Cass. 3e civ., 11 avril 2019, n° 18-16.121
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Chauvin
Avocats :
SCP Gatineau et Fattaccini, SCP Bénabent
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 7 février 2018), que la société Manoir Aérospace, locataire commercial de différents sites industriels, a fait apport partiel de différentes branches de son activité exercée sur ces sites aux sociétés Manoir Custines, Manoir Saint Brieuc, Manoir Bouzonville et Manoir Pitres constituées à cet effet ; que, le 28 décembre 2012, la société Kalkalit Blade, propriétaire bailleur des sites, a assigné Mme I..., en qualité de mandataire liquidateur de la société Manoir Custines, et les autres sociétés bénéficiaires des apports, ainsi que la société Manoir Aérospace, les premières en paiement des loyers et charges dus et la dernière en garantie solidaire ;
Sur le premier moyen :
Attendu que la société Lisi Aerospace Forged Integrated Solutions, venant aux droits de la société Manoir Aerospace, fait grief à l'arrêt de dire qu'elle reste garant, solidairement avec les sociétés bénéficiaires des apports, du paiement des loyers et charges au titre des baux commerciaux jusqu'à leur date d'expiration, alors, selon le moyen :
1°/ que le juge doit respecter la loi des parties ; que la cour d'appel a elle-même relevé que les baux commerciaux avaient été transférés par la société Manoir Aerospace aux sociétés Manoir Custines, Manoir Saint-Brieuc, Manoir Bouzonville et Manoir Pitres par le biais d'un apport partiel d'actif et non par le biais d'une cession ; qu'en jugeant pourtant que la garantie consentie par la société Manoir Aerospace, qui ne devait jouer qu'en cas de cession de son fonds de commerce ou de tout ou partie de son entreprise, devait être appliquée, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations au regard de l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016 ;
2°/ que toute partie peut renoncer à un droit dont elle a la libre disposition ; que la cour d'appel a jugé que les stipulations des traités d'apport partiel d'actif excluant toute garantie par la société Manoir Aerospace des entités nouvellement créées n'étaient pas opposables à la société Kalkalit, en raison de l'effet relatif des contrats ; qu'en statuant ainsi, sans rechercher si la société Kalkalit n'avait pas, non seulement en ne s'opposant pas à la réalisation des contrats d'apport partiel d'actif qui avaient été publiés et qui lui avaient été notifiés, mais encore en participant de manière active à la réalisation de l'opération par le biais de la conclusion d'avenants aux baux commerciaux d'origine ayant pour objet d'entériner la nouvelle configuration juridique régissant dorénavant les relations contractuelles entre les parties, renoncé à la garantie solidaire stipulée dans les actes antérieurs, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016 ;
3°/ que le juge ne peut pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis ; que l'article 7.1 des baux commerciaux se bornait à prévoir que le preneur resterait garant solidairement avec son cessionnaire du paiement des loyers et des charges « dans l'hypothèse où le cessionnaire n'a pas une surface financière suffisante » et à préciser les critères relatifs à la notion de « surface financière suffisante » ; qu'en jugeant qu'il résultait d'une telle clause qu'elle faisait peser sur le cédant la charge de prouver que le cessionnaire disposait d'une surface financière suffisante, la cour d'appel a dénaturé ces baux commerciaux, en violation de l'obligation faite au juge de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis ;
4°/ qu'il appartient à celui qui réclame le bénéfice d'une garantie contractuelle de prouver que sont réunies les conditions de mise en oeuvre de cette garantie ; que l'article 7.1 des baux commerciaux stipulant que le preneur ne resterait garant solidairement avec son cessionnaire du paiement des loyers et des charges que « dans l'hypothèse où le cessionnaire n'a pas une surface financière suffisante , il appartenait au bailleur, qui réclamait le bénéfice de cette garantie, de prouver que le cessionnaire n'avait pas eu une surface financière suffisante ; qu'en jugeant au contraire qu'il appartenait au cédant de démontrer que le cessionnaire disposait d'une surface financière suffisante, et en lui reprochant de ne pas rapporter une telle preuve, la cour d'appel a inversé la charge de la preuve, en violation de l'article 1315, devenu l'article 1353, du code civil ;
Mais attendu, d'une part, qu'ayant relevé que la clause 7.1, alinéa 1, des baux conclus entre la société Kalkalit Blade et la société Manoir Aerospace pour chacun des sites industriels stipulait que le preneur pourrait librement céder son droit au bail à l'acquéreur de son fonds de commerce ou de tout ou partie de son entreprise et que la société Manoir Aérospace avait, par traités d'apport partiel d'actifs placé sous le régime des scissions, cédé les droits au bail aux sociétés Manoir Custines, Manoir Saint-Brieuc, Manoir Bouzonville et Manoir Pitres, devenues titulaires de plein droit des baux, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de procéder à une recherche non demandée sur la renonciation du bailleur, a pu en déduire que la clause s'appliquait dans le cas de cessions du droit au bail par voie d'apport partiel d'actifs ;
Attendu, d'autre part, qu'ayant relevé que la clause 7.1, alinéa 2, stipulait qu'en cas de cession, le preneur resterait garant solidairement avec son cessionnaire du paiement des loyers et des charges jusqu'à l'expiration de la durée restant à courir du bail à compter de la date de cession mais seulement dans l'hypothèse où le cessionnaire n'aurait pas une surface financière suffisante, la cour d'appel a souverainement retenu, sans dénaturation ni inversion de la charge de la preuve, que la société cédante ne démontrait pas que la société cessionnaire disposait d'une surface financière suffisante ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
Sur le second moyen :
Attendu que la société Lisi Aerospace Forged Integrated Solutions, venant aux droits de la société Manoir Aerospace, fait grief à l'arrêt de déclarer inapplicable la limitation de garantie prévue par l'article L. 145-16-2 du code de commerce, alors, selon le moyen :
1°/ que l'article L. 145-16-2 du code de commerce, prévoyant que lorsque la cession du bail commercial s'accompagne d'une clause de garantie du cédant au bénéfice du bailleur, celui-ci ne peut l'invoquer que durant trois ans à compter de la cession dudit bail, est un texte d'ordre public qui s'applique aux baux en cours au jour de son entrée en vigueur ; qu'en jugeant au contraire que ce texte n'est pas une disposition impérative applicable aux baux commerciaux conclus avant son entrée en vigueur, la cour d'appel l'a violé, ensemble l'article 2 du code civil ;
2°/ que la loi nouvelle régit immédiatement les effets légaux des situations juridiques ayant pris naissance avant son entrée en vigueur et non définitivement réalisées ; que l'article L. 145-16-2 du code de commerce, qui limite dans le temps la garantie donnée par le cédant au bailleur, encadre une situation juridique relevant du statut légal des baux commerciaux, qui a pris naissance avant l'entrée en vigueur de la loi et qui n'est pas définitivement réalisée, de sorte que le texte doit immédiatement être appliqué aux baux commerciaux conclus avant son entrée en vigueur ; qu'en jugeant le contraire, la cour d'appel a violé l'article L. 145-16-2 du code de commerce, ensemble l'article 2 du code civil ;
3°/ que la loi qui réduit la durée d'un délai de prescription ou de forclusion est immédiatement applicable ; que l'article L. 145-16-2 du code de commerce, prévoyant que lorsque la cession du bail commercial s'accompagne d'une clause de garantie du cédant au bénéfice du bailleur, celui-ci « ne peut l'invoquer » que durant trois ans à compter de la cession dudit bail, instaure un délai de forclusion ou de prescription, plus court que le délai de droit commun antérieur ; qu'en jugeant le contraire pour refuser de faire application du texte, la cour d'appel a violé l'article L. 145-16-2 du code de commerce, ensemble l'article 2222 du code civil ;
Mais attendu qu'ayant retenu, à bon droit, d'une part, que l'article L. 145-16-2 du code de commerce, qui revêt un caractère d'ordre public, ne répond pas à un motif impérieux d'intérêt général justifiant son application immédiate, d'autre part, que la garantie solidaire, dont ce texte limite la durée à trois ans, ne constitue pas un effet légal du contrat mais demeure régie par la volonté des parties, la cour d'appel en a exactement déduit que ce texte n'était pas immédiatement applicable ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi.