CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 3 novembre 2022, n° 22/03703
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Association Nationale des Opérateurs Détaillants en Énergie
Défendeur :
Électricité de France (SA), Autorité de la concurrence, Ministre de l'Economie
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Schmidt
Conseillers :
M. Barbier, Mme Tréard
Avocats :
Me Teytaud, Me Fréget, Me Boccon, Me Breuvart
1. Par une lettre enregistrée le 24 septembre 2021, l'Association Nationale des Opérateurs Détaillants en Énergie (ci-après « l'ANODE ») a saisi l'Autorité de la concurrence (ci-après « l'Autorité ») de pratiques qui auraient été mises en œuvre par la société EDF sur le marché de la fourniture d'électricité aux petits clients non résidentiels. Sa saisine était assortie d'une demande de mesures conservatoires.
2. Par une lettre du 29 octobre 2021, l'Anode et EDF ont été convoquées en vue d'une séance devant le collège le 2 décembre suivant, avec en pièces jointes, les pièces du dossier. La lettre de convocation mentionne que l'Autorité examinera au cours de cette séance « la recevabilité de la saisine, la présence d'éléments probants ainsi que la demande de mesures conservatoires ».
3. Par la décision n° 22-D-03 du 18 janvier 2022 (ci-après « la décision attaquée »), l'Autorité a rejeté la saisine sur le fondement de l'article L. 462-8 du code de commerce. Elle a considéré que la saisine n'était pas étayée d'éléments suffisamment probants.
4. Elle a rejeté, par voie de conséquence, la demande accessoire de mesures conservatoires.
Cette décision a été notifiée à EDF.
5. L'Anode a formé un recours contre cette décision.
6. EDF est intervenue volontairement à l'instance sur le fondement de l'article R. 464-17 du code de commerce.
7. L'Anode a soulevé l'irrecevabilité de cette intervention volontaire.
8. Aux termes de ses conclusions récapitulatives, elle demande à la Cour de déclarer irrecevable cette intervention volontaire et de condamner EDF à supporter ses dépens et à lui verser la somme de 15'000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
9. Au soutien de cette fin de non-recevoir, elle fait valoir, en premier lieu, qu'EDF ne peut pas être considérée comme une partie en cause au sens de l'article R. 464-17 du code de commerce. Elle expose que la situation juridique d'une entreprise visée par une saisine ne peut être affectée par la recevabilité de cette saisine sauf à considérer que l'instruction, après examen de la recevabilité, fait grief à l'entreprise concernée, ce qui n'est pas le cas comme l'a jugé à plusieurs reprises la cour d'appel de Paris. En effet, la réformation d'une décision de rejet pour défaut d'éléments suffisamment probants ne peut que conduire au renvoi à l'instruction.
10. Elle rappelle que la décision adoptée sur le fondement de l'article L. 462-8 du code du commerce n'a pas à être notifiée à la personne visée dans la saisine, puisque cette dernière n'a pas été destinataire d'une notification de grief et que la demande de mesure conservatoire n'a pas été examinée, dès lors que cet examen induit que la saisine soit recevable, et donc étayée d'éléments suffisamment probants.
11. Elle soutient encore que la qualité de partie en cause d'EDF ne saurait résulter de son accès au dossier ou de sa convocation devant le collège de l'Autorité dès lors que ce dernier a finalement décidé que la saisine n'était pas recevable. Elle expose qu'en réalité, les services de l'instruction avaient envisagé que la saisine soit recevable, comme d'ailleurs ils l'en avaient avisée verbalement, mais que lors de la séance devant le collège, ils ont changé d'avis en considérant que celle-ci n'était pas étayée par des éléments suffisamment probants, volte-face qui aurait dû les conduire à modifier l'objet de la séance et à annuler la convocation d'EDF, dont la présence ne s'imposait qu'en cas d'examen des mesures conservatoires. Elle ajoute que dès lors que la décision a rejeté la saisine pour défaut d'éléments suffisamment probants, elle n'avait pas être notifiée à EDF, et qu'il ne saurait être admis que l'Autorité s'octroie un pouvoir discrétionnaire de conférer ou non à une personne visée par une plainte la qualité de partie en cause et de lui ouvrir l'accès au dossier au gré de ses envies ou de ses besoins, en se ménageant ainsi un soutien de l'entreprise qu'elle est censée contrôlée.
12. L'Anode fait valoir, en second lieu, que le recours n'est pas de nature à affecter les droits et charges d'EDF puisqu'en cas de réformation de la décision attaquée, la Cour ne pourra que renvoyer à l'instruction et ne se prononcera pas sur l'existence des pratiques ni n'ordonnera de mesures conservatoires. Un tel renvoi ne peut donc affecter la situation juridique d'EDF, laquelle ne peut utilement se prévaloir de charges financières et/ou administratives que ferait peser sur elle un renvoi à l'instruction puisqu'elle est soumise, comme toute entreprise, à une obligation de coopération avec les services de l'Autorité.
13. EDF conclut au rejet de la fin de non- recevoir et à la condamnation de l'Anode à lui payer la somme de 20'000 euros au titre des frais irrépétibles.
14. Elle soutient que son intervention volontaire satisfait aux conditions posées à l'article R. 464-17 du code de commerce.
15. Elle fait valoir, en premier lieu, qu'elle a bien la qualité de « partie en cause » au sens de l'article précité': elle a été soumise à une instruction soutenue, elle a eu accès au dossier, elle a été convoquée à la séance devant le collège au cours de laquelle elle a présenté ses observations et enfin, elle a reçu notification de la décision attaquée conformément à l'article L. 464-8, alinéa 1er du code de commerce, lequel renvoie à une notion de partie en cause prise dans un sens large, c'est-à-dire toute personne ayant été partie à la procédure et non les personnes à qui la décision ferait grief. Elle souligne que l'accès au dossier et l'ouverture du contradictoire à son égard étaient commandées par l'urgence particulière du prononcé des mesures conservatoires telle qu'alléguée par l'Anode. Elle ajoute que l'Anode l'a considérée comme une partie en cause puisqu'elle lui a notifié sa déclaration de recours et son exposé des moyens.
16. Elle expose, en second lieu, que le recours de l'Anode risque d'affecter ses droits ou charges au sens de l'article R. 464-17 du code de commerce. Elle soutient que l'ouverture du contradictoire à son égard lui a créé des droits et que déclarer son intervention volontaire irrecevable reviendrait à la priver de droits déjà acquis durant la procédure devant l'Autorité en tant que « partie en cause » et serait particulièrement contestable au regard du principe du contradictoire et des droits de la défense. Elle souligne que le recours de l'Anode risque d'autant plus d'affecter ses droits que cette dernière développe une argumentation nouvelle qui n'avait pas été soutenue devant le collège et sur laquelle elle n'a donc pas pu s'exprimer. Elle ajoute qu'un hypothétique renvoi à l'instruction serait de nature à affecter ses charges en ce qu'elle entraînerait une charge administrative et financière importante qui excéderait l'obligation de coopération qui pèse sur toute entreprise. Sur ce point, elle expose que la condition d'affectation des « droits ou des charges » est distincte et plus large que la seule référence aux droits de l'article 330 du code de procédure civile.
17. L'Autorité expose, en premier lieu, que, conformément aux exigences de l'article L. 464-1 du code de commerce, l'examen de la demande de mesures conservatoires nécessitait d'entendre EDF et de lui donner la possibilité de présenter utilement des observations, qu'elle a ainsi, en application de l'article R. 464-6 du code de commerce, régulièrement invité EDF à la séance au cours de laquelle l'Autorité devait examiner « la recevabilité de la saisine, la présence d'éléments probants ainsi que la demande de mesures conservatoires » et lui a ouvert un accès au dossier. Elle ajoute que la décision a été notifiée à EDF conformément à l'article R. 464-8 du code de commerce qui prévoit, pour les décisions concernant les demandes des mesures conservatoires, une notification « à l'auteur de la demande de mesures conservatoires, aux personnes contre lesquelles la demande est dirigée et au commissaire du gouvernement ». Elle en déduit qu'EDF était bien une partie en cause devant elle.
18. L'Autorité observe que l'article R. 464-17 du code de commerce ouvre l'intervention volontaire au personnes parties en cause devant elle et dont le recours risquerait d'affecter non seulement les droits mais également les charges et qu'elle s'en remet à la sagesse de la Cour pour apprécier la portée de ce critère alternatif.
Sur ce, la Cour,
19. L'intervention volontaire d'EDF est fondée sur l'article R. 464-17 du code de commerce, qui dispose que :
« Lorsque le recours risque d'affecter les droits ou les charges d'autres personnes qui étaient parties en cause devant l'Autorité de la concurrence, ces personnes peuvent intervenir à l'instance devant la cour d'appel. ».
20. Les modalités de l'intervention volontaire sont précisées à l'alinéa 2 de ce texte qui prévoit que :
« L'intervention volontaire est formée, à peine d'irrecevabilité relevée d'office, par déclaration écrite et motivée déposée au greffe dans les conditions prévues à l'article R. 464-12 dans le délai d'un mois à compter de la réception de la notification prévue au troisième alinéa de l'article R. 464-15. ».
21. Cet article R. 464-15, alinéa 3 fait obligation au demandeur au recours de notifier ses observations écrites et pièces aux personnes auxquelles la décision de l'Autorité a été notifiée.
22. Ces personnes sont déterminées, non par l'article L. 464-8, I du code de commerce mais par l'article R. 464-8, I, du code de commerce.
23. En effet, l'article L .464-8 dispose que :
« Les décisions de l'Autorité de la concurrence mentionnées aux articles L. 462-8, L. 464-2, L. 464-3, L. 464-6, L. 464-6-1 et L. 752-27 sont notifiées aux parties en cause et au ministre chargé de l'économie, qui peuvent, dans le délai d'un mois, introduire un recours en annulation ou en réformation devant la cour d'appel de Paris. ».
24. Ce texte, qui se borne à énoncer un principe général de notification des décisions de l'Autorité aux parties en cause et ouvre à ces parties une voie de recours, ne permet pas, par la généralité de ses termes de déterminer les personnes à qui les décisions de l'Autorité doivent être notifiées et partant, quelles sont les parties en cause pour chacune des décisions qu'il mentionne.
25. En revanche, l'article R. 464-8, I du code de commerce précise, pour chacune des décisions ainsi mentionnées à l'exception de celles visées aux articles L. 464-6-1 et L. 752-27, les personnes à qui ces décisions doivent être notifiées.
26. Or, s'agissant, comme en l'espèce, d'une décision prise en application de l'article L. 462-8 du code de commerce, l'article R. 464-8, I, 2° prévoit qu'elles doivent être notifiées à l'auteur de la saisine et au ministre chargé de l'économie. La personne mise en cause dans la saisine ne figure pas parmi les destinataires d'une décision de rejet de la saisine pour défaut d'éléments suffisamment probants.
27. La circonstance que, par un chef de dispositif distinct, l'Autorité rejette par voie de conséquence une demande accessoire de mesures conservatoires, est sans incidence dès lors que par hypothèse, la demande de mesures conservatoires n'a pas été examinée, un tel examen "supposant" une saisine étayée d'éléments suffisamment probants et rendant vraisemblable les pratiques dénoncées.
28. Aussi, contrairement à ce que soutient l'Autorité, une décision de rejet de la saisine pour défaut d'éléments suffisamment probants et, de rejet, par voie de conséquence, d'une demande accessoire de mesure conservatoires, ne relève pas du régime juridique applicable aux décisions prises sur le fondement de l'article L. 464-1 du code de commerce, qui permet à l'Autorité, dans certaines conditions, de prononcer des mesures conservatoires et qui doivent être notifiées, ainsi que le prévoit le 1° de l'article R. 464-8 du code de commerce, non seulement à l'auteur de la demande de mesure conservatoire mais également à la personne contre laquelle est dirigée cette demande.
29. En l'espèce, dès lors que la décision rejetait la saisine de l'Anode sur le fondement de l'article L. 462-8 du code de commerce, et rejetait par voie de conséquence sa demande accessoire de mesure conservatoire, elle n'avait pas à être notifiée à EDF.
30. C'est donc à tort que la décision lui a été notifiée.
31. Dans ces conditions, d'une part, EDF ne saurait être regardée comme ayant la qualité de partie en cause au sens de l'article R. 464-17 du code de commerce, d'autre part, cette notification ne saurait lui conférer une telle qualité. Pour les mêmes motifs, la notification par l'Anode de sa déclaration de recours et de son exposé des moyens à EDF, faite en application de l'article R. 464-15 du code de commerce, ne saurait conférer à cette dernière la qualité de partie en cause.
32. Cette qualité ne saurait davantage résulter de la convocation d'EDF devant le collège, de son accès au dossier et de la possibilité qui lui a été offerte de présenter des observations.
33. En effet, si les services de l'instruction ont décidé d'ouvrir une phase contradictoire de la procédure à l'égard d'EDF en vue du prononcé d'une mesure conservatoire, cette phase contradictoire ne peut lui conférer la qualité de partie en cause, dès lors que dans sa décision, le collège a considéré que la saisine n'était pas étayée d'éléments suffisamment probants, et l'a rejetée sur le fondement de l'article L. 462-8 du code commerce.
34. À titre surabondant, il y a lieu de rappeler que la décision attaquée, adoptée sur le fondement de l'article L. 462-8 du code de commerce, n'est pas une décision sur le fond. L'Autorité ne s'est pas prononcée sur l'existence des pratiques reprochées à EDF dans la saisine, mais s'est bornée à retenir, pour rejeter celle-ci, que les faits invoqués à son soutien n'étaient pas appuyés par des éléments suffisamment probants.
35. La Cour, statuant sur le recours formé contre une telle décision, doit seulement rechercher si la saisine était étayée d'éléments suffisamment probants.
36. À supposer le recours accueilli par la Cour et donc, par hypothèse, les faits invoqués considérés comme appuyés par des éléments suffisamment probants, leur examen serait renvoyé à l'Autorité pour instruction, ainsi que le sollicite l'Anode, laquelle ne formule aucune autre demande.
37. Un tel renvoi, à supposer qu'il soit ordonné, ne présume donc pas de la qualification des faits invoqués, d'une notification de griefs et d'une décision sur le fond disant établies les pratiques anticoncurrentielles reprochées à EDF.
38. Il ne préjudicie pas du droit d'EDF de contester les arguments nouveaux, qui n'auraient pas été développés par l'Anode dans sa saisine initiale, dans le cadre de la phase contradictoire qui pourrait être ouverte dans l'hypothèse où des griefs lui seraient notifiés aussi bien qu'à l'occasion d'un recours contre la décision éventuellement adoptée sur le fond.
39. Il n'est donc pas de nature à affecter ni les droits ni les charges d'EDF, laquelle a l'obligation, comme toute entreprise, de répondre aux demandes des services de l'Autorité pour les besoins de cette instruction.
40. Il résulte de l'ensemble de ces éléments que l'intervention volontaire d'EDF, fondée sur l'article R. 464-17 du code de commerce est irrecevable.
41. L'équité commande que chaque partie conserve la charge de ses frais irrépétibles.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement,
DÉCLARE irrecevable l'intervention volontaire de la société EDF au recours formé par l'Association nationale des opérateurs détaillants en énergie contre la décision de l'Autorité de la concurrence n° 22-D-03 du 18 janvier 2022 relative à des pratiques mises en œuvre sur le marché de la fourniture d'électricité aux petits clients non résidentiels ;
DIT, en conséquence, n'y avoir lieu à statuer sur la demande de cette société aux fins de protection de secret des affaires, devenue sans objet ;
REJETTE les demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE la société EDF aux dépens.