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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 6 septembre 2013, n° 11/02303

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Défendeur :

Institut National De l'Audiovisuel (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Aimar

Conseillers :

Mme Nerot, Mme Renard

Avocats :

Me Schmidt, Me Aubert Maguero, Me Chardin, Me Ouhioun

TGI Paris, 3e ch. sect. 1, du 11 janv. 2…

11 janvier 2011

Exposé des faits

Vu le jugement contradictoire du 11 janvier 2011 rendu par le tribunal de grande instance de Paris (3ème chambre 1ère section),

Vu l'appel interjeté le 7 février 2011 par madame Marie Christine D. veuve Ferre, mes demoiselles M. Ferre et Marie C. Ferre, et monsieur M. Ferre,

Vu les dernières conclusions des consorts F. appelants en date du 14 mai 2013,

Vu les dernières conclusions de l'institut National de l'Audiovisuel (INA), intimée en date du 22 mai 2013,

Vu la signification de la déclaration d'appel et des conclusions en date du 31 mai 2011 à Jean Paul V.,

Vu la signification de la déclaration d'appel et des conclusions en date du 31 mai 2011 à R. Sangla,

Vu l'ordonnance de clôture en date du 30 mai 2013,

Motifs

SUR CE, LA COUR,

Il est expressément renvoyé pour un plus ample exposé des faits de la cause et de la procédure à la décision entreprise et aux écritures des parties,

Il sera simplement rappelé que :

Monsieur L. Ferre, auteur, compositeur et interprète est décédé le 14 juillet 1993 en laissant pour lui succéder sa veuve, madame Marie Christine D. et ses enfants, mesdemoiselles M. et Marie C. Ferre et monsieur Mathieu J. Ferre.

Estimant que l'Institut National de l'Audiovisuel (INA) commercialisait, sans leur autorisation et depuis le 6 novembre 2008 un coffret vidéo intitulé D. comportant trois D. dont le D. 1 intitulé la Famille D. reproduisant des extraits choisis de trois interviews de Léo F. provenant de l'émission D. présentée par madame Denise G., diffusée par l ORTF les 10 mars 1965 intitulée Léo F....vide son sac et 22 octobre 1967 intitulée L. Ferré la mal aimé , réalisée par monsieur R. Sangla ainsi que celle du 7 juillet 1974 intitulée Léo F. ...vide ses poches', réalisée par monsieur Jean Daniel V., les consorts F. ont fait assigner le 12 décembre 2008, l'INA en violation des droits d'auteur moraux et patrimoniaux de L. Ferre ainsi que de son droit à l'image et de sa voix.

Suivant jugement dont appel, le tribunal a essentiellement :

- rejeté la fin de non recevoir soulevée par L'INA tirée du défaut de mise en cause de tous les co auteurs des interviews litigieuses,

- déclaré les consorts F. irrecevables en l'ensemble de leurs demandes,

- débouté l'INA de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive,

- dit n'y avoir lieu à ordonner l'exécution provisoire,

- condamné in solidum les consorts F. à payer à l'INA la somme de 8.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

En cause d'appel les appelants demandent essentiellement dans leurs dernières écritures du 14 mai 2013 de :

- confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté la fin de non recevoir soulevée par l'INA,

- le réformer pour le surplus,

- les déclarer recevables à agir,

- dire que L. Ferre est le co auteur avec madame G. et les réalisateurs des séquences filmées de chaque interview et dire que l'INA a commis des actes de contrefaçon par violation des droits d'auteur moraux et patrimoniaux de Léo F.,

- dire que l'INA a violé le droit à l'image et à la voix de L. Ferre,

- ordonner la communication par l'INA sous astreinte des documents permettant d'établir la masse contrefaisante,

- condamner l'INA à leur payer :

* une provision de 50.000 euros à valoir sur leur dommages et intérêts au titre de la contrefaçon des droits patrimoniaux,

#1 * 40.000 euros au titre de la violation du droit à l'image et à la voix de Léo F.,

* 8.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- ordonner des mesures d'interdiction, de publication.

Les consorts F. font valoir à cet effet que :

- depuis une dizaine d'années l'INA exploite les enregistrements audiovisuels de L. Ferre sans l'autorisation de ses ayants droit , ni contrepartie financière et s'est toujours refusée d'établir une convention générale régissant les enregistrements de L. Ferre et réglementant avec précision les conditions d'autorisation et de rémunération,

- quatre mois après l'assignation l'INA leur a adressé trois bulletins de salaire d'un montant respectif de 19,36 euros, de 0,88 euros et de 73,04 euros,

- l'exception d'irrecevabilité à agir pour défaut des mise en cause des co auteurs ne concerne que les droits patrimoniaux,

- les deux auteurs réalisateurs mentionnés sur le livret du coffret, messieurs R. Sangla et Jean Daniel V. ont été mis en cause,

- madame Denise G. décédée le 6 juin 1983, célibataire sans enfant n'a aucun héritier connu comme cela leur a été indiqué par la SACEM dont elle était membre,

- les oeuvres orales peuvent bénéficier de la protection du droit d'auteur,

#2 - le caractère très personnel des réponses données par le poète Léo F. à Denise G. lors de chacune des interviews de haut niveau reproduites dans le D. Discorama leur confère une originalité certaine,

- le tribunal a eu tort de refuser d'accorder la protection du droit d'auteur au motif qu'ils ne prouveraient pas que Léo F. a choisi les questions et la mise en forme de l'émission alors que selon l'analyse de ces interviews par le professeur H., universitaire, professeur de littérature française à l'université de Lille auteur de nombreux articles et ouvrages consacrés à Léo F., qu'il ont fait pratiquer, relève le caractère personnel original de la contribution de Léo F. à ces interviews, marquant l'empreinte de sa personnalité,

#3 - le professeur indique que ces interviewes constituent une oeuvre originale par la mise en spectacle : passant de la connivence à la réprobation, jouant sur tous les registres émotion, humour, agressivité, satire, lyrisme, par l'expression originale : formules percutantes, jaillissement de mots, par la puissance de la provocation : propos provocateurs sur le milieu de la chanson, par son regard, son témoignage sur ce milieu, par l'expression de son univers culturel : en citant les poètes qu'il admire, par l'expression de sa conception du monde : sa définition de l'anarchie, ses rapports avec l'argent et sur la dignité humaine,

- ces interviews sont révélatrices d'une personnalité riche et complexe, manifestée par ses formules, son langage,

- le choix de reproduire des propos de Léo F. est arbitraire et révélateur de leur originalité,

- les interviews sont préparées en commun par Denise G. et Léo F. et généralement une séance de préparation et de répétition est organisée avant le tournage entre les deux partenaires et un plan sommaire est mis au point, et les thèmes abordés définis par les deux partenaires,

- les trois interviews sont des oeuvre de collaboration au sens de l'article L. 113-2 et L. 113-3 du Code de la propriété intellectuelle,

- à la date de fixation de ces interviews entre 1965 et 1974 l'exploitation vidéo était impossible,

- les interviews étaient des oeuvres éphémères destinées à une seule diffusion et leur reproduction sur un support stable comme un D. n'était pas envisageable et le passage sur support D. modifie la destination première de l'oeuvre et supposait l'accord de l'auteur au titre de son droit de divulgation

#4 - le fait de tronquer l'oeuvre audiovisuelle que représentent les interviews filmées et de répartir des extraits sans l'accord de l'auteur ou des ayants droit porte atteinte au respect de l'oeuvre et supposait à tout le moins un pouvoir de contrôle des héritiers titulaires du droit moral,

- la mission de conservation et d'exploitation confiée à l'INA ne lui confère pas de plein droit la tutlarité des droits d'auteur et des droits voisins des enregistrements dont elle est le propriétaire du support matériel,

- l'INA ne peut se prévaloir du droit de citation, la loi ne permettant pas le morcellement de l'oeuvre alors que la citation suppose que l'oeuvre préexistante soit citée comme accessoire d'une autre oeuvre, ce qui n'est pas le cas en l'espèce,

- les trois interviews filmées reproduites dans le D. reproduisent l'image et la voix de L. ferré et leur utilisation purement commerciale n'a pas été autorisée par ses ayants droit.

L'Institut National de l'Audiovisuel s'oppose aux prétentions des appelants, et pour l'essentiel, demande incidemment dans ses dernières écritures du 22 mai 2013 de :

- confirmer le jugement en ce qu'il a déclaré les consorts F. irrecevables en leur demandes,

- y ajoutant, condamner in solidum les appelants à lui payer la somme de 15.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Il expose à cet effet que :

#5 - par l'effet des lois des 7 août 1974, 29 juillet 1982 et 30 septembre 1986, les droits de l'ORTF et des sociétés de programme qui lui ont succédé, sur les émissions qu'ils ont produites ou diffusées, ont été transférés à l'institut national de l'audiovisuel qui s'est vu confier par le législateur la double tâche de conserver leurs archives et de les exploiter,

- l'INA se trouve aux droits de l'ORTF sur une série d'émissions de télévisons intitulées D. produites et diffusées par l'ORTF entre 1959 et 1975,

- le 4 novembre 2008 l'INA et la société TF1 vidéo ont conclu un contrat de distribution de vidéogrammes prévoyant la commercialisation sous forme de D. d'extraits des émissions D. et dans ce cadre a commercialisé le 6 novembre 2008 le D. litigieux,

- les interviews dont s'agit ne sont pas des oeuvres protégées au sens du code de la propriété intellectuelle car il s'agit de simples conversations entre Denise G. et Léo F. aux cours desquelles sont évoqués des éléments banaux de la vie d'homme et d'artiste de Léo F., qui portent notamment sur ses goûts, sur sa vie quotidienne, sur ses relations avec sa maison de disques ou avec d'autres artistes,

#6 - le choix des questions est commandé par l'actualité de l'artiste,

- les avis du professeur H. doivent être écartés en ce qu'ils sont péremptoires et peu objectifs,

- s'il devait être jugé que les trois interviews sont des oeuvres, les seuls auteurs de celles ci en seraient le réalisateur des émissions et Denise G. la conceptrice de l'émission,

- Léo F. n'est aucunement intervenu dans la conception des interviews et n'a pas participé au travail du réalisateur,

- dans l'hypothèse où la cour qualifierait d'oeuvre de l'esprit ces trois interviews, celle ci seraient alors des oeuvres de collaboration au sens de l'article L 113-3 du code de la propriété intellectuelle, qui nécessite sous peine d'irrecevabilité de mettre en cause l'ensemble des auteurs de cette oeuvre,

- faute d'avoir mis l'ensemble de ces co auteurs, soit les ayants droit de madame G. ou de produire un document justifiant que sa succession serait vacante, les appelants sont irrecevables en leur demande,

- subsidiairement, Léo F. s'étant prêté aux trois interviews filmées et ayant autorisé leur diffusion auprès du public, il a épuisé son droit de divulgation alors que le droit de divulgation d'une oeuvre audiovisuelle n'appartient qu'à son réalisateur,

#7 - dans les extraits reproduits les questions posées et l'intégralité des réponses de Léo F. sont reproduites de sorte qu'il n'a pas été

porté atteinte à l'intégralité des interviews en ne les reproduisant pas intégralement,

- le droit d'agir pour le respect de la vie privée et la protection du droit à l'image s'éteint au décès de la personne concernée seule titulaire de ses droits.

*****

Aux termes de l'article L. 113-3 du code de la propriété intellectuelle le coauteur d'une uvre, comme en l'espèce, de collaboration dont la nature n'est pas contestée par les parties, qui prend l'initiative d'agir en justice pour la défense de ses droits patrimoniaux est tenu, à peine d'irrecevabilité de la demande de mettre en cause les autres auteurs de cette uvre.

Les appelants ont mis en cause messieurs R. Sangla et Jean Daniel V. réalisateurs. Par courrier du 20 novembre 2008, la SACEM, dont madame G. était membre a indiqué au conseil des appelants que la succession de madame Denise G., décédée le 6 juin 1983 n'a jamais été régularisée par ses éventuels héritiers qui ne sont jamais manifestés ; celle ci célibataire, sans enfant n'a pas d'héritier connu de sorte qu'il ne peut être fait grief aux appelants de ne pas les avoir mis en cause alors qu'en toute hypothèse ils sont recevables à agir au titre du droit moral de Léo F. et c'est donc à bon droit que le tribunal a rejeté la fin de non recevoir soulevée de ce chef.

Aux termes de l'article L 112-2 du code de la propriété intellectuelle les uvres orales peuvent bénéficier de la protection du droit d'auteur, sans autre formalité, comme toutes uvres autres de l'esprit, dès lors qu'elles présentent un caractère original.

Les appelants, à qui la preuve incombe, sont tenus de justifier que Léo F. a acquis la qualité d'auteur de l'œuvre télévisuelle portant sur trois de ses interviews auxquelles Denise G. a procédé sous la réalisation de R. Sangla et de Jean Daniel V..

Cependant ils n'établissent pas que Monsieur Léo F. qui s'est prêté à trois interviews filmées pour être diffusées à la télévision dans le cadre d'une émission intitulée D. s'était réservé le droit d'agir ou d'intervenir dans la conception de cette uvre, qu il a donné des directives précises quant au déroulement des interview et avoir contribué à l'écriture des questions et à leur progression.

#8 Il apparaît au contraire de l'audition du D. litigieux qu'il n'a fait que répondre aux questions de madame G., préparées et choisies par elle.

La personnalité de l'interviewé ressort grâce aux questions préparées et choisies de l'interviewer, ses silences, grâce au choix opéré par le réalisateur dans ses prises de vue pour lui conférer un caractère intimiste et faire ressortir l'émotion de l'interviewé.

L'aspect personnel des réponses de Léo F. sur ses avis et provocations ne caractérisent pas l'originalité de l'interview dont la structure et la réalisation sont le fruit de l'intervieweur et du réalisateur.

Monsieur Léo F. n'est pas intervenu sur le montage puisque dans la première interview où il pleure et demande que cette séquence soit supprimée sera néanmoins conservée, ce qu'il reprochera à madame G. dans sa troisième interview.

Il s'est d'ailleurs montré déstabilisé par certaines questions ce qui démontre l'absence de préparation de l'interview ; cette absence d'intervention préalable sur le déroulement de l'interview ressort également de l'improvisation de ses réponses aux questions qu'il n'avait manifestement pas choisies.

Il s'ensuit qu'à défaut de justifier de la qualité d'auteur de L. Ferré les appelants sont irrecevables en leurs demandes de contrefaçon de ses droits moral et patrimoniaux et c'est à bon droit que le tribunal a rejeté leurs demandes sur ce motif.

Le droit d'agir pour le respect de sa vie privée et la protection de son droit à l'image s'est éteint au décès de Léo F. seul titulaire de ces droits personnels. C'est donc également à bon droit que le tribunal a déclaré les ayants droit de Léo F. irrecevables en leurs demandes formées à ce titre.

L'équité commande d'allouer à l'intimé la somme de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et de rejeter la demande formée à ce titre par les appelants.

Les dépens resteront à la charge in solidum des appelants qui succombent et seront recouvrés par les avocats de la cause dans les conditions de l'article 699 du code de procédure civile.

Dispositif

PAR CES MOTIFS,

Confirme le jugement en toutes ses dispositions,

Y ajoutant,

Condamne in solidum les appelants à payer à l'intimé la somme de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne in solidum les appelants aux entiers dépens qui seront recouvrés par les avocats de la cause dans les conditions de l'article 699 du code de procédure civile.