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Décisions

Cass. com., 19 octobre 2022, n° 21-19.197

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Carrefour France (SAS), Carrefour hypermarchés (SAS), CSF (SAS)

Défendeur :

Johnson & Johnson santé beauté France (Sasu)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Vigneau

Rapporteur :

Mme Poillot-Peruzzetto

Avocat général :

M. Douvreleur

Avocats :

SARL Delvolvé et Trichet, SCP Piwnica et Molinié

Cass. com. n° 21-19.197

19 octobre 2022

Déchéance partielle du pourvoi

Vu l'article 978 du code de procédure civile :

1. Le mémoire en demande ne contenant aucun moyen dirigé contre l'arrêt du 16 décembre 2020 (n° RG 19/19448), il y a lieu de constater la déchéance du pourvoi en ce qu'il est formé contre cette décision.

Faits et procédure

2. Selon les arrêts attaqués (Paris, 16 décembre 2020 et 14 avril 2021), le « groupe » Carrefour comprend notamment la société Carrefour France, société holding, et les sociétés Carrefour hypermarchés et CSF (les sociétés Carrefour), qui achètent les produits distribués dans les magasins à cette enseigne.

3. La société Johnson & Johnson santé beauté France (la société JJSBF) a notamment pour activité la vente de produits d'hygiène aux enseignes de la grande distribution.

4. Le 23 janvier 2017, se fondant sur une décision de la cour d'appel de Paris du 27 octobre 2016 rejetant le recours formé contre la décision n° 14-D-19 du 18 décembre 2014 par laquelle l'Autorité de la concurrence a dit que la société JJSBF avait enfreint les dispositions de l'article 81, paragraphe 1, du traité CE, devenu l'article 101, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), et de l'article L. 420-1 du code de commerce, en participant, entre le 22 janvier 2003 et le 3 février 2006, à une entente unique, complexe et continue sur le marché français de l'approvisionnement en produits d'hygiène, qui visait à maintenir ses marges par une concertation sur les prix de ces produits pratiqués à l'égard de la grande distribution, les sociétés Carrefour ont assigné la société JJSBF en réparation du préjudice découlant de ces pratiques. 

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en ses trois premières branches  

5. Les sociétés Carrefour font grief à l'arrêt de dire que la réalité du préjudice n'est pas démontrée et, en conséquence, de rejeter leurs demandes en paiement de dommages et intérêts, alors :  

« 1°/ que l'effet direct des dispositions d'une directive qui sont inconditionnelles, suffisamment précises et complètes leur confère un effet d'éviction de la norme nationale contraire à laquelle elles se substituent lorsque qu'est expiré le délai de transposition, peu important que l'outil de transposition prévoit son entrée en vigueur postérieurement ; que l'article 13 de la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014, dont le délai de transposition expirait le 27 décembre 2016 (art. 21), intitulé "moyen de défense invoquant la répercussion du surcoût", dispose que "la charge de la preuve de la répercussion du surcoût incombe au défendeur (…)" ; qu'en rejetant la demande des sociétés Carrefour, demanderesses, introduite le 23 janvier 2017, soit postérieurement à l'expiration du délai de transposition, faute pour ces dernières de démontrer qu'elles n'avaient pas réalisé de marge commerciale en revendant aux consommateurs les produits , dès lors que "le demandeur à l'indemnisation doit en effet prouver, au titre de la démonstration de son préjudice, qu'il n'a pas répercuté sur le consommateur le manque à gagner résultant des marges-arrière moindres du fait de l'entente sanctionnée", motifs pris de ce que la mise à la charge du défendeur de cette preuve n'a pas été intégrée en droit positif pour la période antérieure à la transposition de la directive et en s'appuyant sur des décisions antérieures à la publication de la directive, la cour d'appel, qui a privé d'effet direct les dispositions de la directive susvisée, pourtant précises, inconditionnelles et complètes, a méconnu ce principe et celui de coopération loyale prévu à l'article 4 paragr. 3 du TUE, ensemble l'article 13 de cette directive ;

2°/ que les règles organisant la charge de la preuve sont régies par la loi en vigueur au jour de l'introduction de la demande ; qu'il résulte des constatations de l'arrêt que les sociétés Carrefour ont introduit leur demande en indemnisation par acte du 23 janvier 2017, cependant que la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014 était directement applicable depuis le 27 décembre 2016, de sorte que les règles régissant la charge de la preuve qu'elle porte étaient applicables à cette demande ; qu'en refusant de faire application des dispositions de la directive régissant la charge de la preuve, motifs pris de ce que les faits générateurs du préjudice étaient antérieurs à "l'entrée en vigueur de la directive", la cour d'appel a violé l'article 2 du code civil ;

3°/ que le principe de primauté du droit de l'Union impose aux juridictions nationales, juges de droit commun du droit de l'Union, d'interpréter les normes du droit national afin de leur faire produire des effets conformes aux exigences de la directive, y compris pour l'interprétation du droit national antérieur à la directive ; que la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014 dispose, en son article 13, intitulé "moyen de défense invoquant la répercussion du surcoût", que "la charge de la preuve de la répercussion du surcoût incombe au défendeur (…)" ; qu'en faisant néanmoins peser sur les demanderesses à la réparation la charge de prouver qu'elles n'avaient pas répercuté sur les consommateurs le surcoût occasionné par les pratiques illicites de leurs fournisseurs, en se fondant sur le défaut d'intégration en droit positif de cette répartition du fardeau de la preuve, ainsi que sur un arrêt de la Cour de cassation du 15 mai 2012 (pourvoi n° 11-18.495), donc antérieur à l'entrée en vigueur de la directive, la cour d'appel a méconnu le principe de primauté du droit de l'Union et le principe d'interprétation conforme, ainsi que l'article 1240 du code civil, tel qu'interprété à la lumière de l'article 13 de la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014. »

Réponse de la Cour  

6. En premier lieu, il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) qu'une directive ne peut pas, par elle-même, créer d'obligations dans le chef d'un particulier et ne peut donc être invoquée en tant que telle à son encontre ( CJCE, 26 février 1986, [N], 152/84, Rec. p. 723, point 48 ; 14 juillet 1994, [O] [Y], C-91/92, Rec. p. I-3325, point 20 ; 5 octobre 2004, [E] e.a., C-397/01 à C-403/01, point 108 ; CJUE 19 janvier 2010, [U] [I], C-555/07, point 46).

7. Ayant relevé que le litige opposait les sociétés Carrefour à la société JJSBF, de sorte que les premières ne pouvaient invoquer contre la seconde les dispositions d'une directive, aurait-elle rempli les conditions de l'effet direct, la cour d'appel a retenu à bon droit que les dispositions de la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 n'étaient pas applicables au litige.

8. En deuxième lieu, selon la jurisprudence de la CJUE (22 juin 2022, Volvo AB et DAK Trucks NV c. RM, C-267/20, point 77) si, dans un litige entre particuliers tel que celui en cause, la juridiction nationale est tenue, le cas échéant, d'interpréter le droit national, dès l'expiration du délai de transposition d'une directive non transposée, de façon à rendre la situation en cause immédiatement compatible avec les dispositions de cette directive, elle ne peut toutefois procéder à une interprétation contra legem du droit national.

9. L'article 13 de la directive 2014/104 du Parlement et du Conseil du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des Etats membres et de l'Union européenne, intitulé « Moyen de défense invoquant la répercussion du surcoût », qui figure dans le chapitre IV intitulé « Répercussion du surcoût », énonce que « les États membres veillent à ce que le défendeur dans une action en dommages et intérêts puisse invoquer, comme moyen de défense contre une demande de dommages et intérêts, le fait que le demandeur a répercuté, en tout ou en partie, le surcoût résultant de l'infraction au droit de la concurrence. La charge de la preuve de la répercussion du surcoût incombe au défendeur, qui peut raisonnablement exiger la production d'informations par le demandeur ou par des tiers. »

10. Cette disposition, qui, selon l'article 21 de la directive, devait être transposée avant le 31 décembre 2016, l'a été en droit national à l'article L. 481-4 du code de commerce, entré en vigueur le 11 mars 2017, lequel dispose :

« L'acheteur direct ou indirect, qu'il s'agisse de biens ou de services, est réputé n'avoir pas répercuté le surcoût sur ses contractants directs, sauf la preuve contraire d'une telle répercussion totale ou partielle apportée par le défendeur, auteur de la pratique anticoncurrentielle. »  

11. La Cour de cassation juge, pour les faits commis antérieurement à l'entrée en vigueur de ces dispositions, sur le fondement des articles 1382 et 1315 du code civil, devenus respectivement 1240 et 1353 du même code, depuis l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, que la preuve de l'existence du préjudice causé par une pratique anticoncurrentielle incombe au demandeur à la réparation et que celui-ci doit, eu égard aux pratiques habituelles en matière commerciale, établir qu'il n'a pas répercuté le surcoût né d'une entente sur ses propres clients (Com.,15 juin 2010, pourvoi n° 09-15.816 ; 15 mai 2012, pourvoi n° 11-18-495).

12. Après avoir relevé que les faits générateurs de l'action en responsabilité engagée par les sociétés Carrefour étaient antérieurs à l'entrée en vigueur de l'article L. 481-4 du code de commerce et retenu que les dispositions de l'article 13 de la directive étaient incompatibles avec le droit national en vigueur à la date de transposition de celle-ci, la cour d'appel en a déduit, à bon droit, qu'elle ne pouvait interpréter les règles de preuve applicables à l'action dont elle était saisie à la lumière de ce dernier texte, serait-il invocable, et qu'il appartenait dès lors aux sociétés Carrefour, conformément aux règles en vigueur à la date de ces faits, de prouver qu'elles n'avaient pas répercuté sur les consommateurs le surcoût occasionné par les pratiques illicites de leurs fournisseurs.

13. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le moyen, pris en ses quatrième, cinquième, sixième, septième et huitième branches

Enoncé du moyen

14. Les sociétés Carrefour font le même grief à l'arrêt, alors :

« 4°/ que l'application effective de l'article 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui relève de l'ordre public, impose que les règles de procédure ne rendent pas excessivement difficile, sinon impossible, l'exercice des recours fondés sur le droit de l'Union européenne ; qu'en mettant à la charge des sociétés Carrefour la preuve de ce qu'elles n'avaient pas répercuté sur les consommateurs le surcoût né des pratiques anticoncurrentielles illicites antérieures à 2006 par la production de factures portant sur cette période, lorsque ces dernières ont l'obligation légale de conserver les factures pendant 10 années seulement, la cour d'appel a mis à leur charge une preuve impossible à rapporter, méconnaissant ainsi le principe d'effectivité de l'article 101 du TFUE, ensemble, l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux et l'article 1240 du code civil ;

5°/ que les juges du fond qui constatent l'existence d'un préjudice ne peuvent refuser de procéder à son évaluation, au besoin en ordonnant toute mesure d'instruction utile ; que la cour d'appel a constaté, reprenant en cela les constatations de la décision n° 14-D-18 de l'Autorité de la concurrence, que les pratiques sanctionnées avaient eu, pour tous les distributeurs, un effet significatif sur les marges arrière, générant pour ces derniers un manque à gagner ; qu'ayant constaté l'existence de ce préjudice, la cour d'appel, qui a néanmoins refusé de l'indemniser, en retenant qu'il n'était pas établi que les surcoûts ayant occasionné ces manques à gagner n'avaient pas été répercutés sur les consommateurs, la cour d'appel a violé l'article 4 du code civil ;

6°/ que la loi n° 96-588 du 1er juillet 1996, dite loi Galland, a fixé le seuil de revente à perte au tarif indiqué aux conditions générales de vente déduction faite des seules remises acquises au jour de la vente, lesquelles étaient identiques pour tous les distributeurs en raison de l'interdiction de discrimination tarifaire garantie par des conditions générales de vente transparentes et identiques pour tous, qui mentionnaient le tarif (ou prix de vente) et les conditions des éventuelles remises ou ristournes possibles ; que dès lors, l'ensemble des distributeurs, pour demeurer concurrentiels sur le marché, étaient contraints de revendre les produits au prix double-net figurant sur la facture, à peine d'enfreindre la prohibition de la revente à perte, le mécanisme ayant eu pour objet de déplacer les négociations sur les marges arrières ; qu'ainsi que l'avait constaté le tribunal et que le faisaient valoir les sociétés Carrefour , le mécanisme engendré par la réglementation en vigueur excluait que le surcoût fût répercuté sur le consommateur ; qu'en considérant néanmoins que les sociétés Carrefour n'établissaient pas ne pas avoir répercuté sur le consommateur le surcoût consécutif à la pratique anticoncurrentielle prohibée, sans rechercher si toute répercussion de ce surcoût n'était pas rendue impossible par les effets avérés de la règlementation, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 1240 du code civil ;

7°/ qu'après avoir constaté l'existence, pour les distributeurs, d'un manque à gagner sur les marges arrière, occasionné par les pratiques anticoncurrentielles sanctionnées, la cour d'appel ne pouvait débouter, purement et simplement, les sociétés Carrefour de leurs demandes d'indemnisation en retenant qu'il n'était pas établi qu'elles n'avaient pas répercuté sur les consommateurs ce surcoût, sans constater que la répercussion du surcoût qu'elle supposait était d'un montant équivalent à celui généré par le manque à gagner sur les marges arrière avéré, seule constatation de nature à neutraliser l'existence du préjudice invoqué, privant ainsi sa décision de base légale au regard de l'article 1240 du code civil ;

8°/ qu' en retenant qu'il convenait d'établir, pour faire la preuve du préjudice consécutif aux pratiques illicites, que le surcoût subi ensuite des pratiques anticoncurrentielles avait été répercuté, par les sociétés Carrefour, sur les consommateurs, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la répercussion du surcoût n'était pas inenvisageable dès lors qu'elle était neutralisée par la baisse du volume des ventes induite par la hausse des prix, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 1240 du code civil. »

Réponse de la Cour  

15. Après avoir relevé que les sociétés Carrefour demandaient l'indemnisation de leur manque à gagner uniquement au titre des marges-arrière sur lesquelles l'entente avait porté, énoncé que, dans le contexte légal et réglementaire, elles étaient demeurées libres de réaliser une marge-avant sur les produits objets de l'entente sanctionnée et retenu que celles-ci, qui ne produisaient aucun élément tiré de leur comptabilité ni aucune pièce permettant de vérifier qu'elles n'avaient pas réalisé de marge commerciale, ne rapportaient pas la preuve qu'elles n'avaient pas répercuté sur les consommateurs le surcoût généré par la concertation prohibée sur les prix incluant celle sur les marges-arrière, la cour d'appel, qui n'a pas fait application des règles de preuve rendant excessivement difficile l'exercice des recours fondés sur le droit de l'Union européenne, ni constaté l'existence d'un préjudice et n'était pas tenue de procéder à des recherches que ses constatations et énonciations rendaient inopérantes, en estimant que les sociétés Carrefour ne rapportaient pas la preuve du préjudice causé par l'entente sanctionnée, a légalement justifié sa décision.  

16. Le moyen, qui manque en fait dans sa cinquième branche, n'est pas fondé pour le surplus. 

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi