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Décisions

Cass. com., 5 octobre 2022, n° 21-12.250

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rémery

Rapporteur :

Mme Barbot

Avocat général :

Mme Guinamant

Avocats :

SCP Thomas-Raquin, Le Guerer, Bouniol-Brochier, SCP Bénabent, SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, SCP Ohl et Vexliard, SCP Piwnica et Molinié

Dijon, du 17 déc. 2020

17 décembre 2020

Faits et procédure

1. Selon les arrêts attaqués (Dijon, 5 février 2019 et 17 décembre 2020), la société Entreprise dijonnaise (la société ED), détenue par la société holding [G] et [U] [N] (la société BRG), avait pour dirigeants MM. [N], président du conseil d'administration et directeur général, et [I], directeur général délégué.

2. Le 10 juin 2014, la société holding Carpe Diem, dirigée par M. [X], a fait l'acquisition des parts sociales de la société ED, M. [X] devenant président directeur général de celle-ci, tandis que MM. [N] et [I] démissionnaient de leurs fonctions.

3. Le 28 novembre 2014, M. [X] a déclaré la cessation des paiements de la société ED qui, par un jugement du 2 décembre 2014, a été mise en redressement judiciaire, la date de cessation des paiements étant fixée au 31 décembre 2013.

4. Le 3 avril 2015, l'administrateur judiciaire a assigné la société ED, MM. [N] et [I], en leur qualité d'anciens dirigeants de la société débitrice, et la société BRG en report de la date de cessation des paiements au 2 juin 2013.

5. La procédure collective ayant été convertie en liquidation judiciaire le 24 avril 2015, le liquidateur de la société ED, M. [T], a repris cette action.

6. Le 15 avril 2016, M. [N] a appelé en intervention forcée, à l'instance en report, M. [Z] et la société RGA expertise & audit (la société RGA), en leur qualité de commissaires aux comptes de la société débitrice, la société Cléon Martin Broichot et associés (la société Cléon), en qualité d'expert-comptable de la société débitrice, M. [L], en qualité de conciliateur puis de mandataire ad hoc de la société débitrice, afin que le jugement leur soit déclaré opposable. La jonction des procédures a été ordonnée.

7. Un jugement du 31 janvier 2017 a, notamment, déclaré irrecevables ces interventions forcées et rejeté la demande de report de la date de cessation des paiements.

8. La société ED a relevé appel principal de ce jugement, en intimant son liquidateur, M. [N], la société BRG, la société [E] [H] en qualité de mandataire judiciaire de cette dernière, et le ministère public.

9. Sur cet appel principal, le liquidateur a formé un appel incident et M. [N] un appel provoqué, après que ce dernier a de nouveau assigné en intervention forcée les personnes ci-dessus nommées, afin que la décision à intervenir leur soit rendue commune et opposable.

10. Le liquidateur a également relevé appel principal de ce jugement, en intimant la société débitrice ED, M. [N], ainsi que la société BRG et son mandataire judiciaire, la société [E] [H], qui est devenue la société MJ associés puis a été nommée en qualité de commissaire à l'exécution du plan de cette société.

11. Les deux procédures d'appel ont été jointes.

12. Le premier arrêt attaqué, infirmant une ordonnance du conseiller de la mise en état, déclare recevables l'appel principal formé par la société ED, les appels incident et provoqué consécutifs à cet appel, et l'appel principal formé par le liquidateur de cette société.

13. Le second arrêt attaqué, infirmant le jugement entrepris, reporte la date de cessation des paiements de la société ED au 2 juin 2013.

Examen des moyens

Sur le deuxième moyen et sur le troisième moyen, pris en ses cinquième, sixième et septième branches, ci-après annexés

14. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens, qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Mais sur le premier moyen

Enoncé du moyen

15. M. [N], la société BRG et le commissaire à l'exécution du plan de celle-ci font grief au premier arrêt de déclarer recevables l'appel principal formé par la société ED et, en conséquence, celui interjeté par le liquidateur de cette société et ceux incident et provoqué consécutifs à l'appel principal, alors « que le débiteur en procédure collective, qui ne peut agir à titre principal pour faire fixer la date de la cessation des paiements, ne dispose que d'un droit propre à défendre à une action en report de la date de cessation des paiements ; que si ce droit propre inclut celui de faire appel du jugement ayant statué sur une demande de report, il ne permet pas au débiteur de faire appel de la décision ayant rejeté l'action en report de la date de cessation des paiements, un tel appel ne permettant pas de défendre à l'action ; qu'en retenant en l'espèce que la société Entreprise dijonnaise était recevable à interjeter appel du jugement ayant débouté le liquidateur judiciaire de sa demande de report de la date de cessation des paiements, en vertu de son droit propre à défendre à cette action, cependant que ladite action ayant été rejetée par le jugement de première instance, cet appel ne permettait en conséquence pas à la société Entreprise dijonnaise de mettre en oeuvre son droit propre à défendre à une telle action, la cour d'appel a violé l'article L. 631-8 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 631-8 et L. 641-5 du code de commerce :

16. Selon ces textes, seuls ont qualité à agir en report de la date de cessation des paiements l'administrateur, le mandataire judiciaire ou le liquidateur, ou le ministère public, à l'exclusion du débiteur, qui ne peut donc agir à titre principal à cette fin et ne dispose, lorsqu'il est mis en liquidation judiciaire, que d'un droit propre à défendre à l'action. Il en résulte que le débiteur ne peut former un appel principal contre un jugement qui rejette la demande de report de la date de cessation des paiements formée par l'une des parties qui a qualité pour ce faire.

17. Pour déclarer recevable l'appel principal formé par la société ED, le premier arrêt retient qu'il résulte du jugement entrepris que cette société n'a pas défendu à l'action en report de la date de cessation des paiements intentée par son liquidateur, de sorte qu'elle est recevable, en vertu de son droit propre à défendre à une telle action, à interjeter appel de ce jugement.

18. En statuant ainsi, alors qu'elle relevait que le jugement frappé d'appel par la société débitrice avait rejeté la demande de report de la date de cessation des paiements formée par son mandataire puis reprise par son liquidateur, peu important que la débitrice, régulièrement appelée en cause, n'ait pas comparu en première instance, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Et sur le troisième moyen, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

19. M. [N], la société BRG et le commissaire à l'exécution du plan de celle-ci font grief au second arrêt de reporter au 2 juin 2013 la date de cessation des paiements de la société ED et de les condamner à payer à cette dernière et à son liquidateur des indemnités de procédure, alors « que la cessation des paiements est l'impossibilité de faire face au passif exigible avec son actif disponible ; que cette impossibilité doit être précisément caractérisée à la date de la cessation des paiements retenue, le juge devant se fonder sur des éléments contemporains de cette date, sans pouvoir justifier sa décision au regard d'un état du passif exigible et de l'actif disponible soit antérieur, soit postérieur à la date retenue ; qu'en l'espèce, pour reporter la date de la cessation des paiements de la société Entreprise dijonnaise au 2 juin 2013, soit dix-huit mois avant le jugement d'ouverture de la procédure du 2 décembre 2014, la cour d'appel s'est fondée sur l'état du passif exigible et de l'actif disponible de la société débitrice au 31 décembre 2012, en relevant notamment que "concernant la situation de l'actif réalisable et du passif exigible de la seule société ED" "au 31 décembre 2012", "l'actif réalisable s'établissait à 10 574 K euros pour un passif exigible de 13 355 K euros, soit une insuffisance d'actif circulant de - 2 781 K€", qu'"il existe une situation financière obérée à fin 2012" et que "la situation de ED était irrémédiablement compromise dès le 31 décembre 2012 et qu'elle se trouvait en état de cessation des paiements dès le 30 juin 2013" ; qu'en concluant qu' "il résulte de l'ensemble de ces éléments qu'à tort les premiers juges ont rejeté la demande de report de la date de cessation des paiements formée par M. [T] ès qualités, et qu'il convient de faire droit à cette requête en fixant cette date du 2 juin 2013", sans jamais indiquer quels étaient l'actif disponible et le passif exigible de la société Entreprise dijonnaise à la date du 2 juin 2013, et en déduisant l'état de cessation des paiements de l'entreprise d'éléments non contemporains de la date retenue, et en outre majoritairement antérieurs aux mesures de restructuration mises en oeuvre par M. [N] dès le second semestre 2012 et durant tout le premier semestre 2013, avec notamment la conclusion d'un protocole d'accord constaté par ordonnance du président du tribunal de commerce de Dijon du 7 mai 2013, à l'issue d'une procédure de conciliation, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 631-1 et L. 641-1 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 631-1, alinéa 1er, L. 631-8, alinéa 2, et L. 641-1, IV du code de commerce :

20. Il résulte de la combinaison de ces textes que la date de cessation des paiements, qui est fixée en liquidation judiciaire comme en matière de redressement judiciaire, ne peut être reportée qu'au jour où le débiteur était déjà dans l'impossibilité de faire face à son passif exigible avec son actif disponible. Le juge saisi d'une demande de report doit donc, pour apprécier cette situation, se placer, non au jour où il statue, mais à celui auquel est envisagé le report de la date de cessation des paiements.

21. Pour reporter la date de cessation des paiements de la société ED au 2 juin 2013, le second arrêt, après avoir reproduit une partie des constatations figurant dans le rapport établi par M. [W], technicien désigné par le juge-commissaire, constate, d'abord, que, selon ce technicien, la situation de la société débitrice était irrémédiablement compromise dès le 31 décembre 2012 et que cette société se trouvait en état de cessation des paiements dès le 30 juin 2013, que les trois moratoires successifs accordés par la CCSF en avril 2013, janvier 2014 et juin 2014 ont eu pour seule conséquence une augmentation régulière des dettes fiscales et sociales, dans la mesure où le premier moratoire a permis de geler 1 418 000 euros de dettes qui ont atteint 1 780 000 euros en juin 2014, et où l'échéance de 100 000 euros qui devait être versée en mars 2014 n'a pas été honorée, ce qui confirme l'état de cessation des paiements.

22. L'arrêt constate, ensuite, au vu du rapport établi le 21 octobre 2013 par le cabinet Grant Thornton, que ce dernier conclut qu'il existait une situation financière obérée à fin de l'année 2012, que la dégradation s'est accentuée au premier semestre 2013 avec des fonds propres négatifs de 1,5 millions d'euros, et que « de fait la société pourrait se trouver en état de cessation des paiements en cas de mise en demeure de régler des dettes sociales échues (0,6 millions hors CCSF au 30 juin 2013) et/ou de dettes fournisseurs échues estimées à 1,2 millions d'euros (ce point restant à parfaire). »

23. L'arrêt retient, en outre, que M. [W] ne s'est pas contenté d'une simple analyse des pièces comptables de la société ED, puisqu'il joint à son rapport un document interne portant sur la trésorerie réelle jusqu'à fin mai 2012 et faisant apparaître, déjà en janvier 2012, un retard de paiement des fournisseurs de 584 000 euros et de 1 255 000 euros en mai 2012, ce qui semble corroborer les conclusions du cabinet Grant Thornton. L'arrêt ajoute que M. [W] a détaillé l'ensemble des assignations et relances adressées à la société débitrice au cours du second semestre 2012, ces procédures portant sur 440 321,92 euros et concernant des factures datées de mars à décembre 2012, et qu'il a également analysé les mises en demeure, relances, traites et chèques rejetés au cours du premier semestre 2013 concernant des fournisseurs impayés depuis plusieurs mois pour un montant total de 624 663,06 euros. L'arrêt précise encore que M. [W] s'est livré à l'analyse de l'évolution des dettes fiscales et sociales de la société ED, ce dont il ressort notamment qu'en 2013, les précomptes salariaux n'étaient pas payés à leur date d'exigibilité, que les soldes dûs à l'URSSAF, échus depuis plusieurs mois, atteignaient 971 000 euros le 30 avril 2013 et 826 000 euros le 31 mai suivant, les échéanciers accordés n'étant pas respectés, et que l'URSSAF a déclaré au passif une créance de 1 520 000 euros, dont 521 000 euros correspondent à des dettes antérieures au mois de juin 2013 et impayées au jour de l'ouverture de la procédure collective.

24. L'arrêt retient par ailleurs que, s'agissant des concours bancaires invoqués par M. [N] et la société BRG, le cabinet Grant Thornton relève que, dès la fin de 2012, la trésorerie de la société ED était proche du maximum autorisé, soit de 2 millions d'euros, qu'au 30 juin 2013, les retards de règlement atteignaient 2 678 000 d'euros, que concernant les avances de trésorerie consenties par OSEO sur les chantiers publics, notamment pour un montant de 346 000 euros au cours du seul second trimestre 2013, le seul fait que la société ED les ait sollicitées est symptomatique d'un état de cessation des paiements, puisqu'elles ne s'expliquent que par une recherche de trésorerie, et que s'agissant, enfin, des fonds provenant de la vente du siège social de la société ED, M. [N] et la société BRG indiquent eux-mêmes que cette dernière a remis à la société débitrice la somme totale de 985 000 euros, ce qui lui a permis de procéder à divers paiements de dettes, de sorte que ces fonds ne constituent plus un actif disponible.

25. L'arrêt retient, enfin, que le fait que la société ED ait bénéficié d'aides postérieurement au mois de juin 2013 et de procédures de conciliation, y compris en juillet 2014, est indifférent.

26. L'arrêt déduit de l'ensemble de ces éléments qu'il convient de reporter la date de cessation des paiements au 2 juin 2013.

27. En statuant par de tels motifs, impropres à caractériser l'état de cessation des paiements à la date du 2 juin 2013 qu'elle retenait, en l'absence de toute précision quant à l'actif disponible et au passif exigible à cette date, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

Portée et conséquences de la cassation

28. En premier lieu, même si le litige sur la fixation de la date de cessation des paiements, qui ne peut être qu'unique, est par nature indivisible au sens des articles 552 et 553 du code de procédure civile, la cassation du premier arrêt sur le fondement du premier moyen, lequel ne critique que la recevabilité de l'appel principal formé par la société ED, n'est pas, à elle seule, de nature à entraîner l'irrecevabilité de l'appel incident du liquidateur, ni celle de l'appel provoqué de M. [N], pas plus que celle de l'appel principal du liquidateur, dès lors que les arrêts attaqués ne comportent aucune précision quant au point de départ des délais pour former ces appels et à la date à laquelle ces appels ont été formés.

29. La portée de la cassation du premier arrêt étant donc limitée à l'irrecevabilité de l'appel principal formé par la société ED, la première branche du troisième moyen, qui se prévaut d'une cassation du second arrêt par voie de conséquence, n'est pas fondée, en l'absence d'éléments permettant d'affirmer que les autres appels sont, eux aussi, irrecevables.

30. En second lieu, ainsi que le proposent les demandeurs au pourvoi, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 1er, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

31. La cassation partielle prononcée à l'égard du premier arrêt n'implique pas, en effet, qu'il soit à nouveau statué sur la recevabilité de l'appel principal formé par la société ED.

Demande de mise hors de cause

32. Il y a lieu de mettre hors de cause M. [Z], la société RGA et la société Cléon, dont la présence devant la cour de renvoi n'est pas nécessaire.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare recevable l'appel principal de la société Entreprise dijonnaise, l'arrêt rendu le 5 février 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Dijon ;

Dit n'y avoir lieu à renvoi sur ce point ;

Déclare irrecevable l'appel principal formé par la société Entreprise dijonnaise contre le jugement rendu par le tribunal de commerce de Dijon le 31 janvier 2017 (RG n° 2015 003581) ;

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il infirme le jugement entrepris qui a débouté M. [T], en qualité de liquidateur de la société Entreprise dijonnaise, de l'ensemble de ses prétentions, en ce qu'il reporte la date de cessation des paiements de cette société au 2 juin 2013, en ce qu'il ordonne la publicité de l'arrêt, en ce qu'il statue sur les dépens et en ce qu'il condamne M. [N], la société [G] et [U] [N] et la société MJ associés, en qualité de commissaire à l'exécution du plan de cette dernière, à payer à M. [T], ès qualités, et à la société Entreprise dijonnaise des indemnités au titre de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 17 décembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Dijon ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon.