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Décisions

Cass. 1re civ., 21 mars 2018, n° 17-14.728

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Batut

Avocats :

SCP Bénabent, SCP Hémery et Thomas-Raquin

Paris, du 16 déc. 2016

16 décembre 2016

Attendu, selon l'arrêt attaqué, que M. X..., agissant en qualité d'exécuteur testamentaire en charge de l'exercice du droit moral de Jean B..., dit Jean C..., compositeur et artiste-interprète, décédé le [...], et la société Productions Alléluia, titulaire des droits de reproduction des oeuvres de celui-ci, faisant grief à la société Ecriture communication d'avoir publié un ouvrage intitulé "Jean C... - Le charme rebelle", écrit par M. D..., qui reproduisait soixante extraits des textes de cinquante-huit chansons de Jean C..., l'ont assignée en contrefaçon ;

Sur le premier moyen, pris en ses trois premières branches :

Attendu que la société Ecriture communication fait grief à l'arrêt de déclarer M. X... recevable à agir en défense du droit moral d'auteur, en ce que son action porte sur les chansons suivantes : « La leçon buissonnière », « Berceuse pour un petit loupiot », « La porte à droite », « Les cerisiers », « Que serais-je sans toi », « Au bout de mon âge », « Les poètes », « J'arrive où je suis étranger », « Les feux de Paris », et de retenir qu'en reproduisant dans l'ouvrage des extraits des chansons précitées, elle avait commis des actes de contrefaçon, alors, selon le moyen :

1°/ qu'est dite composite l'oeuvre nouvelle à laquelle est incorporée une oeuvre préexistante sans la collaboration de l'auteur de cette dernière ; que l'existence d'une collaboration, exclusive de la qualification d'oeuvre composite, suppose un travail créatif concerté entre les auteurs et conduit en commun ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a relevé que, s'agissant des quatre chansons dont les paroles ont pour auteur M. E... (« La leçon buissonnière », « Berceuse pour un petit loupiot », « La porte à droite » et « Les cerisiers »), les textes étaient issus de poèmes préexistants qui étaient envoyés au chanteur, lequel les mettaient ensuite en musique sans les modifier ; qu'il en résultait que ces chansons, loin d'être le fruit d'un travail concerté entre les auteurs, constituaient des oeuvres composites incorporant des poèmes préexistants sans réelle collaboration de la part de l'auteur de ces derniers ; qu'en retenant, néanmoins, qu'il s'agissait d'oeuvres de collaboration, la cour d'appel a méconnu les conséquences légales de ses propres constatations, en violation de l'article L. 113-3 du code de la propriété intellectuelle ;

2°/ qu'est dite composite l'oeuvre nouvelle à laquelle est incorporée une oeuvre préexistante sans la collaboration de l'auteur de cette dernière ; que la collaboration suppose un travail créatif concerté et conduit en commun ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a relevé que, concernant cinq chansons dont les paroles ont pour auteur Louis F... (« Que serais-je sans toi », « Au bout de mon âge », « Les poètes », « J'arrive où je suis étranger », « Les feux de Paris »), les textes étaient issus de poèmes préexistants qui étaient ensuite mis en musique par le chanteur après avoir préalablement recueilli l'accord du poète ; que, si l'autorisation donnée par le poète témoigne d'un intérêt pour le travail de composition du chanteur, elle ne suffit toutefois pas à caractériser l'existence d'une collaboration entre les auteurs ; qu'en retenant le contraire, la cour d'appel a violé l'article L. 113-3 du code de la propriété intellectuelle ;

3°/ que le coauteur d'une oeuvre de collaboration dont la contribution peut être identifiée et séparée de celle des autres ne peut agir seul que pour défendre les droits qu'il détient sur sa propre contribution ; qu'en l'espèce, la contribution de Jean C... dans la création des chansons litigieuses dont les paroles sont l'oeuvre de M. E... et Louis F... était parfaitement identifiable et se limitait à la composition musicale ; que partant, M. X..., en sa qualité d'exécuteur testamentaire en charge de l'exercice du droit moral de Jean C..., était irrecevable à agir seul en contrefaçon, à l'encontre de la société Ecriture communication, au titre de la reproduction des textes desdites chansons dans l'ouvrage biographique consacré au chanteur ; qu'en retenant l'inverse, la cour d'appel a violé l'article L. 113-3 du code de la propriété intellectuelle, ensemble l'article 31 du code de procédure civile ;

Mais attendu qu'après avoir exactement énoncé que, pour caractériser une oeuvre de collaboration, il convient d'établir la communauté d'inspiration de ses coauteurs, l'arrêt relève, pour les oeuvres visées par la première branche du moyen, que M. E... a précisé que Jean C... faisait son choix parmi les poèmes qu'il lui envoyait, puis lui adressait un projet, sur lequel l'un et l'autre discutaient longuement ; qu'il ajoute que cet échange mutuel témoigne du processus d'élaboration des chansons et que les modifications que Jean C... proposait d'apporter aux textes illustrent le travail concerté des auteurs unis par une communauté d'inspiration, peu important que les textes soient issus de poèmes préexistants ; que, s'agissant des chansons visées par la deuxième branche, dont les paroles ont été écrites à partir de poèmes de Louis F..., l'arrêt relève que M. G..., exécuteur testamentaire de celui-ci, a indiqué que Jean C... s'entretenait avec Louis F... sur la manière de mettre en musique ses poèmes, sur le titre à leur donner ou les verbes à enlever, et qu'une certaine complicité existait entre eux dont témoignent les écrits du poète comme les déclarations de Jean C... qui, dans un entretien, faisait état des coupures qu'il avait proposées au poète et des brouillons de travail qu'il lui remettait ; que la cour d'appel a ainsi souverainement estimé que les chansons litigieuses étaient des oeuvres de collaboration ; que le moyen, inopérant en sa troisième branche, l'arrêt n'ayant pas retenu que la contribution de Jean C... aurait été limitée à la composition musicale, n'est pas fondé pour le surplus ;

Sur le troisième moyen :

Attendu que la société Ecriture communication fait grief à l'arrêt de rejeter l'exception de courtes citations et de dire qu'en reproduisant sans l'autorisation de la société Productions Alléluia, dans l'ouvrage intitulé « Jean C... – Le charme rebelle », des extraits des chansons « La leçon buissonnière », « Berceuse pour un petit loupiot », « La porte à droite », « Les cerisiers », « Les mercenaires », « Que serais-je sans toi », « Au bout de mon âge », « Les poètes », « J'arrive où je suis étranger », « Les feux de Paris », elle a commis des actes de contrefaçon en portant atteinte aux droits patrimoniaux de reproduction dont la société Productions Alléluia est cessionnaire, alors, selon le moyen :

1°/ qu'est licite, au titre du droit de courte citation, la reproduction, dans une biographie consacrée à un chanteur, d'extraits de textes de ses chansons, l'insertion de tels extraits ayant nécessairement et par nature pour vocation d'informer le public de la teneur des oeuvres réalisées par l'artiste, ainsi que sur la personnalité de ce dernier, laquelle se manifeste au travers de ses oeuvres ; qu'en affirmant, pour écarter l'exception de courte citation, que n'était pas établi en quoi les citations insérées dans la biographie litigieuse servaient à enrichir les connaissances du public, la cour d'appel a violé l'article L. 122-5, 3°, du code de la propriété intellectuelle ;

2°/ que l'auteur d'une oeuvre ne peut écarter unilatéralement l'exception de courte citation réservée par la loi dans l'intérêt général ; que, pour écarter l'exception de courte citation et condamner la société Ecriture communication à payer la somme de 5 000 euros à M. X... en réparation de l'atteinte portée au droit moral de Jean C..., la cour d'appel a affirmé que ce dernier avait, de son vivant, « émis les plus expresses réserves, voire son hostilité de principe » à l'encontre des ouvrages à vocation biographique ; qu'en statuant ainsi, par des motifs impropres à écarter l'exception de courte citation, la cour d'appel a violé l'article L. 122-5, 3°, du code de la propriété intellectuelle, ensemble l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

3°/ que les limitations à l'exercice de la liberté d'expression ne sont admises qu'à la condition qu'elles soient proportionnées au but légitime poursuivi, c'est-à-dire rendues nécessaires dans une société démocratique par un besoin social impérieux ; que la proportionnalité doit être appréciée in concreto ; qu'en condamnant la société Ecriture communication pour contrefaçon au titre de la reproduction, dans une oeuvre biographique consacrée au chanteur Jean C..., d'extraits de textes constituant les paroles des chansons de ce dernier, sans rechercher concrètement si - indépendamment des exceptions légales énoncées à l'article L. 122-5 du code de la propriété intellectuelle - la condamnation prononcée à l'encontre de la société Ecriture communication était proportionnée à l'objectif de protection des droits d'auteur revendiqués, la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble l'article 1er de la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création ;

Mais attendu que le bénéfice de l'exception de courtes citations est subordonné à la satisfaction des conditions posées par l'article L. 122-5, 3°, du code de la propriété intellectuelle, peu important le genre biographique de l'oeuvre citante ;

Que la cour d'appel a estimé, par une appréciation souveraine de la portée des citations litigieuses, que celles-ci n'étaient destinées ni à illustrer une controverse ni à éclairer un propos ou approfondir une analyse à visée pédagogique, et que la société Ecriture communication n'établissait pas davantage qu'elles servaient à enrichir les connaissances du public ; que le moyen, nouveau et mélangé de fait en sa troisième branche, en ce que le contrôle de la proportionnalité suppose un examen in concreto des extraits de textes cités, comme tel irrecevable, et inopérant en sa deuxième branche pour s'attaquer à un motif étranger à l'appréciation de l'exception, n'est pas fondé pour le surplus ;

Mais sur la quatrième branche du premier moyen et sur le deuxième moyen réunis, qui sont recevables :

Vu l'article L. 113-3 du code de la propriété intellectuelle ;

Attendu que, si le coauteur d'une oeuvre de collaboration peut agir seul pour la défense de son droit moral, c'est à la condition que sa contribution puisse être individualisée ; que, dans le cas contraire, il doit, à peine d'irrecevabilité, mettre en cause les autres auteurs de l'oeuvre ou de la partie de l'oeuvre à laquelle il a contribué ;

Attendu que, pour condamner la société Ecriture communication à verser une certaine somme en réparation de l'atteinte portée au droit moral de Jean C..., l'arrêt retient que M. X..., en qualité d'exécuteur testamentaire en charge de l'exercice de ce droit, est recevable à agir en contrefaçon ;

Qu'en statuant ainsi, alors qu'il résultait de ses propres constatations que les paroles des chansons considérées avaient été écrites à partir de poèmes préexistants, en collaboration étroite avec leurs auteurs, et que la contribution de Jean C... était indivisible de la leur, de sorte que M. E... et les ayants droit de Louis F... et de Guy H... devaient être appelés en la cause, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare M. X..., en qualité d'exécuteur testamentaire de Jean C... en charge de l'exercice de son droit moral, recevable à agir en contrefaçon des chansons suivantes : "La leçon buissonnière", "Berceuse pour un petit loupiot", "La porte à droite", "Les cerisiers", "Les mercenaires", "Que serais-je sans toi", "Au bout de mon âge", "Les poètes", "J'arrive où je suis étranger" et "Les feux de Paris", et en ce qu'il condamne la société Ecriture communication à lui verser la somme de 5 000 euros à titre de dommages-intérêts, l'arrêt rendu le 16 décembre 2016, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Versailles.