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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 5 octobre 2018, n° 18/03594

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Défendeur :

ABC News Intercontinental Inc (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Perrin

Conseillers :

Mme Renard, Mme Lehmann

Avocat :

Aarpi Dentons Europe

Cons. prud’h. Paris, du 5 sept. 2008, n°…

5 septembre 2008

Le 16 novembre 1981, monsieur Robert P. est entré en qualité de reporter d'images au service de la société de droit anglo-saxon ABC News Intercontinental Inc (ci-après ABC News), qui exploite une chaîne de télévision américaine d'information et de divertissement.

Il a été intégré au bureau parisien de la société et son contrat était régi par la convention collective nationale des journalistes.

Monsieur P. a été licencié pour motif économique par lettre recommandée avec accusé de réception du 8 octobre 2004.

Saisie par monsieur P. en application de l'article L. 7112-4 du Code du travail, la commission arbitrale des journalistes a, le 3 novembre 2005, fixé à la somme de 184.984 euros le montant de l'indemnité légale de licenciement due par la société ABC News et l'a condamnée à payer en outre la somme de 1.000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile.

Saisi le 29 décembre 2004 par monsieur P. d'une contestation de son licenciement et de diverses prétentions indemnitaires ainsi que de demandes au titre de la violation de ses droits d'auteur du fait de l'exploitation, sans son autorisation, des reportages et documentaires dont il revendiquait la qualité d'auteur, le conseil de prud'hommes de Paris a, par un jugement rendu le 5 septembre 2008 en sa composition de départage, condamné la société ABC News à lui verser la somme de 50.000 euros à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive, celle de 10.000 euros au titre des heures supplémentaires effectuées et celle de 1.200 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et l'a débouté du surplus de ses demandes.

Par arrêt du 15 décembre 2010, la cour d'appel de Paris (pôle 6, chambre 9) saisie par monsieur P., a confirmé le jugement entrepris, sauf en ce qu'il avait débouté monsieur P. de sa demande d'indemnité de résidence et sur son évaluation de l'indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse et du rappel de salaires au titre des heures supplémentaires et, statuant à nouveau de ces chefs, a condamné la société ABC News à lui payer la somme de 75.000 euros à titre d'indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse, celle de 25.000 euros à titre de rappels de salaire au titre des heures supplémentaires, celle de 3.500 euros à titre d'indemnité d'occupation du domicile à des fins professionnelles et celle de 4.000 euros en indemnisation de ses frais irrépétibles en cause d'appel.

Monsieur P. a formé pourvoi à l'encontre de cet arrêt. La 1ère chambre civile de la cour de Cassation, par un arrêt rendu le 10 avril 2013, a accueilli partiellement le pourvoi et cassé l'arrêt du 15 décembre 2010 « mais seulement en ce qu'il a débouté monsieur P. de ses demandes au titre du droit d'auteur » et a renvoyé sur le seul point devant la cour d'appel de Paris, autrement composée.

La cour de céans est saisie dans les termes de cet arrêt de renvoi, de l'appel interjeté du jugement du 5 septembre 2008 du conseil de prud'hommes de Paris en ce qu'il a rejeté les demandes fondées sur le droit d'auteur.

Dans ses dernières écritures notifiées le 4 mai 2018, monsieur P. sollicite de la Cour de :

- infirmer le jugement entrepris en ses dispositions intéressant les demandes de monsieur Fabrice P. au titre de la violation de ses droits d'auteur,

- déclarer son action tendant à obtenir des dommages et intérêts en réparation du préjudice porté à son droit moral et à ses droits patrimoniaux, recevable et bien fondé,

- dire et juger comme l'a fait la Cour de cassation -1ère Chambre civile- en son arrêt du 10 avril 2013 que la règle de conflit telle que prévue à la Convention de Berne en son article 5.2 qui trouve à s'appliquer,

- dire et juger en conséquence que c'est la loi française qui est applicable au présent litige,

- dire et juger que monsieur Fabrice P. a dûment justifié de sa qualité d'auteur sur les oeuvres revendiquées,

- rejeter l'exception de prescription soulevée par la société ABC News,

- dire et juger que le préjudice subi moral et financier par le concluant devra être réparé conformément aux règles particulières régissant la violation des droits d'auteur exorbitantes de l'article 1382 du Code civil,

- dire et juger que le préjudice au titre de la violation du droit moral sera évalué à 300.000 euros,

- dire et juger que conformément à l'article L. 331-1-3 alinéa 2 et alinéa 1, le préjudice financier résultant de la violation des droits patrimoniaux subi par le concluant ne saurait être estimé à moins de 350.000 euros,

subsidiairement,

- dire et juger qu'en tenant compte des tarifs et barèmes professionnels, le préjudice financier de monsieur Robert P. ne saurait être estimé à moins de 350.000 euros.

très subsidiairement,

- dire et juger qu'en l'absence d'éléments pour chiffrer les gains réalisés par la société ABC News, le préjudice financier de monsieur Robert P. ne saurait être estimé à moins de 239.490 euros.

En conséquence, condamner la société ABC News à payer au concluant :

- Au titre de la violation du droit moral : 300.000 euros

- Au titre de la violation des droit patrimoniaux :

au mieux : 350.000 euros

au pire : 239.490 euros

- ordonner la publication de la décision à intervenir aux frais de la société ABC News dans trois journaux au choix de monsieur Fabrice P., et ce, sous astreinte de 5.000 euros par jour de retard à compter de la date de la notification de la décision à intervenir,

- condamner la société ABC News au paiement d'une somme de 20.000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner la société ABC News aux dépens de première instance et d'appel, dont distraction conformément à l'article 699 du Code de procédure civile au profit de Maître Catherine B., Avocat aux offres de droit.

Dans ses dernières écritures notifiées le 15 mai 2018, la société ABC News sollicite la Cour de :

- écarter des débats les pièces communiquées numérisées non numérotées, ou dont il est impossible

de faire correspondre la numérotation avec cette affaire ;

- confirmer le jugement du 5 septembre 2008 en ce qu'il a fait application de la loi américaine du chef des droits d'auteur revendiqués par monsieur P. et débouté en conséquence ce dernier de l'indemnisation sollicitée,

en toutes hypothèses,

- déclarer irrecevables les demandes de monsieur P., et le débouter de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

Condamner M. P. à verser à la Société ABC News la somme de 20.000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de Procédure Civile ;

- condamner monsieur P. aux entiers dépens de l'instance.

La clôture a été prononcée le 17 mai 2018.

MOTIFS

Sur la demande de la société ABC News de voir écarter certaines pièces communiquées par monsieur P.

La cour relève qu'à l'audience le conseil de monsieur P. a remis certaines pièces, non numérotées, ce qui a été constaté par une note d'audience établie par madame la greffière.

En conséquence, la cour ne tiendra compte de ces pièces non régulièrement communiquées, comme cela a été précisé aux parties lors de l'audience.

Sur la loi applicable pour la détermination de la titularité du droit d'auteur au regard de la convention de Berne

Le conseil des prud'hommes de Paris, par le jugement déféré en date du 5 septembre 2008, a rejeté les demandes formées par monsieur P. au titre des droits patrimonial et moral de l'auteur qu'il revendiquait au motif que la loi américaine, et non la loi française, devait s'appliquer pour la détermination du titulaire des droits d'auteur par application des règles du Droit International Privé fixant pour loi applicable celle du pays d'origine, c'est à dire la loi de première divulgation de l'oeuvre.

Pour retenir les règles du Droit International Privé français et écarter l'application de l'article 5-2 de la convention de Berne du 9 septembre 1886 pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques dont se prévalait monsieur P., il a retenu que la convention de Berne ne définit pas la loi applicable à la détermination du titulaire du droit d'origine sur l'oeuvre.

Le conseil de prud'hommes faisant ainsi application de la loi américaine sur le copyright de 1976 a jugé que les oeuvres de salariés créées dans l'exercice de leurs fonctions appartiennent à leur employeur ou donneur d'ordres sauf accord dérogatoire des parties, accord inexistant en l'espèce.

L'arrêt du 10 avril 2013 rendu par la cour de cassation a cassé l'arrêt confirmatif sur ce point de la cour d'appel de Paris en considérant «Qu'en statuant ainsi, alors que la détermination du titulaire initial des droits d'auteur sur une oeuvre de l'esprit est soumise à la règle de conflit de lois édictée par l'article 5-2 de la Convention de Berne, qui désigne la loi du pays où la protection est réclamée, la cour d'appel a violé cette disposition par fausse application ».

La cour rappelle les termes de l'article 5-2 de la convention de Berne, dont la France et les Etats Unis sont signataires, qui dispose :

« La jouissance et l'exercice de ces droits ne sont subordonnés à aucune formalité; cette jouissance et cet exercice sont indépendants de l'existence de la protection dans le pays d'origine de l'oeuvre. Par suite, en dehors des stipulations de la présente Convention, l'étendue de la protection ainsi que les moyens de recours garantis à l'auteur pour sauvegarder ses droits se règlent exclusivement d'après la législation du pays où la protection est réclamée. »

Antérieurement à 2013, de nombreuses décisions émanant de tribunaux et cours français considéraient que dès lors que la détermination de la titularité du droit d'auteur n'était pas expressément mentionnée comme relevant de la «loi du pays où la protection est réclamée» , il fallait retenir une dualité de lois applicables, celle du pays d'origine pour la titularité du droit et celle du pays où la protection est réclamée pour la protection du droit.

Il est aujourd'hui admis, conformément à la décision du 10 avril 2013 de la cour de cassation, que l'étendue de la protection visée à l'article 5-2 inclut la détermination du titulaire du droit et que la loi « du pays où la protection est réclamée » s'applique ainsi à l'ensemble du litige soumis à une juridiction nationale comprenant non seulement la mise en oeuvre de la protection mais également la détermination de la titularité du droit.

Il convient de préciser que « loi du pays où la protection est réclamée » est celle de l'État sur le territoire duquel se sont produits les agissements délictueux, l'obligation à réparation n'étant que la conséquence éventuelle de ceux-ci.

Ainsi, dès lors que monsieur P. se plaint d'exploitations non autorisées sur le territoire français par la société ABC News d'oeuvres dont il revendique la titularité, la loi française doit être appliquée.

Le jugement sera infirmé en ce qu'il a reconnu la loi américaine applicable à la détermination du titulaire du droit d'auteur et jugé que les oeuvres de monsieur P. créées dans l'exercice de ses fonctions appartiennent de ce fait à son employeur la société ABC News.

Sur l'application à l'espèce de la loi française et l'irrecevabilité des demandes soulevées

A titre subsidiaire, la société ABC News sollicite que, dans le cas où l'application de la loi française serait retenue, l'action de monsieur P. soit déclarée irrecevables aux motifs :

- de l'absence de preuve qu'il est l'auteur des oeuvres litigieuses,

- de l'absence de preuve de l'originalité des oeuvres invoquées par M. P.,

- du défaut de mise en cause des autres co-auteurs,

- du fait de la prescription de l'action intentée au titre des droits d'auteur.

L'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle dispose que 'l'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous' indépendamment de toute considération sur les mérites de la création comme l'énonce l'article L. 112-1 du même code : « les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination »

Il revient à celui qui se prévaut d'un droit d'auteur dont l'existence est contestée de définir et d'expliciter les contours de l'originalité qu'il allègue.

Seul l'auteur est en mesure d'identifier les éléments traduisant sa personnalité et qui justifient son monopole, et le défendeur doit pouvoir, en application du principe de la contradiction, connaître précisément les caractéristiques qui fondent l'atteinte qui lui est imputée et apporter la preuve qui lui incombe de l'absence d'originalité.

L'originalité d'une oeuvre doit s'apprécier de manière globale de sorte que la combinaison des éléments qui la caractérise du fait de leur agencement particulier lui confère une physionomie propre qui démontre l'effort créatif et le parti pris esthétique portant l'empreinte de la personnalité de l'auteur.

Il lui appartient avant même de définir l'originalité de l'oeuvre au demandeur à l'action en contrefaçon d'identifier les oeuvres qu'il revendique et sur lesquelles il reproche une atteinte à son droit d'auteur.

L'article 6 du Code de procédure civile énonce : 'à l'appui de leurs prétentions, les parties ont la charge d'alléguer les faits propres à les fonder';

Or, la cour constate que les conclusions prises par monsieur P. exposent des généralités pour décrire le travail qui est le sien, l'estime dont il bénéficie parmi les professionnels et le public, le courage dont il a fait preuve pour tourner des scènes de guerre, au demeurant non contestés par la société intimée, pour conclure qu'il est demandé à la cour de lui reconnaître la qualité d'auteur sur l'ensemble des reportages et documentaires sur lesquels il est intervenu depuis 1978 dans le cadre de ses fonctions de Journaliste Reporter d'Images exercées en exécution du contrat de travail conclu en France avec la société ABC News.

Ainsi les oeuvres ne sont ni listées, ni identifiées et leur originalité n'est à fortiori pas décrite.

Le dispositif de ces écritures ne mentionnent pas les oeuvres revendiquées et se borne à demander qu'il soit jugé qu'il dûment justifié de sa qualité d'auteur «sur les oeuvres revendiquées».

Par ailleurs, il ressort des écritures des parties que les oeuvres revendiquées dans leur ensemble par monsieur P. sont des «oeuvres audiovisuelles» constituées de reportages à la réalisation desquels plusieurs personnes ont concourues.

L'article L. 113-7 du Code de la propriété intellectuelle énonce que «ont la qualité d'auteurs d'une oeuvre audiovisuelle la ou les personnes physiques qui réalisent la création intellectuelle de cette oeuvre.»

L'oeuvre audiovisuelle doit ainsi être qualifiée d'oeuvre de collaboration

Monsieur P. ne conteste d'ailleurs pas l'existence de co-auteurs sur certaines oeuvres qu'il revendique, tels notamment messieurs M. et E. qu'il cite expressément comme co-auteurs de certains reportages.

Or, l'article L. 113-3 du Code de la propriété intellectuelle dispose que «L'oeuvre de collaboration est la propriété commune des coauteurs. Les coauteurs doivent exercer leurs droits d'un commun accord. En cas de désaccord, il appartient à la juridiction civile de statuer. ».

Une exception à cette règle prévue au dernier alinéa de l'article L113-3 «Lorsque la participation de chacun des coauteurs relève de genres différents, chacun peut, sauf convention contraire, exploiter séparément sa contribution personnelle, sans toutefois porter préjudice à l'exploitation de l'oeuvre commune.». Cette exception n'a pas vocation à s'appliquer ici, monsieur P. n'ayant pas apporté la démonstration que sa contribution pour chaque oeuvre serait détachable et dans un genre différent de celles des autres co-auteurs.

Aussi, il sera fait droit à l'exception d'irrecevabilité soulevée par la société des demandes formées au titre du droit d'auteur par monsieur P..

Sur les frais irrépétibles et les dépens de la présente instance

Monsieur P. qui succombe sera condamné aux dépens de la présente instance.

La société ABC News a dû engager des frais non compris dans les dépens qu'il serait inéquitable de laisser en totalité à sa charge, il y a lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile dans la mesure qui sera précisée au dispositif.

PAR CES MOTIFS

Infirme le jugement du conseil des prud'hommes de Paris du 5 septembre 2008 en ce qu'il a fait application de la loi américaine du chef des droits d'auteur revendiqués par monsieur Robert P. et débouté en conséquence ce dernier de l'indemnisation sollicitée,

Y substituant et y ajoutant,

Rejette des débats les pièces non numérotées et non régulièrement communiquées par monsieur Robert P.,

Dit la loi française applicable au litige s'agissant de la détermination de la titularité et de la protection des droits d'auteur revendiqués par monsieur Robert P. par application de l'article 5-2 de la convention de Berne,

Déclare irrecevables les demandes formées par monsieur Robert P. au titre du droit d'auteur,

Condamne monsieur Robert P. à payer à la société ABC News Intercontinental Inc la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,

Condamne monsieur Robert P. aux dépens de la présente instance.