Cass. crim., 5 octobre 2022, n° 21-82.339
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme de la Lance
Rapporteur :
M. de Lamy
Avocat général :
M. Salomon
Avocats :
SCP Piwnica et Molinié, SCP Waquet, Farge et Hazan
Faits et procédure
1. Il résulte des arrêts attaqués et des pièces de la procédure ce qui suit.
2. Le 6 juin 2017, l'association [2] a porté plainte, auprès du procureur de la République de [Localité 3], contre personne non dénommée à la suite d'un article de presse, relatant la signature par M. [B] [K], alors directeur général des [4], d'un contrat de bail, conclu le 1er juillet 2011, entre cet organisme et la société [5] gérée par Mme [N] [O], sa compagne, qui détenait 99 % des parts, et ce avec l'autorisation du conseil d'administration des [4] donnée le 25 janvier 2011.
3. Le procureur de la République a ouvert une enquête préliminaire, le 1er juin 2017, qui a été classée sans suite.
4. Le 8 novembre 2017, l'association [2] a porté plainte et s'est constituée partie civile contre personne non dénommée, des chefs de prise illégale d'intérêts, recel et complicité de prise illégale d'intérêts, obstacle aux fonctions de contrôle et de vérification du commissaire aux comptes en raison de cette opération immobilière conclue entre les [4] et la société gérée par Mme [O].
5. Le doyen des juges d'instruction du pôle financier de Paris, à qui la plainte a été adressée, l'a transmise au parquet national financier aux fins de réquisitions.
6. Le 2 janvier 2018, par réquisitoire introductif, le procureur de la République financier a requis qu'il soit informé contre M. [K] du chef de prise illégale d'intérêts et contre Mme [O] et tous autres des chefs de complicité et recel du délit de prise illégale d'intérêts.
7. M. [K] a été mis en examen le 11 septembre 2019.
8. Le 3 mars 2020, ses avocats ont déposé une requête sur le fondement de l'article 82-3 du code de procédure pénale pour que soit constatée l'acquisition de la prescription de l'action publique.
9. Le juge d'instruction ayant rejeté cette demande en raison, notamment, de la nécessité de réaliser d'autres investigations afin de permettre aux juges d'apprécier l'éventuelle dissimulation des faits, M. [K] a interjeté appel.
10. M. [K] a également saisi la chambre de l'instruction d'une requête aux fins de voir constater la nullité de la plainte avec constitution de partie civile déposée par l'association [2].
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa première branche, et sur les deuxième et troisième moyens proposés pour l'association [2]
11. Ils ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Sur le moyen proposé pour M. [K]
Enoncé du moyen
12. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a écarté l'exception de nullité, alors « que la saisine de la juridiction financière est réservée au ministère public ; que l'association [2] a déposé une plainte avec constitution de partie civile directement auprès de juge d'instruction du pôle financier de Paris ; qu'en estimant cependant la plainte recevable, la chambre de l'instruction a méconnu les articles 52, 85, 591, 593, 704 et 705 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
13. Pour rejeter la requête aux fins de nullité, selon laquelle la plainte avec constitution de partie civile aurait été adressée par l'association [2], le 8 novembre 2017, à une juridiction incompétente, l'arrêt attaqué énonce que selon l'article 705 du code de procédure pénale, le procureur de la République financier, le juge d'instruction et le tribunal correctionnel de Paris exercent une compétence concurrente à celle qui résulte de l'article 52 du même code, notamment, pour la poursuite, l'instruction et le jugement des délits incriminés par les articles 432-10 à 432-15 du code pénal, dans les affaires qui sont ou apparaissent d'une grande complexité.
14. Les juges relèvent que cette plainte avec constitution de partie civile ne méconnaît aucune des formalités substantielles prévues par le code de procédure pénale et a été déposée auprès du doyen des juges d'instruction du pôle financier de Paris.
15. Ils ajoutent que le juge d'instruction n'a pas soulevé son incompétence, qu'il n'a pas été destinataire de réquisitions en ce sens, qu'il a valablement été saisi au visa de l'article 705 du code de procédure pénale par le parquet national financier, et que seuls peuvent être annulés les actes accomplis par un juge manifestement incompétent.
16. Les juges précisent, enfin, que le doyen des juges d'instruction désigné par ordonnance du président du tribunal de grande instance de Paris du 28 août 2017 puis désigné le 12 janvier 2018 par le premier vice-président de la juridiction en co-saisine avec un autre juge d'instruction, avait compétence sur le fondement de l'article 705 du code de procédure pénale pour instruire la plainte avec constitution de partie civile de l'association [2] puis suivre l'information et que dès lors les actes subséquents ne sont pas entachés de nullité.
17. En se déterminant ainsi la chambre de l'instruction n'a méconnu aucun des textes visés au moyen.
18. En effet, en premier lieu, selon l'article 705 du code de procédure pénale, le procureur de la République financier et le juge d'instruction de Paris exercent, pour certaines infractions, dont le délit de prise illégale d'intérêts, lorsqu'elles sont ou apparaissent d'une grande complexité, une compétence concurrente à celle résultant, notamment, de l'article 52 du code de procédure pénale.
19. En second lieu, le juge d'instruction spécialisé a retenu sa compétence et le procureur national financier a pris un réquisitoire introductif visant l'article 705 du code de procédure pénale en application des règles d'ordre public relatives à leur compétence, de sorte que le principe selon lequel il appartient à la seule autorité judiciaire de mettre en oeuvre les règles d'attribution prévues par l'article susvisé n'a pas été méconnu.
20. Dès lors, le moyen doit être écarté.
Sur le premier moyen, pris en sa seconde branche, proposé pour l'association [2]
Enoncé du moyen
21. Le moyen critique l'arrêt infirmatif attaqué en ce qu'il a constaté que les faits qualifiés de prise illégale d'intérêts commis à [Localité 3] à compter du 1er décembre 2010 et jusqu'au 18 juin 2012 sont prescrits, alors :
« 2°/ que le point de départ de la prescription du délit de prise illégale d'intérêts est retardé, en cas de dissimulation des faits, au jour où l'infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement de l'action publique ; la dissimulation doit avoir porté sur les faits, et être recherchée quant à l'ensemble des faits poursuivis ; M. [K] a été mis en examen de ce chef pour « en sa qualité de directeur général des [4] qui l'auraient mandaté à cet effet, leur avoir fait louer, par une décision du conseil d'administration du 25 janvier 2011, des locaux situés [Adresse 1] à [Localité 3], acquis dans un premier temps par lui-même au terme d'un compromis de vente signé le 23 décembre 2010 puis postérieurement à la décision du conseil d'administration, gérée dans le cadre d'une SCI par sa compagne Madame [O] qui en détenait 99 % des parts, le bail ayant été conclu le 1er juillet 2011 et le loyer versé par les mutuelles finançant l'acquisition par la SCI [5] constituée le 24 février 2011 », faits commis du 1er décembre 2010 au 18 juin 2012 ; la prise illégale d'intérêts pouvait résulter de ce que, étant directeur des [4], il avait participé à une opération patrimoniale bénéficiant entièrement à sa compagne et financée intégralement par les [4] ; l'opération résultait de la combinaison de plusieurs éléments : acquisition à un prix « intéressant », par une SCI dont Mme [O], compagne de M. [K], détenait 99 % des partes ; lien entre l'acquisition et le bail à consentir aux [4] par le biais d'une condition suspensive stipulée dans l'acte d'achat, en subordonnant l'effectivité à la conclusion du bail ; prix du bail couvrant intégralement le coût de l'acquisition frais de notaire compris, entièrement financé par le prêt consenti à la SCI et négocié par M. [K] ; par ce montage immobilier et économique M. [K] avait permis à sa compagne d'acquérir un bien immobilier, sans bourse délier puisque le loyer couvrait intégralement le prix d'acquisition, et sans aléa puisque la condition suspensive assurait à Mme [O] la sécurité de l'opération, par le biais d'un locataire institutionnel fiable ; en estimant que « la dissimulation pour être retenue aurait dû en l'espèce viser à empêcher l'identification de la gérante de la SCI [5] » signataire du bail et « occulter les liens entre le gérant et la SCI et M. [K] », et en se limitant à cette recherche, pour écarter toute dissimulation des faits, alors qu'il pouvait y avoir une dissimulation, lors du conseil d'administration des [4] du 25 janvier 2011,
autorisant M. [K] à passer le bail, le nombre des éléments caractérisant la prise illégale d'intérêts (signature par M. [K] du compromis de vente, prix de vente, financement intégral de ce prix par le loyer qui allait être stipulé, absence de tout aléa pour l'acquéreur réel sous couvert de la SCI à qui le bail était assuré par la condition suspensive) ; faute d'avoir recherché si l'ensemble de ces éléments caractérisant l'opération immobilière bénéficiant à Mme [O] avait réellement été révélé aux [4], la Cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 432-12 du code pénal, 6, 8 et 9-1 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
22. Pour dire prescrits les faits de prise illégale d'intérêts commis à [Localité 3] à compter du 1er décembre 2010 et jusqu'au 18 juin 2012, pour lesquels M. [K] a été mis en examen, la chambre de l'instruction énonce que le procureur de la République a considéré que M. [K] a cessé d'exercer ses fonctions de directeur général des [4] le 18 juin 2012 et que, n'ayant alors plus l'administration ou la surveillance de l'affaire dans laquelle il aurait pris intérêts, la prescription est acquise à la date du 19 juin 2015.
23. Les juges énoncent, également, qu'au stade actuel aucun développement de l'instruction n'a apporté de nouvel élément de nature à justifier une extension de la saisine du juge d'instruction pour des faits qui auraient été commis par M. [K] postérieurement au 18 juin 2012.
24. Ils rappellent que la jurisprudence, consacrée par la loi n° 2017-242 du 27 février 2017 portant réforme de la prescription en matière pénale, a posé comme principe que, lorsque l'infraction est dissimulée par des actes destinés à empêcher la connaissance de sa commission, le délai de prescription ne commence à courir qu'à compter du jour où les actes composant l'infraction ont pu être constatés dans des conditions permettant l'exercice des poursuites.
25. Ils précisent que pour être retenue, en l'espèce, la dissimulation aurait dû avoir pour objet, à la fois, d'empêcher l'identification de la gérante de la société ayant loué des locaux aux [4] et de cacher les liens entre cette dernière et M. [K].
26. Ils précisent également qu'à la date du conseil d'administration du 25 janvier 2011, seul un compromis de vente des locaux qui allaient être loués aux [4] avait été signé par M. [K] en tant que « représentant de fait » de Mme [O], que cet acte comprenait une clause de substitution au profit de la société que Mme [O] entendait créer et qui sera constituée le 24 février 2011, et que le 1er juillet 2011, l'acte notarié de vente des locaux à la société [5] a été signé et le même jour a été conclu le contrat de bail, signé par Mme [O], entre la société et les [4].
27. La chambre de l'instruction relève qu'il résulte des auditions des administrateurs présents lors de la réunion du conseil d'administration que trois d'entre eux, ainsi que la directrice générale adjointe des [4], ont indiqué que M. [K] avait informé les membres du conseil d'administration que le contrat de bail serait signé avec une société dont la gérante était sa compagne et qu'un autre administrateur, secrétaire du bureau, a quant à lui indiqué en avoir été informé par M. [K] avant cette réunion à laquelle il n'avait pas participé.
28. Elle ajoute que si, comme il l'a exposé, le président des [4] n'a pas eu d'information sur la société civile immobilière avec laquelle il aurait à signer le contrat de bail au nom des [4], il lui était loisible, avant cette signature qui ne devait intervenir que plusieurs mois plus tard, de prendre tout renseignement utile sur le co-contractant mentionné dans la convention.
29. Les juges relèvent que la création d'une société civile immobilière donne lieu à la publication d'un avis de constitution dans un journal d'annonces légales mentionnant entre autres les nom, prénom et domicile du gérant, et que cette publicité informant les tiers, les administrateurs des [4], et plus particulièrement son président, pouvaient ainsi avoir connaissance de l'intervention de Mme [O] dans l'opération qu'ils avaient validée le 25 janvier 2011.
30. Ils ajoutent que le commissaire aux comptes avait la possibilité de procéder à des vérifications sur les loyers versés par les [4] à la société gérée par Mme [O].
31. L'arrêt attaqué souligne, qu'à supposer que n'ait pas été portée à la connaissance des membres du conseil d'administration de façon suffisamment précise l'identité de la gérante de la société [5] et ses liens avec M. [K], les précisions apportées par le président des [4] de novembre 2008 à octobre 2012, qui indique avoir eu cette information à la fin de l'année 2013 ou au début de l'année 2014, permet de considérer qu'à tout le moins début 2014, il avait eu connaissance de ce qui pouvait être constitutif d'un délit de prise illégale d'intérêts dans des conditions permettant l'exercice des poursuites.
32. Il constate que M. [K] entretenait avec sa compagne une relation notoire et publique depuis onze ans, Mme [O] ayant travaillé à compter d'avril 2000 comme juriste des [4], puis ayant été nommée directrice des ressources humaines de 2001 à 2004, avant de signer en 2008 un contrat de prestations d'avocat avec les [4], de sorte qu'il ne peut être soutenu que les liens unissant Mme [O] au directeur général de l'époque n'étaient pas connus des administrateurs des [4].
33. La chambre de l'instruction relève qu'il résulte de ces éléments que M. [K], comme Mme [O], n'ont pas délibérément cherché à dissimuler les conditions dans lesquelles intervenait la signature d'un contrat de bail entre les [4] et la société [5], ni la gérance de cette société par Mme [O], et qu'aucun acte de dissimulation n'a empêché la découverte de l'infraction supposée et retardé le point de départ de la prescription.
34. Les juges rappellent que le législateur donne la possibilité aux parties de saisir le juge d'instruction d'une demande afin de faire statuer sur l'exception tirée de l'acquisition de la prescription, laquelle a un caractère d'ordre public, sans attendre la fin de l'instruction ni l'instance au fond et qu'alors la demande de la personne mise en examen ne saurait être considérée comme prématurée.
35. Ils relèvent que les conditions permettant d'apprécier la publicité ou la dissimulation de l'opération litigieuse ont été réunies, tant lors de l'enquête que de l'instruction, que depuis plus d'un an, aucun nouvel acte n'a été réalisé ni demandé et que le juge d'instruction n'a pas non plus été saisi par le ministère public de demandes d'actes complémentaires. Ils en déduisent que la prescription de l'action publique est acquise, que l'infraction soit considérée comme instantanée ou comme continue, à la date du premier acte interruptif de prescription soit le 1er juin 2017 lors de l'ouverture d'une enquête préliminaire par le procureur de la République.
36. En prononçant ainsi, par des motifs procédant de son appréciation souveraine, dont il résulte qu'aucune manoeuvre caractérisée tendant à empêcher la découverte de l'infraction supposée, au sens de l'article 9-1 du code de procédure pénale, n'a été commise, la chambre de l'instruction n'a méconnu aucun des textes visés au moyen.
37. Ainsi, le moyen doit être écarté.
38. Par ailleurs l'arrêt est régulier en la forme.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
Sur le pourvoi formé par M. [K] :
LE REJETTE ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
Sur le pourvoi formé par l'association [2] :
LE REJETTE.