CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 27 octobre 2022, n° 20/03515
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Alias (SAS)
Défendeur :
Recordati Rare Diseases (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Prigent
Conseillers :
Mme Renaud, Mme Blanc
Avocats :
Me Ingold, Me Gouachon, Me Vergnaud
EXPOSE DU LITIGE
La société Recordati Rare Diseases (la société Recordati), anciennement dénommée la société Orphan Europe, laboratoire pharmaceutique, confiait à la société Alias la réalisation d'impressions graphiques, d'articles de marketing et de publicité.
Se plaignant d'une baisse des commandes, la société Alias a saisi le tribunal de commerce de Nanterre d'une action pour rupture brutale des relations commerciales établies. Elle s'est désistée, le 25 janvier 2019, de son instance et a saisi le tribunal de commerce de Paris de son action par acte du 29 janvier 2019.
Par jugement du 3 février 2020, le tribunal de commerce de Paris a :
- dit que la société Recordati aurait dû consentir un préavis de six mois ;
- condamné la société Recordati à payer à la société Alias la somme de 41 738 euros à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale de relations commerciales établies ;
- condamné la société Recordati à payer à la société Alias la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- débouté les parties de leurs autres demandes, fins et conclusions ;
- ordonné l'exécution provisoire ;
- condamné la société Recordati aux dépens.
Par déclaration du 18 février 2020, la société Alias a interjeté appel en ce qu'il a :
- limité à la somme de 41 738 euros le quantum de la condamnation de la société Recordati au titre de dommages et intérêts pour rupture brutale de relations commerciales établies ;
- débouté partiellement de ses demandes en paiement de la somme en principal de 217 560 euros, avec intérêts légaux et anatocisme à compter de la lettre recommandée du 9 mars 2018, au titre de son préjudice pour rupture brutale de relations commerciales établies, outre la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Par ses dernières conclusions notifiées le 18 mai 2022, la société Alias demande, au visa des articles L. 442-6-I 5° du code du commerce et 1240 du code civil, de :
- confirmer le jugement en ce qu'il a dit qu'elle a entretenu une relation commerciale établie avec la société Recordati au sens des dispositions de l'article L. 442-6-1,5° du code de commerce, et que la société Recordati a rompu brutalement les relations commerciales établies ;
- infirmer le jugement en ce qu'il a dit qu'elle devait être indemnisée selon un délai de préavis de six mois ;
- en conséquence, statuant à nouveau sur les chefs critiqués, condamner la société Recordati à lui payer la somme en principal de 306 700 euros, outre les intérêts légaux avec anatocisme courant à compter du 9 mars 2018, au titre du préjudice découlant de la brutalité de la rupture ;
- rejeter les demandes de la société Recordati ;
- condamner la société Recordati à lui payer la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et aux entiers dépens.
Par ses dernières conclusions notifiées le 17 mai 2022, la société Recordati demande, au visa des articles L. 442-6-I 5° du code de commerce et L. 112-6 du code de la consommation, d'infirmer le jugement en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau, de :
- à titre principal, débouter la société Alias de ses demandes ;
- à titre subsidiaire, limiter l'indemnisation à une somme qui ne saurait être supérieure à 41 738 euros ;
- à titre plus subsidiaire, confirmer le jugement en ce qu'il a limité à six mois la durée du préavis et en ce qu'il l'a condamnée à payer à la société Alias la somme de 41 738 euros à titre de dommages-intérêts pour rupture brutale de relations commerciales établies ;
- en toutes hypothèses, ordonner l'exécution provisoire et condamner la société Alias au paiement de la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens d'instance et d'appel.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 2 juin 2022.
La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS
Sur la rupture des relations commerciales :
Selon l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
La brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou de l'insuffisance de la durée de ce préavis au regard des relations commerciales antérieures.
Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.
En l'espèce, l'existence d'une relation commerciale établie entre les parties, depuis 1997, n'est pas contestée.
Il résulte des factures produites que la société Alias concevait des chartes graphiques, boîtes, étuis, étiquettes, cartes de visites, brochures, plaquettes, des notices, papiers en-tête, et réalisait des impressions.
Il ressort de l'attestation comptable produite du 4 juillet 2018 que le chiffre d'affaires de la société Alias réalisé avec la société Recordati s'est élevé à 385 059 euros en 2012, à 257 869 euros en 2013, à 227 315 euros en 2014, représentant respectivement 69 %, 66 % et 69 % de son chiffre d'affaires total, puis a chuté à 92 437 euros en 2015, 19 395 euros en 2016 et 7 888 euros en 2017, représentant respectivement 38 %, 13 % et 4,99 % de son chiffre d'affaires total.
L'attestation comptable du 4 juillet 2018 précise que le chiffre d'affaires réalisé avec la société Recordati s'élevait, sur la période 2000-2015, à un montant moyen annuel de 278 285 euros HT, soit 61,36 % du chiffre d'affaires total de la société Alias.
La diminution du chiffre d'affaires réalisé avec la société Recordati, résultant d'une baisse de commandes, à partir de 2015 n'a été précédée d'aucune annonce, information ou explication écrite.
La société Recordati n'invoque pas des contraintes économiques pour expliquer la baisse substantielle des commandes, ni des manquements graves de la société Alias.
Elle a ainsi délibérément rompu la relation commerciale établie sans préavis écrit.
La rupture sans préavis est donc imputable à la société Recordati.
Sur l'indemnisation du préjudice :
Les parties entretenaient une relation commerciale établie depuis 18 ans et la société Alias réalisait 61,36 % de son chiffre d'affaires avec la société Recordati.
Quand bien même la société Recordati représentait un partenaire privilégié avec lequel elle réalisait une part importante de son chiffre d'affaires, la société Alias ne justifie pas avoir entretenu un rapport contractuel d'exclusivité de fait avec la société Recordati, qui recourait aux procédures d'appels d'offres, ce dont il n'est pas contesté, et avoir été dans l'impossibilité de se diversifier.
Elle n'établit pas une spécificité des prestations effectuées pour la société Recordati, ayant consisté en des conceptions et impressions graphiques, engendrant des difficultés pour réorganiser son activité dans son secteur de la publicité, trouver d'autres partenaires contractuels et ainsi disposer d'une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles nouées avec la société Recordati.
Si la société Alias ne démontre pas un état de dépendance économique, il convient, au regard de l'ancienneté de la relation commerciale, du secteur d'activité et du taux élevé de la part de son chiffre d'affaires réalisé avec la société Recordati, de fixer la durée de préavis à 14 mois pour lui permettre de se réorganiser.
La société Alias invoque le doublement de la durée de préavis compte tenu de la fourniture de produits sous marque de distributeur.
L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, dans sa rédaction applicable au litige, prévoit que lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur.
Cette mesure dérogatoire est d'interprétation stricte.
Elle a été supprimée par l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019.
L'article L. 112-6, alinéa 2, du code de la consommation (issu de l'article 62 de la loi du 15 mai 2001 dite loi NRE) dispose :
« L'étiquetage d'un produit vendu sous marque de distributeur doit mentionner le nom et l'adresse du fabricant si celui-ci en fait la demande.
Est considéré comme produit vendu sous marque de distributeur le produit dont les caractéristiques ont été définies par l'entreprise ou le groupe d'entreprises qui en assure la vente au détail et qui est le propriétaire de la marque sous laquelle il est vendu ».
En l'espèce, la relation commerciale entre les parties n'est pas une relation entre un fournisseur et un distributeur. La société Alias, intervenant dans la communication et la publicité, ne fabriquait pas un produit, en l'occurrence un médicament, revendu par la société Recordati au consommateur.
Le seul conditionnement personnalisé des produits est insuffisant à en faire des produits sous marque de distributeur.
Au surplus, il ne ressort pas du dossier que les travaux graphiques aient été élaborés selon les spécifications de la société Recordati à partir d'un cahier des charges établi par cette dernière, alors que la société Alias revendique un travail personnel de conception et de création.
La disposition invoquée n'est dès lors pas applicable.
Il ressort de l'attestation comptable du 4 juillet 2018 produite par la société Alias que le chiffre d'affaires réalisé avec la société Recordati s'est élevé à un montant moyen de 290 081 euros (385 059 euros en 2012, 257 869 euros en 2013, 227 315 euros en 2014) et la marge réalisée de 2012 à 2017 s'est élevée à 192 530 euros, 128 935 euros, 113 658 euros, 46 219 euros, 9 698 euros et 3 944 euros.
Au regard des montants des chiffres d'affaires, le taux de marge de 2012 à 2014, avant la chute des commandes, était d'environ 50 %.
De 2015 à 2017, la société Alias a réalisé un chiffre d'affaires total de 119 720 euros (92 437 + 19 395 + 7 888).
Ainsi, l'indemnité correspondant à 14 mois de préavis s'élève à : (290 081 - 119 720) x 50 % x 14/12 = 99 377,25 euros.
Le jugement, qui a alloué une indemnité moindre, sera infirmé.
La société Recordati sera condamnée à payer à la société Alias la somme de 99 377,25 euros en réparation du préjudice résultant du caractère brutal de la rupture de la relation commerciale établie.
Cette indemnité produira intérêts au taux légal à compter du jugement du 3 février 2020, en application de l'article 1231-7 du code civil.
Les intérêts échus, dus au moins pour une année entière, seront capitalisés conformément aux dispositions de l'article 1343-2 du code civil et à compter du 3 février 2020.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile :
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné la société Recordati aux dépens et à payer à la société Alias la somme de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles.
La société Recordati, qui succombe, sera tenue aux dépens de la procédure d'appel.
Il apparaît équitable de la condamner à payer à la société Alias la somme de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en appel.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire,
- infirme le jugement du 3 février 2020 du tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a dit que la société Recordati Rare Diseases aurait dû consentir un préavis de six mois et l'a condamnée à payer à la société Alias la somme de 41 738 euros à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale de relations commerciales établies ;
- confirme le jugement pour le surplus ;
- statuant à nouveau des chefs infirmés, condamne la société Recordati Rare Diseases à payer à la société Alias la somme de 99 377,25 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice résultant du caractère brutal de la rupture de la relation commerciale établie, avec intérêts au taux légal à compter du 3 février 2020 ;
- ordonne la capitalisation des intérêts échus, dus au moins pour une année entière, conformément aux dispositions de l'article 1343-2 du code civil et à compter du 3 février 2020 ;
- y ajoutant, condamne la société Recordati Rare Diseases à payer à la société Alias la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles exposés en appel ;
- rejette la demande de la société Recordati Rare Diseases au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamne la société Recordati Rare Diseases aux dépens de la procédure d'appel.