ADLC, 20 octobre 2022, n° 22-D-19
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution des timbres postaux
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré sur le rapport oral de Mme Charlotte Noury, rapporteure et l’intervention de M. Erwann Kerguelen, rapporteur général adjoint, par Mme Fabienne Siredey-Garnier, vice-présidente, présidente de séance, Mme Laurence Borrel-Prat, Mme Béatrice Bourgeois-Machureau, Mme Julie Burguburu, M. Jean-Yves Mano, et M. Alexandre Menais, membres.
L’Autorité de la concurrence (section II),
Vu la lettre enregistrée le 13 décembre 2019 sous le numéro 19/0088 F, par laquelle le syndicat Culture Presse a saisi l’Autorité de la concurrence de pratiques mises en œuvre par le Groupe La Poste dans le secteur de la revente de timbres postaux destinés à être affranchis ;
Vu le livre IV du code de commerce, et notamment son article L. 462-8 ; Vu les autres pièces du dossier ;
La rapporteure, le rapporteur général adjoint, le représentant du syndicat Culture Presse entendus lors de la séance de l’Autorité de la concurrence du 1er juillet 2022, le commissaire du Gouvernement ayant été régulièrement convoqué ;
Adopte la décision suivante :
I. Constatations
A. LA SAISINE
1. Par lettre enregistrée le 13 décembre 2019 sous le numéro 19/0088 F, l’Union des commerçants des loisirs et de la presse (ci-après « Culture Presse » ou « le saisissant »), seule organisation professionnelle représentant les marchands de presse1, a saisi l’Autorité de la concurrence (ci-après « l’Autorité ») d’une plainte à l’encontre du Groupe La Poste (ci-après « La Poste »).
2. Selon Culture Presse, La Poste, en situation de monopole sur le marché amont de l’édition des timbres postaux destinés à être affranchis, accorderait aux exploitants de bureaux de tabac des conditions tarifaires préférentielles par rapport à celles appliquées aux autres distributeurs de timbres, tels les marchands de presse, et ce sans aucune justification objective.
3. Le saisissant demande à l’Autorité, en application de l’article L. 420-2 du code de commerce2, de constater l’existence d’un abus de position dominante de la part de La Poste et de lui enjoindre de cesser cette pratique.
B. LE SECTEUR D’ACTIVITE : LA REVENTE DE TIMBRES POSTAUX DESTINES A ETRE AFFRANCHIS
4. La saisine de Culture Presse porte sur les timbres postaux destinés à être utilisés pour affranchir le courrier, et exclut les timbres de collection. Les marchés identifiés ci-après ne concernent donc que les timbres postaux destinés à être affranchis.
5. Conformément à l’article 16 de la loi n° 90-568 du 2 juillet 1990 relative à l’organisation du service public de la poste et à France Télécom, « La Poste est seule autorisée à émettre les timbres-poste ainsi que toutes autres valeurs fiduciaires postales ».
6. Le marché aval de la distribution de timbres postaux au consommateur comporte plusieurs canaux de distribution. Les timbres sont vendus soit en direct par La Poste dans ses points de vente (bureaux de poste), soit par des tiers indépendants, dont les bureaux de tabac et les diffuseurs de presse, qui ne peuvent acheter les timbres qu’auprès de La Poste. La revente au consommateur suit le modèle du commissionnement, le tiers indépendant prélevant une commission sur le prix de revente selon des conditions déterminées en accord avec La Poste.
7. Les buralistes sont dans l’obligation légale de vendre des timbres destinés à être affranchis3. Ils contribuent ainsi à assurer la mission de service universel postal en offrant une meilleure couverture territoriale de la vente de timbres en France.
8. Le prix de revente du timbre au consommateur est fixe, quel que soit le niveau de la commission versée au distributeur.
C. LES PRATIQUES DENONCEES
9. D’après la saisine, La Poste accorderait aux exploitants de bureaux de tabac, en vertu d’une convention de partenariat du 1er février 20074, une commission de respectivement 3 %, 4 % et 5 % sur les timbres à l’unité, carnets de timbres et produits prêt-à-poster. Les marchands de presse, quant à eux, ne bénéficieraient d’aucune commission sur la vente de ces produits, ou tout au plus d’une remise de 1 % accordée de manière aléatoire en fonction du receveur des postes local. Or, le prix de revente de ces produits étant fixe et public, leur prix d’achat – ou plus précisément la négociation de la commission dans le cadre du commissionnement – est le seul paramètre susceptible d’accroître la rémunération des distributeurs.
10. Cette pratique de La Poste, qui perdurerait à ce jour, la convention précitée de 2007 étant toujours en vigueur, serait constitutive d’un abus de position dominante. En effet, la Poste, qui est en monopole et donc en position dominante, sur le marché amont de l’émission de timbres postaux, traiterait différemment et sans justification aucune des opérateurs qui seraient dans une situation identique sur le marché aval de la distribution des timbres postaux à affranchir, et ce en violation de l’article L. 420-2 précité.
II. Discussion
A. DISPOSITIONS APPLICABLES
11. Depuis l’ordonnance n° 2021-649 du 26 mai 2021, qui transpose en droit français la directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018, dite « Directive ECN + », l’Autorité de la concurrence peut, en application du deuxième alinéa de l’article L. 462-8 du code de commerce, « rejeter la saisine par décision motivée […] pour les saisines reçues en application du II et du IV de l'article L. 462-5, lorsqu'elle ne les considère pas comme une priorité ».
B. APPLICATION AU CAS D’ESPECE
12. Aux termes du considérant 23 de la directive précitée, « les autorités nationales de concurrence administratives devraient avoir la possibilité d’établir des priorités pour leurs procédures…de manière à pouvoir utiliser efficacement leurs ressources et s’attacher à prévenir et faire cesser les comportements anticoncurrentiels… ».
13. En l’espèce, il convient, en premier lieu, de relever que la saisine concerne une pratique qui a un impact économique limité. En effet, elle n’affecte pas le consommateur sur le marché aval de la revente du timbre, le prix de revente du timbre étant fixe, quel que soit le niveau de commission convenu entre le tiers indépendant et La Poste. Elle n’a pas non plus d’impact sur la qualité du produit proposé, ou sur l’innovation, le timbre étant un produit uniforme. En outre, de l’aveu même du saisissant, son impact sur le chiffre d’affaires des marchands de presse est très faible (de l’ordre de 300 à 400 euros par an au plus par opérateur), de sorte que la structure du marché et l’offre de distribution de timbres auraient très peu de risques d’être affectées.
14. En deuxième lieu, la pratique dite de discrimination « de second rang » ou « de second niveau »5 reprochée à La Poste a déjà fait l’objet de nombreuses décisions et jurisprudences tant au niveau national qu’européen6. Il n’apparaît pas, au vu du dossier, que la présente saisine soulève une quelconque question nouvelle d’ordre économique ou juridique qui nécessiterait d’être clarifiée afin de faire avancer la pratique décisionnelle de l’Autorité.
15. En troisième lieu, le saisissant, s’il l’estime opportun, peut introduire toute action de nature à faire valoir ses droits devant les juridictions nationales.
16. En quatrième et dernier lieu, le traitement de la saisine requerrait la mobilisation de ressources internes non-négligeables, lesquelles pourraient, au regard des enjeux et de l’intérêt juridique et économique limités de la présente affaire, être affectées plus utilement à d’autres dossiers.
17. Au vu de ces éléments, il convient de rejeter la présente saisine en application du deuxième alinéa de l’article L. 462-8 du code de commerce.
DÉCISION
Article unique : La saisine enregistrée sous le numéro 19/0088 F est rejetée pour défaut de priorité.
NOTES :
1 Selon la saisine, Culture Presse compterait plus de 16 000 adhérents.
2 Aux termes du premier alinéa dudit article « Est prohibée, dans les conditions prévues à l'article L. 420-1, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires ainsi que dans la rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées. »
3 Décisions ministérielles des 21 janvier 1850 et 3 juin 1854, voir cote 76.
4 Le saisissant précise que cette convention n’a pas été rendue publique mais que son contenu est retracé dans la réponse ministérielle du 28 octobre 2008 à la question n° 14902 posée par M. Alain Gest, député (disponible à l’adresse suivante : https://questions.assemblee-nationale.fr/q13/13-14902QE.htm).
5 Pour mémoire, une pratique discriminatoire mise en œuvre par une entreprise dominante est dite de second rang ou niveau lorsque ladite entreprise n’est pas directement partie prenante sur le marché affecté mais avantage ou désavantage sans justification objective des acteurs situés à d’autres stades de la production, partenaires, clients ou fournisseurs.
6 Voir, par exemple, décision n° 21-D-25 du 2 novembre 2021 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de l’approvisionnement en mélasse à La Réunion (qui fait l’objet d’un recours pendant devant la cour d’appel de Paris) ; décision n° 21-D-12 du 11 juin 2021 relative à des pratiques mises en œuvre par la Ligue de Football Professionnel dans le secteur de la vente de droits de diffusion télévisuelle de compétitions sportives, confirmée par l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 30 juin 2022, Groupe Canal Plus, n° 21/13216 (qui fait l’objet d’un pourvoi pendant devant la Cour de cassation). Voir également les arrêts de la Cour de justice du 18 avril 2018, MEO – Serviços de Comunicações e Multimédia SA, C-525/16, et du 15 mars 2007, British Airways/Commission européenne, C-95/04 P.