre pour le créer,
- que la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie n'est pas titulaire des droits d'auteur sur le parfum « Trésor »,
- que la fragrance « Trésor » de la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie n'est pas originale, le succès de sa commercialisation et la formule particulière de ses composants odoriférants étant inopérants pour caractériser l'originalité,
- que les analyses et tests effectués à l'initiative de la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie et concluant à « un rapprochement » entre les deux fragrances n'ont pas de force probante suffisante,
- qu'aucun acte de concurrence déloyale ne peut être imputé avec certitude à la S.A. ARGEVILLE dès lors que la coloration du « jus » livré à la société hollandaise Behnia Holland Cosmetics BV a été effectuée par les soins de cette dernière,
- qu'il convient de condamner la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie à des dommages-et-intérêts pour procédure abusive ;
L'ordonnance de clôture de l'instruction de l'affaire a été rendue le 25 mai 2007.
Attendu que selon l'article L. 113-1 du code de la propriété intellectuelle, la qualité d'auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l'œuvre est divulguée ; qu'en l'espèce, la S.A. ARGEVILLE ne fait pas la preuve contraire que la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie qui exploite commercialement le parfum « Trésor » depuis le mois d'octobre 1990, (exploitation réalisant sa divulgation), qu'une autre personne a revendiqué ou revendique la paternité du parfum « Trésor » et la qualité d'auteur du parfum considéré ;
Attendu que l'article L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle énonce le principe que les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination bénéficient d'une protection accordée par ledit code ; que l'article L 112-2 du même code se borne à faire une énumération non limitative des oeuvres de l'esprit au sens de l'article précédant instituant un principe général de protection ; qu'aucune catégorie ou aucun genre d'oeuvres de l'esprit ne peut donc être écarté en soi de la protection légale ; que toutes les oeuvres de l'esprit sont susceptibles de protection au titre des droits d'auteur dès lors qu'elles procèdent d'une démarche créatrice originale révélant la personnalité de leur auteur et sont l'aboutissement d'un travail de recherche spécifique et novateur et dès lors qu'elles empruntent une forme déterminable, individualisée, perceptible comme telle par le public ;
Attendu que s'agissant de la fragrance d'un parfum, la protection au titre des droits d'auteur doit être accordée dès lors que la fragrance est une œuvre/forme olfactive exprimant la créativité de son auteur, et est identifiable et appréhendable par le public, sans le nécessaire recours à une formule ou à une « recette », et dès lors que la fragrance est originale, c'est-à-dire dévoilant une caractéristique propre ou inédite, reflet de l'apport créatif de son auteur ;
Attendu qu'en l'espèce, la S.A. ARGEVILLE, pour dénier à la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie la possibilité de se prévaloir de la protection de son parfum « Trésor » au titre des droits d'auteur, ne peut donc se borner à soutenir que le processus d'élaboration des parfums exclut nécessairement la création d'une forme d'expression et que la fragrance d'un parfum procède de la simple mise en œuvre d'un savoir-faire ;
Attendu que le parfum « Trésor » est le résultat d'une démarche créative entreprise par la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie visant à la création d'une substance/forme olfactive aux propriétés particulières répondant à des critères ou à des goûts nouveaux par l'association et le dosage inédits d'essences ; que le développement de la forme olfactive dès lors qu'il n'est pas simple mise en œuvre du savoir-faire du parfumeur, mais fait appel à l'imaginaire de son auteur, exprime bien l'empreinte personnelle de ce dernier ; que le parfum « Trésor » qui est le fruit d'une combinaison originale et identifiable (aucune autre fragrance proche ne lui étant opposée pour nier son originalité) découlant d'une recherche approfondie pour associer des composants odoriférants, a été obtenu grâce à l'apport créatif de la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie ; que la « construction » complexe du parfum « Trésor » à partir d'accords inhabituels de notes florales de tête et de c'ur, ainsi que cela ressort des dossiers de presse spécialisée, est le résultat d'un véritable effort créatif à l'opposé d'une composition banale déclinant des associations déjà connues de composants odoriférants ;
Attendu que la preuve de la contrefaçon par la S.A. ARGEVILLE du parfum « Trésor » créé par la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie et protégé au titre des droits d'auteur est suffisamment rapportée ; que 1- des tests de proximité/similarité pratiqués sur un panel de consommateurs révélant qu'un grand nombre de ceux-ci confondent les deux fragrances comparées (c f les rapports : Dorset Développement et Pierre BREESE, ce dernier concluant que la fragrance développée par la S.A. ARGEVILLE « apparaît proche du parfum « Trésor » de la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie, sans pour autant être qualifiée de contrefaçon primaire » et que la ressemblance entre les deux fragrances est « supérieure à celle admise dans le milieu de la parfumerie de luxe » ) et 2- des analyses chromatographiques (c f l'analyse de Pierre BREESE concluant à 80 % de composants olfactifs communs ), outre 3- une « évaluation » par un « nez » établissent la proximité/ressemblance des fragrances qui est constitutive de la contrefaçon alléguée ; qu'il est à observer que le test de proximité/similarité fait apparaître que 72 % des sujets interrogés ont estimé que les deux fragrances comparées étaient « proches », ou « très proches » ou « totalement identiques » alors que la norme à ne pas dépasser pour deux fragrances « voisines » est de 31 % ; qu'au surplus, la S.A. ARGEVILLE a livré, au mois de novembre 1999, à la société hollandaise Behnia Holland Cosmetics BV deux futs de 75 litres de « jus » non coloré, références INCA AF 8452/AE et AF 8452 ; que dans les locaux de la société hollandaise Behnia Holland Cosmetics BV ont été saisis, le 12 décembre 2000, dans le cadre d'une procédure judiciaire de « commerce en parfums faisant l'objet de contrefaçon », « 34.704 emballages contenant des flacons de parfum, munis du nom déposé « Trésor » (conditionnés en carton de 72 unités) », outre des emballages non pliés au nom de parfum « Trésor », des jerrycans/bidons portant le nom de grands parfums, de grandes quantités de flacons vides, les factures établies par la S.A. ARGEVILLE concernant la livraison du « jus » incriminé' ; que le « jus » (concentré de base) livré à la société hollandaise Behnia Holland Cosmetics BV a été utilisé par celle-ci dans la fabrication des parfums contrefaisant le parfum « Trésor » ;
Attendu que la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie n'articule pas à l'appui de son action en concurrence déloyale des faits distincts de ceux allégués à l'appui de son action en contrefaçon ; que la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie ne peut invoquer la couleur distinctive : « jaune orangée » du parfum « Trésor » alors qu'il n'est pas établi que le concentré de base fourni par la S.A. ARGEVILLE à la société hollandaise Behnia Holland Cosmetics BV présentait le même coloris, la S.A. ARGEVILLE arguant, sans être démentie, qu'il n'était pas coloré ;
Attendu qu'il n'y a pas lieu d'instaurer une mesure d'instruction sur l'étendue du préjudice subi par la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie ; que le procès-verbal de saisie contrefaçon comporte la liste de tous les clients/destinataires du « jus » incriminé et la quantité de « jus » livré à la société hollandaise Behnia Holland Cosmetics BV ; qu'une expertise ne permettrait pas de déterminer 1- la quantité de « jus » utilisé pour reproduire le parfum « Trésor » et 2- le volume de ventes de flacons de parfum « Trésor » dont la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie a été privée (la clientèle qui a acheté le parfum reproduisant le parfum « Trésor » n'aurait pas nécessairement reporté son choix sur le parfum « Trésor ») ; qu'il y a lieu au vu des éléments produits au débat sur l'étendue du préjudice commercial et du préjudice résultant de l'atteinte aux droits d'auteur, de fixer à la somme de 24.000 le montant des dommages-et-intérêts réparant l'entier préjudice ; que des mesures d'interdiction et de publicité doivent être ordonnées pour assurer à la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie l'entière réparation de son préjudice ;
Attendu que l'équité commande de faire application de l'article 7OO du nouveau code de procédure civile ; que la partie tenue aux dépens devra payer à l'autre la somme de 5.000 au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;
La Cour, statuant par arrêt contradictoire, prononcé par sa mise à disposition au greffe de la Cour d'Appel d'AIX en PROVENCE à la date indiquée à l'issue des débats, conformément à l'article 450 alinéa 2 du nouveau code de procédure civile,
Reçoit l'appel de la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie comme régulier en la forme.
Au fond, réforme le jugement déféré en toutes ses dispositions.
Statuant à nouveau, dit recevable et bien fondée l'action de la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie engagée à l'encontre de la S.A. ARGEVILLE en contrefaçon des droits d'auteur dont la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie est titulaire sur le parfum « Trésor ».
Condamne la S.A. ARGEVILLE à porter et payer à la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie la somme de 24.000 à titre de dommages-et-intérêts avec intérêts au taux légal à compter du prononcé du présent arrêt et celle de 5.000 au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Fait interdiction à la S.A. ARGEVILLE de produire et commercialiser les fragrances deparfum référencées INCA AF 8452/AE et AF 8452 reproduisant la fragrance du parfum « Trésor », sous astreinte provisoire de 500 par infraction constatée.
Ordonne la publication de la présente décision dans deux journaux, périodiques ou revues professionnelles au choix de la S.N.C. Lancôme Parfums et Beauté & Cie et sans que le coût d'une insertion ne puisse excéder la somme de 2.500 , à la charge de la S.A. ARGEVILLE.
Condamne la S.A. ARGEVILLE aux entiers dépens de l'instance, dont distraction au profit de la S.C.P. d'Avoués Associés Pierre LIBERAS ' Robert BUVAT - Françoise MICHOTEY, sur son affirmation de droit, en application de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.