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Décisions

CA Grenoble, ch. com., 6 octobre 2022, n°  22/00628

GRENOBLE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

[G] [S] TRAITEUR (S.A.R.L.)

Défendeur :

ELECTRICITE DE FRANCE - EDF (S.A.)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Madame Marie-Pierre FIGUET

Conseillers :

Mme Marie-Pascale BLANCHARD, M. Lionel BRUNO

Avocats :

SELARL CABINET JP, SELARL EUROPA AVOCATS, TILSITT AVOCATS

Valence, du 10 fév. 2022

10 février 2022

EXPOSE DU LITIGE :

Par acte sous seing privé du 1er septembre 2009, la Sa Electricité de France (EDF) a consenti à la Sarl [G] [S] Traiteur (société [S]) pour une durée de deux ans, l'occupation précaire de locaux situés au sein du CNPE Tricastin à [Localité 5], pour y exploiter un restaurant inter-entreprises.

Par lettre recommandée du 22 janvier 2019, la société EDF a notifié à la société [S] la résiliation de cette convention à effet du 31 mars 2019 et l'a informée de la mise en 'uvre d'une procédure d'appel d'offre aux fins d'attribution du marché de restauration collective des prestataires externes du site de Tricastin.

La société [S] a répondu à l'appel d'offre, mais sa candidature a été rejetée le 20 janvier 2020.

La résiliation a été différée au 31 janvier 2020, puis au 7 février suivant.

Se prévalant de l'existence d'un bail commercial, la société [S] a fait assigner la société EDF devant le tribunal judiciaire de Valence le 1er juin 2021, aux fins de la voir condamner à lui verser une indemnité d'éviction.

Sur les conclusions d'incident déposées par la société EDF soulevant la fin de non recevoir tirée de la prescription et par ordonnance du 10 février 2022, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Valence a :

- constaté la prescription de l'action engagée par la société [G] [S] Traiteur tendant à la requalification de la convention d'occupation précaire en bail commercial soumis au statut, à effet du 1er septembre 2009, comme ayant été engagée plus de deux ans après la conclusion de la convention litigieuse,

- déclaré irrecevables l'intégralité des demandes de la société [G] [S] Traiteur,

- condamné la société [G] [S] Traiteur à payer à la société Electricité de France la somme de 1.500 euros au titre de ses frais de défense en application de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné la société [G] [S] Traiteur aux entiers dépens de l'instance.

Suivant déclaration au greffe du 11 février 2022, la société [S] a relevé appel de cette décision en toutes ses dispositions, ainsi qu'elle les a énumérées dans son acte d'appel.

Par avis du greffe en date du 18 février 2022, le conseil de l'appelante a été informé que l'affaire était fixée à l'audience du 15 juin 2022, en application des dispositions de l'article 905 du code de procédure civile.

Prétentions et moyens de la société [S] :

Au terme de ses conclusions notifiées le 16 mars 2022, la société [S] demande à la cour de :

- infirmer l'ordonnance en ce qu'elle a :

* constaté la prescription de l'action engagée par la société [G] [S] Traiteur tendant à la requalification de la convention d'occupation précaire en bail commercial soumis au statut, à effet du 1er septembre 2009, comme ayant été engagée plus de deux ans après la conclusion de la convention litigieuse,

* déclaré irrecevables l'intégralité des demandes de la société [G] [S] Traiteur,

* condamné la société [G] [S] Traiteur à payer à la société Electricité de France la somme de 1.500 euros au titre de ses frais de défense en application de l'article 700 du code de procédure civile,

* condamné la société [G] [S] Traiteur aux entiers dépens de l'instance,

- statuant de nouveau,

- déclarer la demande de [G] [S] Traiteur recevable et bien fondée,

- débouter la société EDF de l'ensemble de ses demandes tirées de la fin de non-recevoir soulevée,

- constater l'existence d'un bail commercial régi par les articles L.145-1 et suivants du code de commerce liant les parties à compter du 1er septembre 2009,

- condamner la Sa Electricité de France à lui payer la somme de 513.372 euros en principal à titre d'indemnité d'éviction, assortie des intérêts au taux légal à compter du jour de la demande,

- condamner la société EDF à payer la somme de 5.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société EDF aux entiers dépens et dire que, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile, Maître Jean Pollard pourra recouvrer directement les frais dont il a fait l'avance sans en avoir reçu provision.

La société [S] soutient que sa demande n'est pas soumise à la prescription biennale de l'article L.145-60 du code de commerce aux motifs que :

- fondée sur les dispositions de l'article L.145-5 du code de commerce, son action ne tend pas à la requalification de la convention d'occupation précaire en bail commercial, mais à la qualification de la situation de fait résultant de son maintien dans les lieux qui a duré pendant 9 ans jusqu'à la fin des relations contractuelles,

- le délai biennal de prescription n'a commencé à courir qu'à compter du 7 février 2022 et a été interrompu par la délivrance de l'assignation.

Sur le fond, la société [S] fait valoir que la qualification de convention d'occupation précaire ne fait pas obstacle à la requalification en bail commercial si les conditions mises à l'application du statut par l'article L.145-1 du code de commerce sont réunies, que tel est le cas puisque :

- la convention prévoit la mise à disposition des locaux en contrepartie d'une réduction des prix pratiqués sur ses prestations de restauration et de sandwicherie,

- l'exploitation de ce fonds de commerce a donné lieu à l'immatriculation au RCS d'un établissement secondaire,

- elle a développé une clientèle régulière propre, les personnes ayant recours à ses services étant des prestataires externes à la société EDF et ayant le choix entre plusieurs offres de restauration sur le site,

- elle était autonome dans la gestion de son établissement (stocks, salariés), assurait le règlement de ses charges et supportait l'intégralité des risques d'exploitation.

Elle considère que la convention d'occupation précaire autorisée par le statut des baux commerciaux ne doit répondre qu'à des circonstances exceptionnelles indépendantes de la volonté des parties, nécessitant de déroger aux règles impératives du statut et qu'en l'espèce, de telles circonstances ne sont pas caractérisées.

A titre subsidiaire, elle se prévaut de la fraude commise par la bailleresse pour voir suspendre le délai de prescription pendant la durée du contrat, rappelant que la relation contractuelle a duré treize ans, que la société EDF a profité de sa position de domination et d'emprise économique pour lui imposer un cadre contractuel destiné à éluder le statut des baux commerciaux alors qu'elle lui a mis à disposition un local stable exploités en toute autonomie qui lui a permis de constituer une clientèle personnelle.

Prétentions et moyens de la société EDF :

Selon ses conclusions notifiées le 24 mars 2022, la société EDF entend voir :

- à titre principal :

- confirmer en toutes ses dispositions l'ordonnance rendue le 10 février 2022 par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Valence,

- à titre subsidiaire :

- en cas d'infirmation, renvoyer l'affaire devant le tribunal judiciaire de Valence pour qu'il juge les demandes au fond,

- en tout état de cause :

- débouter la société [G] [S] Traiteur de toutes ses demandes,

- condamner la société [G] [S] Traiteur à payer à la société Electricité de France la somme de 2.500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- dire que la société [G] [S] Traiteur supportera les entiers dépens de l'instance.

La société EDF soulève l'irrecevabilité de la demande de dommages-intérêts de la société [S] en réparation de la rupture brutale des relations commerciales aux motifs que, fondée sur les dispositions de l'article L.442-4 III du code de commerce, elle relève de la compétence d'attribution exclusive de juridictions spécialisées et au cas particulier du tribunal de commerce de Lyon, et qu'une telle demande est incompatible avec la revendication d'un bail commercial.

Elle se prévaut de la prescription de la demande en paiement d'une indemnité d'éviction, faisant valoir que :

- cette prétention est soumise au délai biennal de prescription de l'article L.145-60 du code de procédure civile dont le point de départ est la date de conclusion de la convention, même si elle a été tacitement reconduite,

- la convention d'occupation précaire ayant été signée le 1er septembre 2009, la société [S] devait demander la requalification en bail commercial avant le 1er septembre 2011, alors qu'elle ne l'a fait que par assignation du 1er juin 2021.

Elle considère que la demande de la société [S] porte bien sur la requalification dès l'origine de la convention d'occupation précaire en bail commercail aux fins d'application du statut et non sur la constatation de l'existence d'un bail commercial à l'issue d'un bail dérogatoire par application de l'article L.145-5 du code de commerce, disposition que la société [S] n'a pas visé dans son assignation et qui ne peut recevoir application en l'absence d'un bail dérogatoire.

Elle rappelle que toutes les actions en reconnaissance du statut des baux commerciaux sont soumises au délai biennal de prescription.

Elle conteste toute fraude de sa part dont elle estime que la preuve n'est pas rapportée et souligne que :

- la précarité de l'occupation résulte de la localisation des locaux au sein d'une installation classée dont l'accès est soumis à des exigences de sécurité évolutives,

- le statut des baux commerciaux est inapplicable alors que les locaux ont été mis à disposition gratuitement, l'indemnité d'occupation n'ayant jamais été acquittée, que la société EDF a pris en charge les consommations de fluides, ainsi que le nettoyage et l'entretien des matériels, que la société [S] n'exploite pas de fonds de commerce et ne dispose pas d'une clientèle propre, le service de restauration étant réservé aux salariés et prestataires d'EDF, que le fonctionnement du restaurant inter-entreprises est soumis à des contraintes d'horaires et de tarifs incompatibles avec le libre exercice d'une activité commerciale.

Concernant l'évocation, elle fait valoir que conformément aux dispositions de l'article 568 du code de procédure civile, la cour ne peut statuer sur le fond de l'affaire lorsque le juge de la mise en état a fait droit à une fin de non recevoir mettant fin à l'instance.

La procédure a été clôturée par ordonnance du 2 juin 2022.

MOTIFS DE DECISION :

Selon les mentions de l'ordonnance du juge de la mise en état, la société [S] a, selon ses conclusions d'incident du 24 janvier 2022, abandonné ses prétentions fondées sur l'article L.442-1-II du code de commerce.

Il n'y a dès lors pas lieu d'examiner la recevabilité de ses demandes initiales d'indemnisation fondées sur ces dispositions.

L'article L.145-60 du code de commerce soumet les actions exercées en vertu du statut des baux commerciaux à un délai de prescription de deux années et lorsque la demande tend à voir reconnaître le bénéfice de ce statut, ce délai court à compter de la conclusion du contrat.

L'acte sous seing privé régularisé entre les parties et entré en vigueur le 1er septembre 2009 est intitulé : " Convention d'occupation précaire de locaux non soumise aux statuts des baux commerciaux ".

Ses articles 1 et 4 écartent expressément l'application des dispositions du code de commerce et des articles en vigueur du décret du 30 septembre 1953 régissant le statut des baux commerciaux, l'occupant déclarant en outre être : " parfaitement informé qu'il ne pourra bénéficier d'un droit au renouvellement de la présente convention à son expiration, ni à aucune indemnité et qu'il ne pourra de même invoquer un droit au maintien dans les lieux ".

Selon les termes de l'assignation qu'elle a faite délivrer à la société EDF le 1er juin 2021, la société [S] demande principalement que soit constatée l'existence d'un bail commercial régi par les articles L.145-1 et suivants du code de commerce liant les parties depuis le 1er septembre 2009 et que la société EDF soit condamnée à lui verser une indemnité d'éviction.

Il en résulte que la société [S] ne se contente pas de se prévaloir de son maintien dans les lieux après le terme de la convention, mais revendique bien l'application du statut des baux commerciaux depuis l'origine de la relation contractuelle, par requalification de la convention d'occupation précaire.

Au surplus, quand bien même, modifiant les termes de sa demande, elle entendrait se prévaloir des dispositions de l'article L.145-5 du code de commerce qui permettent au preneur d'un bail dérogatoire de courte durée qui a été maintenu dans les locaux loués après son terme, de bénéficier alors d'un nouveau bail soumis au statut, cette action, qui n'est pas soumise au délai biennal de prescription de l'article L.145-60 du code de commerce, n'en doit pas moins être exercée dans le délai de la prescription quinquennale de droit commun, qui court à compter du maintien dans les lieux.

S'il est de principe que la fraude corrompt tout, privant d'efficacité l'acte qu'elle affecte, il appartient à la société [S] de rapporter la preuve de l'intention de la société EDF de se soustraire à l'application du statut des baux commerciaux au travers d'une convention faussement qualifiée d'occupation précaire alors qu'elle y a elle-même consenti en la régularisant.

Or, l'article 5.12 du contrat rappelle la nature d'installation nucléaire du site soumise à des dispositions particulières de sécurité et de protection définies par les pouvoirs publics et la nécessité pour toute personne appelée à y pénétrer de faire l'objet d'un agrément du directeur EDF du site suivant l'obligation qui lui en est faite par le Ministre de l'Industrie. Il stipule en outre que le directeur EDF du CNPE du Triscastina la faculté d'en interdire l'accès à toute personne sans avoir à justifier des motifs.

Compte tenu de ces contraintes de sécurité, dont elle n'est pas la seule décisionnaire, la société EDF ne pouvait, à la date de signature de la convention, consentir et garantir à la société [S] un accès libre et permanent aux locaux mis à sa disposition et situés sur le site du CNPE du Triscastin. Dès lors, ces contraintes étaient incompatibles avec le statut des baux commerciaux, comme avec la propriété commerciale qu'il confère au preneur et la jouissance des lieux consentie à la société [S] ne pouvait être que de nature précaire.

Ces restrictions d'accès étaient en outre de nature à faire obstacle à l'exploitation par la société [S] d'une clientèle propre puisqu'il s'agissait pour elle d'exécuter des prestations de restauration destinée aux seuls salariés et prestataires de la société EDF habilités à pénétrer sur le site. Elle ne justifie d'ailleurs pas avoir, durant ses dix années de présence sur le site, développé une clientèle personnelle indépendante de la société EDF.

De plus, la cour relève que la convention imposait à la société [S] des contraintes relatives aux jours et heures d'ouverture des locaux du restaurant inter-entreprise et de fourniture de sandwiches, ainsi qu'un contrôle des prix pratiqués, contraintes elles aussi incompatibles avec un libre exercice de son activité commerciale.

Il n'est donc pas démontré que c'est en fraude des droits de la société [S] et aux seules fins d'échapper à l'application du statut des baux commerciaux qu'une convention d'occupation précaire a été régularisée entre les parties et la société [S] ne peut se prévaloir d'une suspension du délai de prescription applicable à son action en requalification.

Cette action, introduite le 1er juin 2021, se trouve par conséquent prescrite en ce qu'elle porte sur une convention conclue en septembre 2009 et la décision du juge de la mise en état sera confirmée en ce qu'il a constaté cette prescription et déclaré irrecevables les demandes de la société [S].

PAR CES MOTIFS :

La Cour statuant publiquement, contradictoirement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile, après en avoir délibéré conformément à la loi,

CONFIRME l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Valence en date du 10 février 2022 dans toutes ses dispositions,

y ajoutant,

CONDAMNE la Sarl [G] [S] Traiteur à payer à la Sa Electricité de France la somme complémentaire en cause d'appel de 2500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,

CONDAMNE la Sarl [G] [S] Traiteur aux dépens de l'instance d'appel.

SIGNÉ par Mme FIGUET, Présidente et par Mme RICHET, Greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.