CA Grenoble, ch. com., 13 octobre 2022, n° 22/00242
GRENOBLE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
THOM (S.A.S)
Défendeur :
[P] [K], [G] [K]
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Marie-Pierre FIGUET
Conseillers :
Mme Marie Pascale BLANCHARD, M. Lionel BRUNO
Avocats :
SELARL LEXAVOUE GRENOBLE - CHAMBERY, SELARL GUMUSCHIAN ROGUET BONZY
FAITS ET PROCÉDURE :
1.Le 13 octobre 2014, monsieur et madame [K] ont donné à bail commercial à la société Histoire d'Or un local professionnel sis [Adresse 4], moyennant un loyer annuel HT de 40.000 euros, payable mensuellement et d'avance. Le fonds de commerce a ensuite été cédé à la Sas Thom. Le 1er février 2021, les bailleurs ont fait signifié à la société Thom un commandement de payer visant la clause résolutoire, puis l'ont faite assigner devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Grenoble le 26 mars 2021.
2.Par ordonnance du 23 décembre 2021, le juge des référés a':
- condamné la société Thom à payer à monsieur et madame [K] la somme provisionnelle de 18.338,01 euros, à valoir sur les impayés de loyers et de charges dus au titre de la période allant du 15 mars 2020 au 15 novembre 2021':
- débouté la société Thom de sa demande de délais';
- condamné la société Thom à payer à monsieur et madame [K] la somme de 1.200 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile';
- condamné la société Thom aux dépens, qui ne comprendront pas le montant du commandement du 1er février 2021.
3.La société Thom a interjeté appel de cette décision le 12 janvier 2022. L'instruction de cette procédure a été clôturée le 2 juin 2022.
Prétentions et moyens de la société Thom':
4.Selon ses conclusions remises le 25 avril 2022, elle demande à la cour, au visa des articles 1103 et suivants, 1195, 1218, 1219, 1719 et 1722 du code civil':
- de juger recevables et bien fondées ses demandes';
- d'infirmer l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a condamné la concluante à payer à monsieur et madame [K] la somme provisionnelle de 18.338,01 euros, à valoir sur les impayés de loyers et de charges dus au titre de la période allant du 15 mars 2020 au 15 novembre 2021'; en ce qu'elle a débouté la concluante de sa demande de délais ; en ce qu'elle a condamné la concluante à payer à monsieur et madame [K] la somme de 1.200 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile'; en ce qu'elle a condamné la concluante aux dépens';
- statuant à nouveau, de juger que la concluante n'est redevable d'aucune dette de loyers et charges envers les bailleurs, au titre de l'exécution du bail, pour les périodes de fermeture administrative des locaux objets du bail';
- de constater que les demandes des intimés se heurtent à des contestations sérieuses';
- de dire n'y avoir lieu à référé et de renvoyer les intimés à mieux se pourvoir';
- en tout état de cause, de condamner les intimés à lui payer la somme de 5.000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.
La société Thom expose':
5.- qu'elle a régulièrement payé les loyers pendant toute la durée du bail, jusqu'au premier trimestre 2020 inclus, période lors de laquelle les premiers cas de contamination à la Covid 19 sont apparus'; que le 15 mars 2020, le gouvernement a ordonné la fermeture des établissements non indispensables à la vie de la nation, ce qui a concerné le commerce exploité par la concluante, dont l'activité a ainsi été rendue totalement impossible dans les lieux loués';
6.- que la concluante s'est rapprochée des bailleurs afin de trouver une solution amiable, sollicitant un avoir pour la période déjà facturée du 15 au 31 mars 2020'; que les bailleurs ont seulement proposé un décalage des paiements de trois mois, avec une régularisation totale à la fin du mois de novembre'; qu'aucun accord n'a pu ainsi être trouvé'; qu'après la réouverture de son commerce, la concluante a repris le paiement des loyers, et a réglé la totalité des charges pour la période considérée';
7.- cependant, que l'état d'urgence sanitaire a été déclaré à nouveau le 14 octobre 2020, avec un nouveau confinement à partir du 29 octobre, avec la fermeture d'un certain nombre de commerce, dont celui de la concluante, qui n'a pu ainsi l'exploiter du 30 octobre au 28 novembre 2020';
8.- que la concluante s'est à nouveau rapprochée des bailleurs le 9 novembre 2020, afin d'expliquer sa situation en raison de l'impact de cette fermeture à une période vitale pour elle'; que le 28 décembre 2020, elle l'a informée qu'elle réglerait les échéances du premier trimestre 2021 mensuellement'; que le 22 janvier 2021, elle lui a encore fait part du fait qu'au mois de novembre précédent, elle n'a pu avoir aucune activité, ce qui l'a privée de chiffre d'affaires, et a invité les bailleurs à mettre en place la procédure de crédit d'impôt créé par le gouvernement en cas d'abandon partiel des loyers'; qu'elle a reçu en réponse le commandement de payer visant la clause résolutoire';
9.- qu'une nouvelle fermeture administrative a été ordonnée entre le 4 avril et le 19 mai 2021, l'obligeant à un nouvel arrêt de son activité, ce dont elle a informé les bailleurs le 2 avril 2021, avec le risque de se trouver dans une situation irrémédiablement compromise';
10.- que le 2 août 2021, elle a proposé un avoir de 70'% pour les mois de février et mai 2021 et de 30'% pour les mois de février à avril 2021, se trouvant dans l'attente d'aides gouvernementales';
11.- que la concluante a réglé tous les loyers, sauf ceux concernant les périodes de fermeture, mais a payé toutes les charges y compris pendant ces périodes'; que suite à la signification de l'ordonnance déférée, elle a procédé au paiement des sommes visées dans cette ordonnance';
12.- que le juge des référés n'a pu statuer en raison de contestations sérieuses concernant l'exigibilité des loyers pendant les périodes de fermetures administratives';
13.- qu'en présence d'une situation exceptionnelle, la loyauté voulait que les parties se rapprochent pour tenter d'adapter le contrat'; que le juge des référés s'est mépris sur les demandes de la concluante, en indiquant qu'elle faisait état des conséquences financières de la crise sanitaire, mais sans contester être débitrice, alors que pendant la procédure, elle a soutenu que les loyers concernés n'étaient pas exigibles'; que le juge n'a pas examiné ses pièces, alors qu'il en ressort que son chiffre d'affaires a diminué jusqu'à hauteur de 100'% en avril 2020 par rapport à l'année précédente'; qu'elle n'a pas réglé les loyers afin d'éviter de se trouver dans le cadre d'une procédure de redressement judiciaire'; que ses propositions étaient raisonnables, mais n'ont pas été acceptées par les bailleurs';
14.- que lors des périodes de fermeture, il y a eu une destruction partielle de la chose louée, au sens de l'article 1722 du code civil, justifiant la suspension du contrat, puisqu'elle a été placée dans l'impossibilité d'user des lieux loués conformément à leur destination; que si le législateur n'a pris aucune mesure concernant l'exigibilité des loyers, c'est afin de ne pas empiéter sur le pouvoir d'appréciation des juges, supposant une appréciation in concreto'; que le gouvernement, en prenant des mesures concernant notamment l'absence d'exécution de clauses résolutoires, n'a pas entendu exclure l'application de l'article 1722';
15.- que si le juge des référés a indiqué que la concluante ne peut revendiquer la destruction de la chose louée, en considérant que le local n'a pas été détruit même partiellement, indiquant qu'il n'y a eu qu'une impossibilité d'exploitation partielle et momentanée, qui résulte de la décision des autorités publiques, il s'est ainsi positionné au fond';
16.- qu'il est de jurisprudence établie qu'une fermeture gouvernementale est assimilée à une perte partielle'; qu'il résulte de l'article R123-2 du code de la construction et de l'habitation qu'un établissement recevant du public est défini comme tous bâtiments ou locaux dans lesquels les personnes sont admises, soit librement, soit moyennant une rétribution'; que c'est ainsi le local loué lui-même qui a été concerné par les fermetures, et non le commerce ou l'activité du locataire'; que l'inaptitude du local à sa destination contractuelle constitue un manquement à l'obligation de délivrance';
17.- que l'impossibilité temporaire d'exécuter le contrat justifie donc sa suspension pendant la période considérée'; que la concluante n'exploite pas une activité de livraison et de stockage, et n'a qu'une activité résiduelle en matière de vente en ligne';
18.- subsidiairement, que les bailleurs ont manqué à l'exécution de leur obligation de délivrance et de jouissance paisible, peu important la cause de cette inexécution, même provenant de l'autorité administrative'; que le preneur se trouve ainsi en droit d'opposer l'exception d'inexécution, même sans faute du bailleur'; que contrairement à l'appréciation du premier juge, peu importe ainsi que les intimés ne soient pas à l'origine de la fermeture du commerce';
19.- très subsidiairement, que l'obligation de paiement doit être suspendue en raison de la force majeure au sens de l'article 1218 du code civil, puisque les mesures de fermeture sont extérieures aux parties, de même que la crise sanitaire'; que les parties ne pouvaient prévoir la survenance de cette pandémie, qui était ainsi imprévisible.
Prétentions et moyens de monsieur et madame [K]':
20.Selon leurs conclusions remises le 10 mars 2022, ils demandent à la cour, au visa de l'article L145-41 du code de commerce':
- de confirmer la décision entreprise en toutes ses dispositions';
- de condamner la société Thom à leur payer par provision la somme de 18.331,01 euros à valoir sur les impayés de loyers et de charges dus au titre de la période allant du 15 mars 2020 au 15 novembre 2021';
- de condamner l'appelante à leur payer la somme de 1.200 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile en première instance, celle de 2.000 euros sur le même fondement en cause d'appel, outre dépens.
Ils soutiennent':
21.- qu'il n'existe aucune contestation sérieuse, puisqu'aucune destruction même partielle du bien loué n'est intervenue au sens de l'article 1722 du code civil'; que l'impossibilité d'exploiter les lieux résulte de l'état d'urgence sanitaire et s'explique par l'activité économique développée, et non des locaux eux-mêmes'; que la diminution de l'exploitation relève non d'une perte de la chose louée, mais de la dégradation de la situation économique de l'appelante';
22.- qu'il ne peut y avoir de suspension du bail, alors que le preneur continue à occuper les lieux et à y entreposer ses marchandises, alors qu'il lui est loisible de pratiquer la vente à distance';
23.- que l'exception d'inexécution ne peut être opposée, puisqu'il importe qu'elle soit imputable au cocontractant et qu'elle soit totale'; qu'en l'espèce, l'impossibilité temporaire d'exploitation ne résulte que de décisions politiques sur lesquelles les bailleurs n'ont aucune prise'; que l'impossibilité d'exploiter est sans lien avec le local lui-même et qu'il n'y a pas eu manquement à l'obligation de délivrance';
24.- qu'il n'y a pas plus de force majeure, notion inapplicable à une obligation consistant dans le paiement d'une somme d'argent, d'autant que si l'appelante ne sollicite plus de délais en cause d'appel, et qu'il n'est pas contesté que son chiffre d'affaires a baissé, elle ne justifie pas de sa trésorerie, alors que pendant les périodes de fermeture, ses charges ont diminué en raison des aides gouvernementales'; qu'elle a pu avoir recours à un PGE'; qu'elle n'a pas demandé de protection auprès du tribunal de commerce.
*****
25.Il convient en application de l'article 455 du code de procédure civile de se référer aux conclusions susvisées pour plus ample exposé des prétentions et moyens des parties.
MOTIFS':
26.Il résulte de l'ordonnance déférée que concernant la destruction de la chose louée, il est constant que le local objet du bail commercial n'a pas été détruit totalement ou même partiellement, que son impossibilité d'exploitation partielle n'a été que momentanée, et qu'elle n'est pas la conséquence de l'état de ce local, mais d'une décision des autorités publiques. En conséquence, les dispositions de l'article 1722 du code civil sur lesquelles se fonde la société Thom ne sont pas applicables.
27.Concernant la suspension du contrat, le juge des référés a indiqué que le local a été constamment occupé pendant la période considérée par le matériel et la marchandise du preneur, et qu'il lui a été loisible de poursuivre son activité dans le cadre de la vente à distance.
28.S'agissant de l'inexécution de leurs obligations par les bailleurs, le premier juge a énoncé qu'il est constant qu'ils ne sont pas à l'origine de la fermeture du commerce concerné, et qu'ils ont toujours laissé le local à la disposition du preneur, en lui assurant une libre jouissance pour y exercer une activité qui a été partiellement empêchée par une décision des autorités publiques.
29.Concernant la force majeure, le juge des référés a constaté qu'il n'est en rien démontré par la société Thom qu'elle a été empêchée d'exécuter son obligation de paiement des loyers. Il a relevé qu'elle n'a produit, comme seule pièce comptable, qu'un avis de son commissaire aux comptes concernant le seul mois de septembre 2020, qui fait état d'une perte de chiffre d'affaires du groupe pour ce seul mois, et qu'elle ne justifie dès lors pas que sur la période entière, elle a connu des difficultés de trésorerie telles qu'elle n'a pas été en mesure de faire face à cette obligation. Il en a retiré que la situation sanitaire n'a pas ainsi eu de circonstances irrésistibles.
30.La cour relève, concernant la destruction partielle de la chose louée, que le juge des référés a exactement retenu que le local objet du bail commercial n'a pas été détruit totalement ou même partiellement, que son impossibilité d'exploitation partielle n'a été que momentanée, et qu'elle n'est pas la conséquence de l'état de ce local, mais d'une décision des autorités publiques concernant l'activité exercée par l'appelante. La cour constate en outre que les conditions particulières du bail n'ont pas réservé ce local à la seule activité de bijouterie, puisque l'article 4 des conditions générales a stipulé que la destination de ce local est définie dans les conditions particulières, dont l'article 4 prévoit la possibilité d'exercer de tous commerces, sauf les activités interdites par le règlement de copropriété. Les conditions générales ont seulement interdit les activités bruyantes, malodorantes, insalubres ou pouvant causer une gêne aux propriétaires et occupants de l'immeuble ou du voisinage.
31.Enfin, il résulte des arrêts de la Cour de Cassation du 30 juin 2022 que l'interdiction de recevoir du public en période de crise sanitaire ne pouvait être assimilée à une perte de la chose louée au sens de l'article 1722 du code civil. En effet, cette interdiction était générale et temporaire, avait pour seul objectif de préserver la santé publique, était sans lien direct avec la destination du local loué telle que prévue par le contrat. En conséquence, les dispositions de l'article 1722 du code civil sur lesquelles se fonde la société Thom ne sont pas applicables.
32.Concernant un manquement des bailleurs à leur obligation de délivrance, le juge des référés a relevé que le local a été constamment occupé pendant la période considérée par le matériel et la marchandise du preneur, et qu'il lui a été loisible de poursuivre son activité dans le cadre de la vente à distance. Il a également énoncé qu'il est constant que les bailleurs ne sont pas à l'origine de la fermeture du commerce concerné, et qu'ils ont toujours laissé le local à la disposition du preneur, en lui assurant une libre jouissance pour y exercer une activité qui a été partiellement empêchée par une décision des autorités publiques.
33.La cour relève que la mesure générale de police administrative portant interdiction de recevoir du public n'est pas constitutive d'une inexécution par le bailleur de son obligation de délivrance, n'étant pas le fait du bailleur. Dès lors, le preneur ne peut se prévaloir du mécanisme de l'exception d'inexécution pour suspendre le paiement des loyers, ainsi qu'il résulte également des arrêts rendus par la Cour de Cassation le 30 juin 2022.
34.S'agissant de l'existence d'un cas de force majeure, la cour constate qu'il résulte de l'arrêt de la cour de cassation du 16 septembre 2014 que le débiteur d'une obligation contractuelle de somme d'argent inexécutée ne peut s'exonérer de cette obligation en invoquant un tel cas, d'autant qu'en l'espèce, l'appelante ne produit aucun élément concernant la situation de sa trésorerie, ainsi que déjà relevé par le juge des référés. Les attestations de son expert-comptable ne concernent en effet que des variations concernant le chiffre d'affaires réalisé avant et pendant la pandémie, et ne comportent aucun élément sur la trésorerie de la société. En outre, le prix du loyer a été fixé annuellement selon l'article 6 des conditions particulières. Le paiement de ce loyer annuel en douze termes égaux, prévu par l'article 9.1 des conditions générales, n'est qu'une modalité de règlement. Il n'est pas justifié par l'appelante que la situation de sa trésorerie ne lui permettait pas de faire face à son obligation annuellement définie. Le premier juge a exactement retenu que la situation sanitaire n'a pas ainsi eu de circonstances irrésistibles pour l'appelante.
35.Il en résulte qu'alors que l'obligation de payer les loyers a été clairement définie dans le bail, la société Thom ne justifie pas de contestation sérieuse au regard d'une obligation non sérieusement contestable. L'ordonnance déférée sera en conséquence confirmée en toutes ses dispositions soumises à la cour.
36.Succombant en son appel, la société Thom sera condamnée à payer à monsieur et madame [K] la somme complémentaire de 2.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens exposés en cause d'appel, par application de l'article 696 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS :
La Cour statuant publiquement, contradictoirement, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile, après en avoir délibéré conformément à la loi,
Vu les articles 1103 et suivants, 1195, 1218, 1219, 1719 et 1722 du code civil';
Confirme l'ordonnance déférée en toutes ses dispositions soumises à la cour ;
y ajoutant';
Condamne la société Thom à payer à monsieur et madame [K] la somme complémentaire de 2.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile';
Condamne la société Thom aux dépens';
Signé par Mme Marie-Pierre FIGUET, Présidente et par Mme Alice RICHET, Greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.