CA Paris, 1re ch. H, 19 décembre 2000, n° 2000/14483
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Albiger (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Conseillers :
M. Perie, M. Savatier
Avoués :
SCP Valdelievre-Garnier, SCP Teytaud
Avocats :
Me Djehane, Me Pisani, Me Pasturel
Statuant en application du décret n 96-869 du 3 octobre 1996 relatif aux recours exercés devant la Cour d'Appel de PARIS contre les décisions du Conseil des marchés financiers ;
Après avoir entendu les conseils des parties et du Conseil des marchés financiers, le représentant de la Commission des opérations de bourse en ses observations et examiné celles du Ministère Public, les requérants ayant eu la possibilité de répliquer en dernier ;
Le 18 juillet 2000, la société Neptune qui détient 97,19 % du capital et des droits de vote de la Société Commerciale d'Eaux du Bassin de Vichy (SCBV) a présenté, en application des articles 5-6-3 et 5-7-1 du règlement général du Conseil des marchés financiers (CMF), un projet d'offre publique de retrait suivie d'un retrait obligatoire visant les actions de cette dernière détenues par le public au prix unitaire de 370 euros.
Par décision n 200 C 1202 du 27 juillet 2000, le CMF a déclaré ce projet recevable. A l'appui du rapport d'évaluation réalisé par le CCF Chaterhouse pour le compte de Neptune, de l'avis de l'expert indépendant et des notes échangées avec la société Tocqueville Finance (actionnaire minoritaire), le CMF a déclaré ce projet recevable.
Contestant l'estimation faite des actions de la SCBV, le 3 août 2000, 32 actionnaires minoritaires de SCBV, détenant 1% du capital et des droits de vote, ont formé un recours en annulation et en réformation de la décision du CMF.
Le 9 août 2000, le CMF a reporté la mise en oeuvre du retrait obligatoire et prolongé corrélativement l'offre publique de retrait sous la forme d'une centralisation des ordres, suspendant ainsi la cession sur le marché des titres de SCBV.
Vu le mémoire déposé le 4 septembre 2000 par 32 actionnaires minoritaires de la SCBV tendant, d'une part, à la production par la SCBV du montant du free cash flow qu'elle a dégagé en 1999, du coût réel de ses capitaux prêtés à l'initiatrice du retrait obligatoire ainsi que de la valeur actualisée des flux futurs à partir du free cash flow 1999 et du coût réel du capital, d'autre part, à l'annulation de la décision déférée ; subsidiairement, à la réformation de cette décision en ce qu'elle a déclaré recevable le projet d'offre publique de retrait suivie d'un retrait obligatoire moyennant une indemnité calculée uniquement sur des prévisions ni vérifiées ni certifiées fournies par l'initiateur ;
Vu le mémoire déposé le 29 septembre 2000 par la société Neptune tendant à la confirmation de la décision et au rejet du recours ;
Vu le mémoire en date du 29 septembre 200 de la SCBV concluant aux mêmes fins ;
Vu les observations du CMF en date du 11 octobre 2000 et de la Commission des opérations de bourse (COB) du 20 octobre 2000 visant au rejet du recours des actionnaires minoritaires ;
Ouï les observations du ministère public concluant au rejet du recours aux motifs, d'une part, que la démarche suivie par le CMF relève d'une application objective des principes réglementaires et jurisprudentiels en matière d'offre publique de retrait, et, d'autre part, que les moyens des requérants sont insuffisants pour remettre en cause la décision de recevabilité de l'offre ;
SUR QUOI, LA COUR,
Considérant qu'en vertu de l'article 33, 4°, de la loi du 2 juillet 1996, "Afin d'assurer l'égalité des actionnaires et la transparence des marchés, le règlement général du Conseil des marchés financiers fixe (...) les conditions dans lesquelles, à l'issue d'une procédure d'offre ou de demande de retrait, les titres non présentés par les actionnaires minoritaires, dès lors qu'ils ne représentent pas plus de 5 % du capital ou des droits de vote, sont transférés aux actionnaires majoritaires à leur demande, et les détenteurs indemnisés ; l'évaluation des titres effectuée selon les méthodes objectives pratiquées au cas de cession d'actifs tient compte, selon une pondération appropriée à chaque cas, de la valeur des actifs, des bénéfices réalisés, de la valeur boursière, de l'existence de filiales et des perspectives d'activité. L'indemnisation est égale, par titre, au résultat de l'évaluation précitée ou, s'il est plus élevé, au prix proposé lors de l'offre ou la demande de retrait" ;
Considérant qu'il résulte de ces dispositions que le Conseil des marchés financiers, compétent pour se prononcer sur la recevabilité d'une telle offre, doit apprécier si l'initiateur propose une indemnisation juste et équitable des actionnaires minoritaires, résultant de l'évaluation pertinente de la société par application de critères connus, exacts, objectifs, significatifs et multiples, même s'ils ne sont pas prévus par le législateur dès lors qu'ils sont de nature à conduire à une estimation légitime de l'entreprise ;
Considérant que le CCF Chaterhouse et l'expert indépendant ont retenu 3 méthodes d'évaluation, à savoir : l'actualisation des flux de trésorerie, la méthode des comparaisons boursières et celle des transactions comparables ;
Sur le free cash flow
Considérant qu'en premier lieu, les actionnaires minoritaires critiquent l'application du critère de l'actualisation des flux de trésorerie, en soutenant, d'une part, que cette méthode occulte la prise en compte des résultats en forte progression de 1999, d'autre part, que les résultats sur lesquels les estimations pour 2000 se sont basées n'ont été ni contrôlés ni certifiés ; qu'en second lieu, ils demandent la production du montant du free cash flow dégagé en 1999, du coût réel de ses capitaux prêtés à l'initiatrice du retrait obligatoire ainsi que de la valeur actualisée des flux futurs à partir du free cash flow 1999 et du coût réel du capital ;
Mais considérant, d'une part, que la méthode de l'actualisation des flux de trésorerie consistant à actualiser les flux de trésorerie disponibles dégagés par l'exploitation courante permet de prendre en compte l'ensemble des paramètres de croissance et de rentabilité propres à la société, en intégrant les perspectives de l'entreprise ; que cette méthode, associée à des critères complémentaires, est couramment utilisée pour l'évaluation des entreprises ;
Considérant qu'en l'espèce, CCF Chaterhouse a procédé à une analyse financière des comptes des exercices 1995, 1996, 1997, 1998 et 1999 pour établir un plan à moyen terme et les prévisions en découlant ; que, dans cette perspective, l'évaluateur était fondé à ne pas prendre en compte le cash flow pour 1999 dès lors que les caractéristiques de l'exploitation pendant cet exercice en faisaient une année particulière, atypique en raison d'un changement de la matière première utilisée pour la fabrication des bouteilles, ayant entraîné une diminution des dotations aux amortissements et le cours de cette matière se trouvant alors en bas de cycle, pour remonter dès l'année 2000 ;
Considérant, d'autre part, qu'il n'appartient pas au CMF de vérifier la sincérité des données comptables émanant de l'expropriant aux fins d'évaluation des actions ; qu'en outre, le coût réel du capital pour l'initiatrice du retrait obligatoire est étranger à l'actualisation des flux futurs ; que la demande d'injonction à la SCBV de production de résultats et d'informations sera donc rejetée ;
Sur la méthode des comparaisons boursières et celle des transactions comptables
Considérant que les actionnaires minoritaires font valoir, en premier lieu, que le choix des deux méthodes complémentaires, à savoir celle des comparaisons boursières et celle des transactions comparables conduit à n'utiliser qu'un seul et même multiple VE/EBIT et contrarie l'exigence réglementaire de l'approche multi-critères, en second lieu, que les deux évaluateurs ne donnent aucune indication ni référence de sources concernant les éléments pris comme échantillon de comparaison et ont retenu dans le calcul de l'EBIT non pas les résultats de 1999 mais les estimations pour 2000 ;
Mais considérant que l'utilisation par les évaluateurs d'un même ratio (VE/EBIT) afin de calculer deux éléments de comparaison ayant des objets et des finalités différentes ne peut être qualifiée d'analyse mono-critère ; qu'en effet, la méthode des comparaisons boursières conduit à reconstituer la valeur d'une société à partir de multiples constatés sur un échantillon de sociétés de taille et d'activités comparables, tandis que le procédé des transactions comparables vise à reconstituer la valeur d'une société à partir de multiples constatés sur un échantillon de transactions récentes intervenues sur des sociétés d'activité et de caractéristiques comparables ;
Considérant que les résultats de 1999 ont un caractère exceptionnellement bon et ne reflètent pas de manière objective la santé économique et financière de la SCBV ; que, ces résultats ne pouvant dès lors être regardés comme pertinents, l'évaluateur et l'expert indépendant ont pu justement les écarter pour établir les données prévisionnelles en retenant un taux de croissance réaliste, une dégradation de la marge liée au renchérissement de la nouvelle matière première et un niveau élevé de dépenses de communication dans le cadre de la politique de redynamisation de la marque Vichy Saint Yorre ;
Considérant qu'il s'ensuit que les critères retenus sont pertinents ; Sur l'omission de la prise en compte de la transaction de 1993
Considérant qu'en 1993, les actions de la SCBV ont été acquises par la société Neptune au prix de 3110 francs par action ;
Considérant que les méthodes d'évaluation des actions doivent tenir compte de critères pertinents au regard de l'entreprise cible et du marché sur lequel cette dernière évolue ;
Considérant que les actionnaires minoritaires prétendent que la transaction de 1993 et le prix de l'action alors chiffré à 3110 francs nécessitent d'être pris en compte parmi les éléments d'appréciation du prix des actions dans la présente offre de retrait suivie d'un retrait obligatoire aux motifs, en premier lieu, que la situation financière de la SCBV ne s'est pas dégradée mais au contraire améliorée (augmentation du chiffre d'affaires de 5% à 8% entre 1995 et 1999 ; augmentation de 7 % à 12 % du ratio Revenu d'exploitation / CA entre 1995 et 1999), en second lieu, que la marque Vichy Saint Yorre sous laquelle la SCBV commercialise ses eaux jouit toujours d'une très forte identité et, enfin, que le nombre de cols vendus ne cesse de progresser, et ce, malgré un prix de vente élevé et une concurrence exacerbée ;
Mais considérant, d'une part, que l'année 1999 prise comme référence pour calculer l'évolution du CA et du Revenu d'exploitation / CA n'est pas une année significative au regard de la santé financière de l'entreprise ; que ses résultats en hausse ne sont pas pertinents en l'absence de chiffres en valeurs absolues ; que la situation financière de l'entreprise s'est au contraire dégradée puisque le chiffre d'affaires pour 1999 s'est élevé à 446 millions de francs, alors qu'il s'établissait à 560 millions de francs en 1994, et que la marge bénéficiaire est passée de 24,5 % à 12 % ;
Considérant, d'autre part, que le positionnement de la SCBV sur le marché s'est vu modifié par l'arrivée de nouveaux entrants, que la concurrence s'est exacerbée avec le développement des marques de distributeurs réduisant ainsi la part de marché de la marque Saint Yorre, malgré une identité toujours forte dans l'esprit des consommateurs ; qu'il s'ensuit que la transaction de 1993 ne peut être regardée comme un critère pertinent d'évaluation du prix des actions au jour de la présente offre publique de retrait suivi d'un retrait obligatoire ; que le moyen doit, dès lors, être écarté ;
Sur la non-application du ratio VE/CA
Considérant que les requérants critiquent la non-utilisation du ratio Valeur Entreprise / CA, alors pourtant que ce critère serait usuellement retenu dans le secteur de la distribution et qu'il valoriserait l'action SCBV ;
Mais considérant que les requérants ne démontrent pas la pertinence de l'exploitation du ratio VE / CA et son caractère approprié à l'évaluation des actions Saint Yorre ; qu'ils n'établissent pas que l'utilisation de ce ratio par des entreprises comparables à la SCBV, qui n'intervient pas exclusivement dans le secteur de la distribution, serait usuelle ni que ce critère serait nécessaire à l'évaluation des actions de la SCBV ; qu'il s'ensuit que ce critère ne peut être regardé comme indispensable et pertinent ; que, par suite, le moyen est inopérant ;
Considérant que de l'ensemble de ces éléments il suit que les critères retenus sont à la fois pertinents et suffisants pour permettre l'évaluation équitable et légitime de l'entreprise, et qu'ils sont satisfont tant à l'intérêt général du bon fonctionnement du marché qu'à l'exigence de loyauté des transactions ; que le recours sera donc rejeté ;
PAR CES MOTIFS
Rejette le recours formé par les actionnaires minoritaires de la Société Commerciale d'Eaux du Bassin de Vichy contre la décision n 200 C 1202 du 27 juillet 2000 du Conseil des marchés financiers ;
Met les dépens à la charge des requérants.