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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 19 octobre 2022, n° 20/17030

PARIS

Arrêt

Infirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

Mme Depelley, Mme Lignières

Avocats :

Me Régnier, Me Bourdier, Me Guyonnet, Me Pomiès

T. com. Bordeaux, du 12 oct. 2020, n° 20…

12 octobre 2020

La société Établissements [H] (ci-après [H]) a pour activité la fabrication d'engrais à base de déchets organiques. Elle propose au producteur de recevoir puis de traiter ses déchets. Elle en fabrique un compost dont elle assure la vente.

La société Groupe [V] (ci-après « [V] ») a pour activité l'abattage de bétail ainsi que la découpe et la transformation des viandes de l'industrie agroalimentaire française. Elle dispose de plusieurs abattoirs en France, parmi lesquels figure l'abattoir de [Localité 4].  

Depuis 1998, [H] collecte les déchets organiques de cet abattoir et en assure le traitement sur son site de St-Amans Soult (81). Elle est rémunérée en fonction du tonnage récupéré (environ 4 000 tonnes par an).  

Le 1er juillet 2006, les deux parties ont signé un contrat de 5 ans renouvelable par tacite reconduction, lequel prévoyait que le contrat pouvait être « résilié avec un préavis de 6 mois pour les deux parties sans indemnités ».

Par contrat en date du 1er janvier 2013, conclu pour une durée de trois ans, il a été prévu une reconduction pour une durée d'un an renouvelable par tacite reconduction, « sauf résiliation par l'une ou l'autre des parties six mois avant l'échéance ». L'avenant du 1er janvier 2015 a laissé inchangé cette disposition.

Par LRAR du 26 juin 2018, Groupe [V] a informé [H] de la résiliation du contrat à son échéance du 31 décembre 2018.  

Par acte du 30 juillet 2019, [H], considérant que ce préavis n'est pas suffisant au vu de l'ancienneté de leurs relations, a assigné [V] devant le tribunal de commerce de Bordeaux en réparation de la rupture brutale des relations commerciales établies.

Par jugement du 12 octobre 2020, le tribunal de commerce de Bordeaux a :

- Débouté la société Ets [H] de l'ensemble de ses demandes,  

- Condamné la société Ets [H] à payer à la société Groupe [V] la somme de 1 500,00 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,  

- Condamné la société Ets [H] aux dépens (dont frais de greffe liquidés à la somme de 75,54 € et dont TVA de 12,24 €).

Vu les dernières conclusions de la société Ets [H], appelante, déposées et notifiées le 24 février 2021 par lesquelles il est demandé à la Cour de :

Vu l'article L.442-6 I.5° du Code de Commerce,  

Vu les pièces versées au débat,  

Vu la jurisprudence,  

- Déclarer l'appel de la société Établissements [H] recevable et bien fondé ;  

- Infirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 12 octobre 2020 par le tribunal de commerce de Bordeaux ;

Et statuant à nouveau :  

-Juger qu'il existait une relation commerciale établie entre la société Établissements [H] et la société Groupe [V] ;  

- Juger que la société Groupe [V] a brutalement mis fin à la relation commerciale établie avec la société Établissements [H] ;  

- Condamner la société Groupe [V] à verser à la société Établissements [H] la somme de 124.180,74 euros à titre d'indemnité en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies entre la société roupe [V] et la société Établissements [H] ;  

- Condamner la société Groupe [V] à verser la somme de 7 000 euros à la société Établissements [H] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;  

- Condamner la société Groupe [V] aux entiers dépens.  

Vu les dernières conclusions de la société Groupe [V], intimée, déposées et notifiées le 21 mai 2021 par lesquelles il est demandé à la Cour de :

Vu l'article 1134 ancien du Code civil,  

Vu l'article L.442-6 ancien du Code de commerce,  

- Débouter la société Établissements [H] de toutes ses demandes comme étant mal fondées,  

- Condamner la société Établissements [H] à verser la somme de 10 000 € à la société Groupe [V] au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;  

- Condamner la société Établissements [H] aux entiers dépens.

La Cour renvoie à la décision attaquée et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

Elle constate par ailleurs qu'en l'état des pièces transmises, il n'est pas établi que les Établissements [H] ont changé de dénomination sociale.  

MOTIVATION

La Cour rappelle que les ruptures brutales intervenues avant le 26 avril 2019 sont soumises à l'ancien article L. 442-6-I, 5e du code de commerce, lequel dispose :

« Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé par le fait, pour tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au registre des métiers :  

(...) 5° de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.

(...) Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. »

Les parties ne contestent pas l'existence d'une relation commerciale régulière, significative et stable les liant depuis près de 20 ans.  

Sur la brutalité de la rupture de la relation

Exposé du moyen :

[H] soutient avoir travaillé près de vingt ans avec [V] dans le cadre d'une relation commerciale ininterrompue et essentielle à la réalisation de son activité économique. Elle en déduit que [V] aurait du respecter un préavis global de 24 mois et que la durée du préavis non accordé s'élève donc à 18 mois.

Elle considère que le préavis contractuel n'était ni suffisant ni raisonnable au regard de la particularité de son activité, de sa dépendance économique vis-à-vis de la société Groupe [V] et de la durée de leur relation contractuelle. Elle soutient qu'en effet, il lui était impossible de réorganiser son activité en six mois. Elle fait valoir que la rupture de la relation commerciale la prive, d'une part, de sa prestation d'enlèvement mais également, d'autre part, de la matière première nécessaire à la fabrication et à la vente du compost. [V] aurait aussi, selon elle, abusé de l'état de dépendance économique d'Ets [H] pour faire baisser le prix de la tonne de déchets de 25,00 € en 2012 à 14,00 € en 2013.  

[V] fait valoir en réponse que les contrats font la loi des parties et que de jurisprudence constante, les parties sont libres de dénouer les relations commerciales nouées précédemment, la réparation ne pouvant porter que sur le non-respect de la durée du délai de prévenance. Elle considère que la rupture n'est pas brutale car l'existence d'un préavis écrit n'est pas contestable et que la durée de préavis prévue au contrat a été respectée. Elle ajoute que le contrat a été rédigé par Ets [H], y compris la clause de préavis de dénonciation et que son co-contractant se contredit à son détriment (principe de l'estopel). Elle soutient en outre que Ets [H] n'a pas proposé de négocier un préavis plus long, a de fait accepté le préavis de 6 mois en 2018 et n'a assigné la société Groupe [V] qu'un an plus tard, en juillet 2019. Enfin, rien ne pouvait laisser augurer selon elle la poursuite des relations commerciales, s'agissant d'une suite de contrats prévoyant expressément une tacite reconduction limitée à un an.

[V] conteste par ailleurs que la société Ets [H] ait été en état de dépendance économique, dès lors que la part de chiffre d'affaires de cette dernière réalisée exclusivement avec la société Groupe [V] n'a cessé de diminuer au fil des années, passant de 96, 08% en 2007 à 26, 01% en 2018 alors que son chiffre d'affaires global n'a cessé de progresser, traduisant une diversification de sa clientèle et une indépendance financière vis-à-vis de la société Groupe [V]. Elle ajoute que du fait de la particularité de l'activité (qui est de proximité et rend impossible un appel d'offre régional, en raison des coûts de transport), [H] bénéficiait bien au contraire d'un quasi-monopole lui permettant de facturer des prix élevés vu l'absence de solutions de substitution locales. Elle aurait donc été contrainte d'interrompre la relation afin que ne perdure pas cet abus de dépendance économique.

Réponse de la Cour  

La Cour rappelle que, de jurisprudence constante, l'existence d'une stipulation contractuelle ne dispense pas le juge, s'il en est requis, de vérifier si le délai de préavis contractuel tient compte des circonstances de l'espèce.

Le délai du préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale étable, du produit ou du service considéré.

Il doit être constaté, à cet égard, tout d'abord, que l'ancienneté de la relation rompue est de l'ordre de 20 ans.  

Il convient de retenir, ensuite, que la rupture de la relation commerciale prive [H], en premier lieu, de sa prestation d'enlèvement, laquelle correspondait à un volume d'affaires relativement significatif, y compris les dernières années (48, 02 % du chiffres d'affaires en 2015 ; 35, 28 % en 2016 ; 26, 31 % en 2017 ; 26, 01 % en 2018). Elle la prive, en second lieu, de la matière stercoraire issue de la prestation accomplie, soit de la matière première nécessaire à la fabrication du compost dont [H] assure la vente.  

Il s'ensuit que la part du chiffre d'affaires que [H] réalisait en direct (prestation de service) et indirectement (vente de marchandises) auprès de [V], si elle n'était plus, comme l'a été jusqu'en 2012, de l'ordre de 90 %, restait très conséquente, puisqu'elle s'élevait en 2017, à 47, 10 % et en 2018, à 41, 84 % du chiffre d'affaires global (pièces [H] n°7 et 22).  

Il n'est pas établi, par ailleurs, que [H] ait été, comme allégué par [V], seule rédactrice du contrat limitant la durée de préavis à 6 mois. Il ne peut pas non plus être déduit de l'absence de contestation de [H] pendant l'exécution du délai de préavis qu'elle l'aurait accepté.  

Dès lors, La Cour retient que la durée contractuelle de préavis de 6 mois était, dans ces circonstances, insuffisantes et qu'un délai 12 mois de préavis doit être considéré, en l'espèce, comme raisonnable et suffisant.

Après déduction du préavis observé de 6 mois, il convient donc de condamner [V] à réparer le préjudice causé par la rupture brutale de la relation commerciale établie avec [H] en raison de 6 mois de préavis non effectués.

Sur le préjudice

Exposé du moyen :

[H] se réfère à l'attestation de son expert-comptable de laquelle il ressort qu'elle dégageait une marge brute équivalente aux prestations facturées à [V] diminuées des achats de matière premières, soit en moyenne sur les 12 derniers exercices, une marge brute mensuelle de 6.898, 93 euros (pièce n°7 [H] colonne 5 et pièces 8 à 22).

La société Groupe [V] conteste la seule référence à la marge brute et fait valoir qu'eu égard aux mentions figurant dans la colonne « marge brute » du tableau versé et dans la colonne «'CA HT prestations de services avec le groupe [V]'», la marge brute correspondrait à 100 % du chiffre d'affaires, ce qui n'est pas justifié.

Réponse de la Cour :

Le préjudice, qui correspond au gain manqué pendant la période de préavis non réalisée, s'évalue en comparant la marge qui aurait dû être perçue pendant le préavis qui aurait dû être octroyé, à la marge effectivement perçue.  

La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.

Il ressort des pièces comptables versées que la marge brute sur les prestations de service réalisées auprès du groupe [V] s'élèvent pour les trois derniers exercices, à la somme de 223 511 euros (76 161 euros en 2016 + 74 538 euros en 2017 + 72 812 euros en 2018) soit 6208, 63 euros par mois. Ces chiffres, contrairement à ce qui est allégué par [V], sont inférieurs au chiffre d'affaires réalisé avec elle (pièce [H] n°7, colonnes n°3 et 5).

En l'état des éléments d'appréciation soumis à la cour, le préjudice est évalué à 34 000 euros, sur une marge brute à coûts variables.

Il convient, en conséquence d'infirmer la décision attaquée en ce qu'elle débouté la société [H] de sa demande indemnitaire fondée sur le préjudice économique qu'elle a subi, et de condamner la société Groupe [V] à lui verser la somme de 34 000 euros à ce titre.

Sur l'article 700 du code de procédure civile

Il serait inéquitable de laisser à la charge de la société [H] les frais irrépétibles qu'elle a été contrainte d'exposer pour faire valoir ses droits en justice.

La société Groupe [V] sera en conséquence condamnée à lui payer la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Le jugement attaqué est réformé en ce qu'il fait droit à la demande de Groupe [V] relative aux frais irrépétibles.

La société Groupe [V], qui succombe, sera condamnée aux dépens.

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

Infirme le jugement en ce qu'il a :

- Débouté la société Etablissements [H] de sa demande indemnitaire fondée sur le préjudice économique subi du fait de la rupture brutale des relations contractuelles établies ;

- Condamné la société Etablissements [H] à payer à la société Groupe [V] la somme de 1 500 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamné la société Etablissements [H] aux dépens ;

Statuant de nouveau,  

Condamne la société Groupe [V] à verser à la société Etablissements [H] la somme de 34 000 € à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice économique subi du fait de la rupture brutale des relations contractuelles établies ;

Condamne la société Groupe [V] à verser à la société Etablissements [H] la somme de 5 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la société Groupe [V] aux dépens de première instance et d'appel.