Cass. crim., 12 avril 2022, n° 22-80.632
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Ingall-Montagnier
Avocat :
SCP Waquet, Farge et Hazan
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.
2. En 2016, une enquête a été ouverte aux Pays-Bas et en Belgique concernant la société [4]. Cette société fournissait notamment des solutions de chiffrement pour les téléphones portables via une application et une infrastructure dédiées.
3. Une demande d'entraide européenne a été adressée aux autorités judiciaires françaises concernant l'identification des serveurs de la société [4] hébergés par une société française implantée à [Localité 3].
4. Une information a été ouverte des chefs d'association de malfaiteurs en vue de la préparation de crimes ou de délits punis de dix ans d'emprisonnement, fourniture de prestations de cryptologie visant à assurer des fonctions de confidentialité sans déclaration conforme, fourniture d'un moyen de cryptologie n'assurant pas exclusivement des fonctions d'authentification ou de contrôle d'intégrité sans déclaration préalable, importation d'un moyen de cryptologie n'assurant pas exclusivement des fonctions d'authentification ou de contrôle d'intégrité sans déclaration préalable, blanchiment d'importation de produits stupéfiants, blanchiment du délit de trafic de produits stupéfiants, et blanchiment de crimes ou délits en bande organisée.
5. Un mandat d'arrêt a été émis à l'encontre de M. [L] [M] et de Mme [P] [N], sa compagne. Ils ont été interpellés à [Localité 1] et mis en examen notamment des chefs susvisés.
6. M. [M] a déposé une requête en examen de l'ensemble de la procédure en application de l'article 221-3 du code de procédure pénale.
7. Le président de la chambre de l'instruction a, par ordonnance du 12 octobre 2021, saisi la chambre de l'instruction sur le fondement de ces dispositions.
8. Un mémoire a été déposé à la chambre de l'instruction le 11 décembre 2021 par le conseil de M. [M].
Déchéance du pourvoi formé par Mme [N]
9. En tout état de cause, Mme [N] n'a pas déposé dans le délai légal, personnellement ou par son avocat, un mémoire exposant ses moyens de cassation. Il y a lieu, en conséquence, de la déclarer déchue de son pourvoi par application de l'article 590-1 du code de procédure pénale.
Examen des moyens
Sur les troisième et quatrième moyens
10. Ils ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
11. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a statué le 6 janvier 2022 sur saisine directe déposée le 4 octobre 2021, sur le fondement de l'article 221-3 du code de procédure pénale par M. [M], suivie d'une ordonnance de saisine en date du 12 octobre 2021 du président de la chambre de l'instruction, a dit mal fondée la requête et dit n'y avoir lieu à évoquer, et à procéder aux actes demandés, dit qu'il sera statué par arrêt séparé sur les demandes d'actes et les requêtes en nullité, puis a rejeté la demande de mise en liberté de M. [M], alors :
« 1°/ que la chambre de l'instruction saisie par voie de saisine directe sur le fondement de l'article 221-3 du code de procédure pénale, doit examiner l'ensemble de la procédure d'instruction et répondre à toutes les demandes d'actes et d'annulation soulevées devant elle à cette occasion dans le délai impératif de trois mois à compter de sa saisine par le président de la chambre de l'instruction, à défaut de quoi la personne placée en détention doit être remise en liberté ; qu'en l'espèce, la chambre de l'instruction ayant été saisie aux fins de contrôle de l'ensemble de la procédure d'information par la requête, puis par l'ordonnance du président de la chambre de l'instruction en date du 12 octobre 2021, devait statuer sur cette requête dans le délai de trois mois, soit au plus tard le 12 janvier 2021, à défaut de quoi M. [M] devait être mis en liberté ; qu'en s'abstenant de statuer, dans son arrêt du 6 janvier 2022, sur l'ensemble de la procédure, et notamment sur les demandes d'actes et sur les demandes en nullité et en renvoyant pour ce faire à une date ultérieure qu'elle n'a pas fixée, en prétextant la nécessité de permettre au ministère public d'y répondre, alors même que le ministère public avait nécessairement eu connaissance de l'intégralité de la requête, la chambre de l'instruction qui n'a pas vidé sa saisine, a méconnu les exigences de l'article 221-3 du code de procédure pénale, ensemble l'article 5, § 3, de la Convention européenne des droits de l'homme, cette méconnaissance devant entrainer la remise en liberté immédiate de M. [M] ;
2°/ qu'une juridiction pénale ne peut pas interrompre le cours de la justice ; en renvoyant l'examen de requête en nullité à une audience ultérieure, sans donner aucune date, la chambre de l'instruction a violé le principe susvisé. »
Réponse de la Cour
12. Selon le I - de l'article 221-3 du code de procédure pénale, lorsqu'un délai de trois mois s'est écoulé depuis le placement en détention provisoire de la personne mise en examen, que cette détention est toujours en cours et que l'avis de fin d'information prévu par l'article 175 du code de procédure pénale n'a pas été délivré, le président de la chambre de l'instruction peut, d'office ou à la demande du ministère public ou de la personne mise en examen, décider de saisir cette juridiction afin qu'elle examine l'ensemble de la procédure.
13. Deux jours ouvrables au moins avant la date prévue pour l'audience, les parties peuvent déposer des mémoires consistant soit en des demandes de mise en liberté, soit en des demandes d'actes, y compris s'il s'agit d'une demande ayant été précédemment rejetée en application de l'article 186-1, soit en des requêtes en annulation, sous réserve des articles 173-1 et 174, soit en des demandes tendant à constater la prescription de l'action publique.
14. Selon le II - du même article, la chambre de l'instruction, après avoir le cas échéant statué sur ces demandes, peut, notamment, ordonner la mise en liberté, assortie ou non du contrôle judiciaire, d'une ou plusieurs des personnes mises en examen, même en l'absence de demande en ce sens, prononcer la nullité d'un ou plusieurs actes dans les conditions prévues par l'article 206 du code de procédure pénale, évoquer et procéder dans les conditions prévues par les articles 201, 202, 204 et 205 du même code ou procéder à une évocation partielle du dossier en ne procédant qu'à certains actes avant de renvoyer le dossier au juge d'instruction.
15. Il se déduit de ces dispositions, d'une part, que la demande d'examen de l'ensemble de la procédure formée par la personne mise en examen a pour seul objet de justifier auprès du président de la chambre de l'instruction
du bien fondé d'un tel examen et ne saisit pas par elle-même la chambre de l'instruction, d'autre part, que les demandes dont cette personne entend saisir la chambre de l'instruction doivent être présentées par un mémoire déposé dans les conditions rappelées au paragraphe 13.
16. En cet état, le moyen est inopérant en ce qu'il invoque des demandes figurant dans la requête par laquelle M. [M] a saisi le président de la chambre de l'instruction.
17. En effet, cette juridiction, d'une part, n'était pas saisie par cette requête, mais par l'ordonnance de son président ayant décidé un examen de l'ensemble de la procédure, d'autre part, n'a fait que rappeler que, déjà saisie par ailleurs de demandes pendantes, elle y répondrait dans ce cadre distinct.
Sur le deuxième moyen
Enoncé du moyen
18. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a dit mal fondée la saisine directe, et dit que la loi française est applicable et les juridictions françaises compétentes, alors :
« 1°/ que toute mise en examen doit reposer sur l'existence d'indices graves ou concordants rendant vraisemblable que la personne concernée ait pu participer comme auteur ou comme complice à la commission d'infractions sur le sol français ou en lien d'indivisibilité avec une infraction commise en France ; qu'il faut donc pour que la loi pénale française soit applicable à ces faits, que l'un des faits constitutifs ait eu lieu sur le territoire de la République ; qu'en l'espèce, la chambre de l'instruction saisie de l'incompétence territoriale des juridictions d'instruction françaises, considère que la présence de serveurs Sky ECC à [Localité 3] en France, de revendeurs de la marque en France et la transformation de liquidités en bitcoins sur le sol français, constituent des éléments de rattachement avec les faits commis à l'étranger permettant de retenir la compétence des juridictions françaises ; que rien n'indique cependant que ces faits soit répréhensibles et qu'ils soient en tout état de cause imputables à M. [M], personnellement, sa présence en France n'étant pas établie et la chambre de l'instruction ne relevant aucun indice grave ou concordant qu'il ait pu participer comme auteur ou comme complice à un quelconque des faits constitutifs des infractions poursuivies sur le territoire français ; qu'ainsi, la chambre de l'instruction a violé l'article 113-2 du code pénal, ensemble les articles 80-1 du code de procédure pénale, 689, 593 du même code ;
2°/ que la loi française n'est pas applicable aux crimes et délits commis à l'étranger par un étranger, et les juridictions d'instruction ne peuvent se saisir de tels faits ; qu'en l'espèce, il résulte des éléments de la procédure que les faits poursuivis auraient été commis au Canada et à l'étranger par une société de droit canadien, M. [M] étant lui-même de nationalité canadienne et ayant été interpellé en Espagne sans avoir transité par la France ; qu'ainsi, se bornant à constater que « les faits commis à l'étranger sont indivisibles de ceux commis en France, et qu'ils sont rattachés entre eux par un lien tel que l'existence des uns ne se comprenait pas sans l'existence des autres puisqu'ils sont tous reliés par l'usage du téléphone Sky ECC répertorié sur les serveurs à [Localité 3] », sans préciser en quoi l'utilisation de serveurs localisés en France constituerait un quelconque élément constitutif des infractions reprochées, la société roubaisienne [2] n'ayant d'ailleurs pas été appelée en la cause, la chambre de l'instruction a violé les textes susvisés. »
Réponse de la Cour
19. Pour dire la loi française applicable et les juridictions françaises compétentes, l'arrêt attaqué énonce que la loi pénale française est applicable à une infraction commise par une personne de nationalité étrangère lorsque cette infraction ou l'un de ses faits constitutifs sont commis sur le territoire de la République.
20. Les juges ajoutent qu'il en est de même lorsque l'infraction est commise à l'étranger, dans le seul cas où il existe un lien d'indivisibilité entre cette infraction et une autre commise sur le territoire de la République, les faits étant indivisibles lorsqu'ils sont rattachés entre eux par un lien tel que l'existence des uns ne se comprendrait pas sans l'existence des autres.
21. Ils relèvent que la société [4] a fourni des solutions de chiffrement pour les téléphones portables grâce à une application et une infrastructure dédiées, l'analyse technique du logiciel ayant montré qu'il constituait un système de sécurité particulièrement sophistiqué, comportant quatre couches dotées de clefs de chiffrement et de cryptage.
22. Ils retiennent que, selon les autorités belges, l'utilisation de la solution Sky ECC ne servait que pour des activités criminelles et que les investigations néerlandaises ont démontré que les téléphones configurés avec le logiciel Sky ECC ne pouvaient pas être achetés directement sur le site de la société, mais qu'après un premier contact par courriel, la société renvoyait le client vers un revendeur local, qu'aucune facture n'était fournie, que le paiement se faisait en espèces et que seules les coordonnées du revendeur et du service après-vente étaient communiquées.
23. Les juges indiquent que, selon ces investigations, un identifiant est délivré par la société lors de l'achat, les utilisateurs étant anonymes, aucune pièce d'identité ou justificatif de domicile n'étant demandé.
24. Ils rappellent que l'un des revendeurs français de téléphones équipés du logiciel Sky ECC a déclaré avoir pu revendre ces appareils sans structure officielle, qu'un autre a affirmé ne connaître aucun de ses clients personnellement, avoir l'interdiction de leur demander pour quelle raison ils achetaient un téléphone crypté et avoir envoyé, à la demande d'un des collaborateurs de la société [4], un message à ses contacts leur recommandant de ne pas montrer leurs mains en photo.
25. Ils relèvent que ces téléphones, équipés du logiciel de cryptage, ont été commercialisés en France par six revendeurs et que l'agence nationale de la sécurité des systèmes d'information a indiqué qu'aucune demande ou déclaration concernant ce logiciel, pourtant exigées par la réglementation pour utiliser sur le territoire national ces moyens de cryptologie, n'ont été déposées auprès d'elle.
26. Ils retiennent que les deux serveurs de la société [4], le serveur principal et le serveur de sauvegarde, sont hébergés auprès de la société française [2] à [Localité 3] et que les interceptions ont révélé l'existence de 2 500 utilisateurs du logiciel Sky ECC en France avec des revendeurs identifiés, interpellés et dont plusieurs ont été mis en examen.
27. Ils ajoutent que les échanges interceptés sur la messagerie cryptée font aussi état de collectes d'argent organisées via l'utilisation, la plupart du temps, de la photographie du numéro de série d'un billet de banque servant de validation à la récupération de l'argent lors de la collecte.
28. Ils relèvent qu'il résulte des investigations que le téléphone [4] est vendu et payé avec des liquidités et que l'argent provenant des ventes est transformé en bitcoins.
29. Ils rappellent que M. [M] a occupé un poste stratégique pour le compte de la société [4] en sa qualité de « distributeur international », c'est-à-dire de distributeur de haut niveau dans la hiérarchie des ventes de la société, ayant des contacts avec la structure dirigeante et ayant le pouvoir de bloquer les accès au système pour les revendeurs placés sous ses ordres en cas de non-paiement des dettes.
30. Ils relèvent également qu'il est identifié comme le distributeur des appareils de la société [4] à travers le monde, qu'il a vendu au moins directement cent trente et un téléphones cryptés et qu'il a recruté directement des revendeurs de téléphones pour le compte de cette dernière.
31. Ils ajoutent que M. [M] est aussi identifié comme le collecteur de liquidités auprès de clients, sommes ensuite converties en cryptomonnaies, avec prise d'un pourcentage au titre de commissions, et qu'il a été capable d'organiser avec des complices ou des intermédiaires des remises d'argent pour le paiement de leurs dettes, démontrant ainsi l'existence d'une structure installée, cohérente et pérenne.
32. Ils retiennent de plus qu'il s'occupait des circuits financiers de la société [4] et du blanchiment des fonds pour le compte de cette dernière, grâce à ses connaissances en cryptomonnaie.
33. Ils relèvent encore que, le 18 décembre 2020, Mme [N], compagne de M. [M], a rencontré une personne dans un hôtel parisien pour échanger la somme de 160 000 euros en bitcoins pour le compte de celui-ci.
34. Ils retiennent que la présence de deux serveurs en France a permis le transit sur le territoire national de toutes les conversations entre les protagonistes des différents réseaux criminels, que des revendeurs de téléphones [4] ont été identifiés en France, que des utilisateurs de ces téléphones ont été repérés en train de se livrer à des trafics de stupéfiants et que des transformations de liquidités en bitcoins sont intervenues sur le sol français.
35. Ils en déduisent que les faits commis à l'étranger sont indivisibles de ceux commis en France en ce qu'ils sont rattachés entre eux par un lien tel que l'existence des uns ne se comprendrait pas sans l'existence des autres, dès lors qu'ils sont tous reliés par l'usage des téléphones [4] répertoriés sur les serveurs à [Localité 3], que les flux de données illicites utilisées à des fins criminelles ont été enregistrés sur ces serveurs et que des revendeurs des produits de la société [4] ont distribué ces téléphones en France, où ils ont servis à des fins criminelles.
36. Ils en concluent, d'une part, qu'il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable la participation de M. [M], de nationalité canadienne, aux faits qui lui sont reprochés, d'autre part, que les faits constitutifs des infractions, objets de l'information, se sont déroulés en France et sont indivisibles des infractions identiques commises en divers pays étrangers.
37. En l'état de ces énonciations, la chambre de l'instruction n'a méconnu aucun des textes visés au moyen.
38. Dès lors, le moyen doit être écarté.
39. Par ailleurs l'arrêt est régulier en la forme.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
Sur le pourvoi formé par Mme [N] :
CONSTATE la déchéance du pourvoi ;
Sur le pourvoi formé par M. [M] :
LE REJETTE.