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Décisions

Cass. crim., 20 avril 2022, n° 21-81.889

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Soulard

Rapporteur :

Mme Labrousse

Avocat général :

M. Quintard

Avocats :

SCP Spinosi, SCP Zribi et Texier

Paris, du 4 mars 2021

4 mars 2021

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.

2. La société [2] SA (la société [2]), de droit français, dont le siège social se trouvait à [Localité 5], a fait construire une cimenterie près de Jalabiya (Syrie), qui a été mise en service en 2010. Cette cimenterie était exploitée par une de ses sous-filiales, dénommée [3] (la société [3]), de droit syrien, détenue à plus de 98 % par la société mère.

3. Entre 2012 et 2015, le territoire sur lequel se trouve la cimenterie a fait l'objet de combats et d'occupations par différents groupes armés, dont l'organisation dite Etat islamique (EI).

4. Pendant cette période, les salariés syriens de la société [3] ont poursuivi leur travail, permettant le fonctionnement de l'usine, tandis que l'encadrement de nationalité étrangère a été évacué en Egypte dès 2012, d'où il continuait d'organiser l'activité de la cimenterie. Logés à [Localité 4] par leur employeur, les salariés syriens ont été exposés à différents risques, notamment d'extorsion et d'enlèvement par différents groupes armés, dont l'EI.

5. La cimenterie a été évacuée en urgence au cours du mois de septembre 2014, peu avant que l'EI ne s'en empare.

6. A la suite d'une plainte du ministre des finances du 21 septembre 2016 du chef de relations financières illicites entre la France et la Syrie, une enquête a été ordonnée qui a conclu que le groupe [2], en maintenant son activité en Syrie, avait contribué indirectement aux financements de groupes armés locaux dont certains sont considérés par la communauté internationale comme terroristes.

7. Parallèlement, le 15 novembre 2016, onze employés syriens de la société [3], ainsi que les associations [6] et [1] ([1]), ont porté plainte et se sont constitués partie civile auprès du doyen des juges d'instruction des chefs de financement d'entreprise terroriste, complicité de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, exploitation abusive du travail d'autrui, négligence, mise en danger de la vie d'autrui.

8. Le ministère public, le 9 juin 2017, a requis le juge d'instruction d'informer sur les faits notamment de financement d'entreprise terroriste, de soumission de plusieurs personnes à des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine et de mise en danger de la vie d'autrui.

9. Par courriers adressés au magistrat instructeur les 14 mars 2018, 4 avril 2018 et 9 mai 2018, MM. [J] [P], [AR] [GL] et [L] [X], également anciens employés syriens de la société [3], se sont constitués partie civile par voie d'intervention sans préciser sous quelles qualifications pénales.

10. Le 28 juin 2018, le juge d'instruction a procédé à la mise en examen de la société [2] des chefs, notamment, de complicité de crimes contre l'humanité, financement d'entreprise terroriste, mise en danger de la vie d'autrui.

11. Par mémoire du 13 février 2020, la société [2] a contesté la recevabilité de la constitution de partie civile des quatorze anciens salariés du chef de financement d'entreprise terroriste en exposant qu'ils ne justifiaient pas d'un préjudice direct et personnel.

12. Par ordonnance du 8 avril 2020, le juge d'instruction a rejeté la requête de la société [2].

13. La société mise en examen a relevé appel de cette décision.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en ses première et deuxième branches

14. Les griefs ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.

Sur le moyen, pris en ses autres branches

Enoncé du moyen

15. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a confirmé l'ordonnance ayant rejeté la contestation, par la société [2], des constitutions de partie civile du chef de financement d'entreprise terroriste de MM. [R], [H], [F], [M], [B], [A], [D], [J], [N], [WU], [RR], [P], [Z] et [GK], alors :

« 3°/ qu'une constitution de partie civile qui porte sur des faits insusceptibles d'avoir causé un préjudice direct et personnel au plaignant est irrecevable les concernant, quand bien même ces faits seraient indivisibles de faits délictuels pour lesquels cette constitution de partie civile est par ailleurs recevable ; que, dès lors, en se fondant exclusivement, pour déclarer recevables les constitutions de partie civile du chef de financement d'entreprise terroriste des quatorze anciens salariés de la société [3], sur la possible existence d'un lien d'indivisibilité entre ces faits et ceux de mise en danger délibérée de la vie d'autrui pour lesquels la recevabilité de leurs constitutions de partie civile n'était pas contestée, la chambre de l'instruction s'est prononcée par des motifs inopérants et a violé les articles 2, 3, 85 et 87 du code de procédure pénale ;

4°/ que l'indivisibilité entre les éléments d'une prévention suppose qu'ils soient dans un rapport mutuel de dépendance, et rattachés entre eux par un lien tellement intime, que l'existence des uns ne se comprendrait pas sans l'existence des autres ; que le délit de mise en danger délibérée de la vie d'autrui supposant, pour être constitué, que l'exposition au risque immédiat de mort ou de blessure résulte de la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, seuls sont indivisibles de ce délit les faits qui ne peuvent se comprendre sans la violation de cette obligation ; qu'en l'espèce, pour retenir l'existence possible d'un lien d'indivisibilité entre les faits de mise en danger délibérée de la vie d'autrui et ceux de financement d'une entreprise terroriste poursuivis et en déduire la recevabilité des constitutions de partie civile contestées de ce dernier chef, la chambre de l'instruction a affirmé que « l'infraction de mise en danger délibérée de la vie d'autrui pour laquelle [2] SA est mise en examen est susceptible d'être caractérisée par le maintien de l'activité de l'usine exploitée par [3], dans un contexte de guerre civile survenue en Syrie et du contrôle de la zone géographique où se situait l'usine par des groupes terroristes », que « le maintien de cette activité n'a été possible que par le versement de rémunérations » à ces groupes et que ces versements étaient « de nature à caractériser l'infraction de financement de terrorisme » ; qu'en se déterminant ainsi, lorsque le délit de mise en danger poursuivi, qui consisterait, pour la société [2], à avoir exposé les salariés de l'usine exploitée par [3] à un risque de mort ou de blessures en violant les obligations particulières prévues par les articles R. 4121-1 et 2 et R. 4141-13 du code de travail, n'est pas susceptible d'être caractérisé par la seule poursuite de l'activité de cette usine, la chambre de l'instruction, qui n'a pas expliqué en quoi la violation supposée de ces obligations particulières de prudence et de sécurité « entre 2011 et juillet 2014 » ne pourrait être envisagée indépendamment des faits de financement de terrorisme poursuivis supposément commis « courant 2013 et 2014 » dans des lieux distincts, n'a pas justifié sa décision au regard des articles 2, 3, 85 et 87 du code de procédure pénale et 223-1 du code pénal ;

5°/ que dans son mémoire régulièrement déposé, la société [2] soutenait qu'il ne pouvait exister de lien d'indivisibilité entre les faits de mise en danger délibérée de la vie d'autrui et les faits de financement de terrorisme qui lui sont reprochés dès lors que les premiers sont antérieurs aux seconds et ces deux infractions n'ont pas été commises dans les mêmes lieux, selon les termes des mises en examen prononcées à son encontre ; qu'en retenant l'existence possible d'un lien d'indivisibilité entre ces faits, sans répondre à cette articulation essentielle du mémoire dont elle était saisie, la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision au regard des articles 2, 3, 85 et 87 du code de procédure pénale et 223-1 du code pénal. »

Réponse de la Cour

Sur le moyen, pris en sa troisième branche

16. Le moyen pose la question de savoir si les parties civiles recevables à se constituer par voie d'action du chef de mise en danger d'autrui le sont également du chef de financement d'une entreprise terroriste, dans l'hypothèse où il existerait un possible lien d'indivisibilité entre ces faits.

17. La Cour de cassation énonce, de façon constante, que, pour qu'une constitution de partie civile soit recevable devant la juridiction d'instruction, il suffit que les circonstances sur lesquelles elle s'appuie permettent au juge d'admettre comme possible l'existence du préjudice allégué et la relation directe de celui-ci avec une infraction à la loi pénale.

18. Elle juge également que, lorsqu'une information judiciaire a été ouverte à la suite d'une atteinte volontaire à la vie d'une personne, les parties civiles constituées de ce chef sont recevables à mettre en mouvement l'action publique pour l'ensemble des faits dont il est possible d'admettre qu'ils se rattachent à ce crime par un lien d'indivisibilité, peu important que ces faits ne soient pas susceptibles de leur causer un préjudice personnel et direct, au sens de l'article 2 du code de procédure pénale (Crim., 4 avril 2012, pourvoi n° 11-81.124, Bull. crim. 2012, n° 86).

19. L'indivisibilité des faits, qui suppose un lien tellement intime entre eux que l'existence des uns ne se comprendrait pas sans celle des autres (Crim., 31 mai 2016, pourvoi n° 15-85.920, Bull. crim. 2016, n° 165), commande en effet qu'ils fassent simultanément l'objet de poursuites, même en cas d'inaction du ministère public.

20. Cette règle s'impose notamment lorsque les faits indivisibles ne sont susceptibles de porter atteinte qu'à l'intérêt général lui-même. Tel est le cas du financement d'entreprise terroriste incriminé à l'article 421-2-2 du code pénal (Crim., 7 septembre 2021, pourvoi n° 19-87.367, publié au Bulletin).

21. Une interprétation différente, qui exclurait la possibilité pour la partie civile de saisir le juge d'instruction des faits indivisibles susceptibles de caractériser une infraction d'intérêt général, aurait pour conséquence de faire obstacle à la manifestation de la vérité relativement aux faits pour lesquels la partie civile est recevable à se constituer.

22. Dès lors, le grief doit être écarté.

Mais sur le moyen, pris en ses quatrième et cinquième branches

Vu les articles 1, 2 et 85 du code de procédure pénale :

23. Il ressort de ces textes que, hors l'hypothèse d'indivisibilité, une constitution de partie civile n'est recevable devant la juridiction d'instruction que lorsque les circonstances sur lesquelles elle s'appuie permettent au juge d'admettre comme possible l'existence du préjudice allégué et la relation directe de celui-ci avec une infraction à la loi pénale.

24. Pour confirmer l'ordonnance du juge d'instruction rejetant la requête de la société [2] tendant à voir déclarer irrecevable la constitution de partie civile de quatorze anciens salariés de la société [3] du chef de financement d'entreprise terroriste, l'arrêt retient, d'une part, qu'il résulte de l'information judiciaire que l'infraction de mise en danger délibérée de la vie d'autrui, pour laquelle la société requérante est mise en examen, est susceptible d'être caractérisée par le maintien de l'activité de l'usine exploitée par [3], dans le contexte de la guerre civile survenue en Syrie et du contrôle de la zone géographique où se situait l'usine par des groupes terroristes, dont l'EI, ce, alors que des salariés étaient enlevés et séquestrés depuis 2012 et que l'ensemble des salariés expatriés avait été évacué depuis cette date.

25. Les juges ajoutent que le maintien de cette activité n'a été possible que par le versement de rémunérations via différents intermédiaires afin, d'une part, d'assurer l'approvisionnement de la cimenterie en matières premières par l'organisation EI ou tout autre groupe terroriste, d'autre part, de garantir la circulation des employés et des marchandises de celle-ci sur le territoire occupé par lesdites organisations terroristes et, enfin, de permettre la vente du ciment fabriqué sur place au bénéfice de l'organisation terroriste EI.

26. Ils relèvent que ce sont ces versements qui sont de nature à caractériser l'infraction de financement d'une entreprise terroriste pour laquelle la société requérante est mise en examen.

27. Ils en déduisent qu'en l'état de l'information judiciaire, l'existence d'un lien d'indivisibilité entre les faits de mise en danger délibérée de la vie d'autrui et de financement d'une entreprise terroriste apparaît possible dans la mesure où ce financement avait pour objet de permettre la poursuite de l'activité de l'usine dans des circonstances telles qu'elle exposait les salariés syriens à un danger pour leur vie ou, en tous cas, leur intégrité physique.

28. Ils en concluent que les salariés en cause, qui se sont constitués partie civile pour mise en danger délibérée de la vie d'autrui, que ce soit par la mise en mouvement de l'action publique ou ultérieurement par voie d'intervention, sont recevables à se constituer partie civile pour l'ensemble des faits, notamment ceux susceptibles de caractériser l'infraction de financement d'une entreprise terroriste, dont il est possible d'admettre qu'ils se rattachent au délit de mise en danger délibérée de la vie d'autrui par un lien d'indivisibilité.

29. En l'état de ces motifs, desquels il résulte que le financement d'entreprise terroriste n'a pas seulement servi à permettre les déplacements des salariés et qui ne caractérisent ainsi que l'existence d'un lien de la connexité, la chambre de l'instruction a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus rappelé.

30. La cassation est par conséquent encourue.

Portée et conséquences de la cassation

31. La cassation aura lieu sans renvoi, la Cour de cassation étant en mesure d'appliquer directement la règle de droit et de mettre fin au litige, ainsi que le permet l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, en date du 4 mars 2021 ;

DÉCLARE irrecevable la constitution de partie civile de MM. [J] [R], [RS] [J] [H], [K] [F], [I] [M], [T] [S] [B], [Y] [E] [A], [G] [D], [C] [U] [J], [V] [U] [N], [O] [WU], [W] [RR], [J] [P], [AR] [GL] et [L] [X] du chef de financement d'entreprise terroriste ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi.