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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 5 décembre 1997, n° 02/4537

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

SA LES BELLES LETTRES, (T) (S)

Défendeur :

Societe Editions ALBIN MICHEL, (F) (H) épouse (D), (E) (D)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Monsieur BOVAL

Conseiller :

Madame REGNIEZ

Avoués :

SCP NARRAT-PEYTAVI, SCP GAULTIER-KISTNER-GAULTIER

Avocats :

Me BOISSARD, Me Olivier SERS, Me Patrick GAULTIER

PARIS, du 06 avr. 1994

6 avril 1994

La Cour statue sur l’appel interjeté par M. Thierry SECHAN et la société EDITIONS LES BELLES LETTRES d’un jugement rendu a leur encontre le 6 avril 1994 par le tribunal de grande instance de PARIS dans un litige les opposant a Mme Françoise HARDY, M. Eric DUMONT et la société LES EDITIONS ALBIN MICHEL.

Reference étant faite au jugement entrepris et aux écritures echangées en cause d’appel pour un plus ample expose des faits de la procédure et des prétentions des parties, il suffit de rappeler les élements qui suivent.

Thierry SECHAN est l’auteur d’un ouvrage public en 1991 aux Editions LES BELLES LETTRES sous le litre "NOS AMIS LES CHANTEURS", dans lequel un chapitre intitule "Françoise HARDY ou la pensee voyante" est consacre a Franchise HARDY.

Celle-ci avail elle-meme public l’annee precedente aux editions ALBIN MICHEL un ouvrage ecrit en collaboration avec Eric DUMONT, intitule "FRANCOISE HARDY, NOTES SECRETES", dans lequel elle racontait ses impressions et souvenirs.

Reprochant a Thierry SECHAN "d'avoir usé de façon quasi incessante de citations extraites de leur ouvrage", Françoise HARDY, Eric DUMONT et ALBIN MICHEL l’ont fait assigner, ainsi que son editeur, devant le tribunal de grande instance de PARIS, demandant notamment, outre des mesures de publication, que leurs adversaires soient condamnes a payer les sommes de 75.000 et de 50.000 F a titre de dommages interets pour leur prejudice moral respectivement a Françoise HARDY et Eric DUMONT, et a ALBIN MICHEL une provision de 100.000 F a valoir sur son prejudice patrimonial a determiner par voie d’expertise.

LES BELLES LETTRES ont souleve l’irrecevabilite des demandes formees par Framboise HARDY dont dies ont conteste la qualite d’auteur, et ellesont conclu au fond au deboute de toutes les pretentions des demandeurs soutenant que Thierry SECHAN n’avait nullement excede les limites du droit de citation.

Thierry SECHAN a constitue avocat mais n’a pas conclu.

C’est dans ces circonstances qu’est intervenu le jugement entrepris qui a :

- constate la qualite d’auteur de Françoise HARDY et declare recevable ses demandes,
- dit que Thierry SECHAN et son editeur avaient abusivement utilise des citations provenant de l’ouvrage invoque,

 

- condamne in soiidum Thierry SECHAN et LES BELLES LETTRES a payer à titre de dommages interets les sommes de 50.000 F a Françoise HARDY ainsi que de 45.000 F a Eric DUMONT pour leur prejudice moral et de 50.000 F a ALBIN MICHEL pour son prejudice patrimonial,

 

- dit qu’a titre de reparation complementaire les demandeurs pourraient proceder a la publication du jugement dans trois journaux aux frais in solidum de leurs adversaires dans la limite d’un cout de 40.000 F,
- condamne les defendeurs au paiement d’une indemnite de 20.000 F par application de Tarticle 700 du nouveau Code de procedure civile.

Thierry SECHAN et LES BELLES LETTRES, appelants, poursuivent la reformation integrale du jugement.

La societe LES BELLES LETTRES fait grief aux premiers juges d’avoir admis a tort le caractere protegeable des ecrits invoques et la recevabilite de ll’action de Françoise HARDY, d’avoir fait une interpretation erronee de l'article L. 122-5 du Code de la propriete intellectuelle sur l’exception de citation, et enfin d’avoir evalue le prejudice des demandeurs a une somme de l’ordre de 180.000 F, sans rapport avec la realite. Elle prie la cour de declarer Françoise HARDY irrecevable en ses demandes, de constater que, ni Thierry SECHAN, ni elle-meme, n’ont outrepasse les limites du droit de citation, de debouter en consequence les intimes de toutes leurs pretentions, subsidiairement de minorer substantiellement le montant et l’importance des condamnations prononcees.

Thierry SECHAN, qui a indique s’associer aux moyens d’appel souleves par LES BELLES LETTRES, a fait valoir tout particulierement que l’utilisation des citations qui lui est reprochee etait commandee par la nature de son ouvrage, oeuvre polemique qu’il etait en droit "d’appuyer sur des citations significatives et referencees".

Les intimes concluent a la confirmation.

Chacune des parties sollicite le benefice des dispositions de l’article 700 du nouveau Code de procedure civile.

SUR CE. LA COUR :

Considerant que, reiterant l’argumentation deja developpee devant les premiers juges par LES BELLES LETTRES, les appelants contestent le caractere protegeable de la contribution de Frangoise HARDY a l’ouvrage invoque et soutiennent que les demandes de celle-ci seraient en consequence irrecevables;

 

Mais considerant que le tribunal, qui a pertinemment releve qu’il "resultait des termes du contrat d’edition passe le 2 juillet 1991 avec les editions ALBIN MICHEL que Françoise HARDY intervenait en qualite de coauteur avec Eric DUMONT", a estime avec raison que "le ton tres personnel donne a l’oeuvre portait l’empreinte de la personnalite de Françoise HARDY et lui conferait une originalite certaine”; que la circonstance que Françoise HARDY ait contribue a 1’ouvrage en repondant aux questions de Eric DUMONT n’implique pas, contrairement a ce que soutiennent les appelants, que cette contribution serait insusceptible de protection au litre du droit d’auteur, parce que ne temoignant "d'aucun effort de composition ou de redaction"; qu’etant rappele que la loi ne discrimine pas entre oeuvres orales et ecrites, la contribution (dont l’importance, sous reserve de sa qualification, n’est pas contestee) de Françoise HARDY a 1’ouvrage invoque constitue une creation originale portant l’empreinte de la personnalite de 1’interessee, qui est en consequence recevable a agir au litre du droit d’auteur; que le jugement sera confirme de ce chef;

Considerant que les appelants qui reprochent au tribunal d’avoir estime a tort que Thierry SECHAN avail fait un usage abusif du droit de citation, font valoir :

- que l’article L 122-5 du Code de la propriete intellectuelle autorise les analyses justifiees par le caractère critique et polemique de 1’oeuvre a laquelle elles sont incorporees, sans aucune restriction de longueur,
- que dans quelques cas, comme en 1’espece, la citation, meme relativement longue, s’impose,
- que l’article L 122-5 ne prohibe que les citations qui par leur nombre ou par leur developpement peuvent avoir pour effet de dispenser les lecteurs de recourir a la source pour avoir une vision complete de l’oeuvre premiere;

Considerant que le tribunal a estime que Thierry SECHAN loin d’utiliser de courtes citations du livre des demandeurs avail precede a de si larges emprunts, que l’oeuvre citante, par le retrait des citations multiples, perdait son originalite;

Considerant que les parties sont en desaccord sur l’importance exacte des reprises; que le tribunal, suivant la these des demandeurs, avait evalue leur volume a 80% du chapitre en cause; que les appelants pretendent au contraire que 200 des 290 lignes litigieuses du chapitre n’ont aucun rapport avec le livre de leurs adversaires;

Considerant que la comparaison des deux ouvrages fait apparaitre que dans la partie incriminee du chapitre de Thierry SECHAN (seulement les huit premieres pages, les quatres demieres, traitant des opinions politiques de

 

Françoise HARDY, a partir de citations qui auraient ete empreintées a une interview par elle donnee a la revue ROCKLAND, n’etant pas contestees)

l’appelant a precede a des emprunts massifs, citant textuellement, ou demarquant legerement, le livre de ses adversaires; qu’en dehors de dix lignes de developpements de son crû en introduction, et de remarques finales qui lui sont egalement propres, M. SECHAN a compose le texte litigieux de la deuxieme page a l’avant derniere, au moyen de citations (89 lignes sur un total de 161, soit 55%), liees par des passages qui se bornent a paraphraser etroitement l’ouvrage invoque, et par des phrases banales d’introduction ("Mais ecoutons Eric DUMONT: (page 22), Explication suit: (page 24), etc...), ponctuees d’observations sans doutes ironiques et distanciees, mais dont les intimes relevent justement Fextreme brievete: "Ca commençait mal" (page21), "Ambiance, ambiance" (page 22), etc...; qu’ainsi le chiffre de 80% mentionnépar le tribunal correspond tres sensiblement au volume cumule des citations et des paraphrases etroites;

Considerant que la circonstance que Thierry SECHAN ait eu pour propos de se livrer a une analyse critique et polemique de la personnalite et des idees de Fraoise HARDY, ne lui imposait nullement de reprendre dans de telles proportions 1’ouvrage de ses adversaires; qu'il suffit de constater qu’il n’a precede de la sorte pour aucun des neuf autres chapitres de son livre consacres egalement a 1’examen critique de la personnalite et des idees d’autres chanteurs, et que le souci "pedagogique", dont il a fait etat dans ses conclusions d'appel, de permettre au lecteur d’apprecier directement la personnalite de la chanteuse en prenant connaissance de ses expressions et de son style, ne lui interdisait pas de rediger lui-meme une presentation de la vie, de la carriere et des idees de Françoise HARDY; que les citations qu’il reconnait avoir effectue n’etant ni courtes ni justifiees ne sauraient beneficier de l’exception prevue a l’article L 122-5 3° du Code de la propriete intellectuelle -dont le tribunal a justement releve qu’elle devait etre interpretee strictement; que le jugement sera confirme de ce chef;

Considerant que si le fait que l’ouvrage incrimine et l’oeuvre citee ne sont pas destines au meme public (puisque "FRANCOISE HARDY NOTES SECRETES", album abondamment illustre, s’adresse aux amateurs resolus de la chanteuse, alors que "Nos amis les chanteurs" est un livre critique, peu laudatif a regard de Mme HARDY) est sans incidence sur la materialite de la contrefaçon, il influe en revanche sur 1’importance du prejudice subi par les intimes; qu’ALBIN MICHEL ne demontrant en rien que la parution du livre de M. SECHAN aurait affecte la vente de NOTES SECRETES, 1’indemnité de 50.000 F qui lui a ete allouee par le tribunal pour son prejudice materiel apparait exageree; qu’eu egard a l’ensemble des circonstances de l’affaire, la cour estime, par reformation de la decision entreprise, qu’une somme de 10.000 F reparera equitablement le prejudice de l’editeur; que le jugement merite en revanche confirmation en ce qu’il a fixe a 50.000 et 45.000 F respectivement le montant des dommages interets accordes a Mme HARDY

et a M. DUMONT en reparation du prejudice tenant a 1’atteinte a leurs droits moraux;

Considerant que le nombre et le cout des mesures de publication ordonnees par les premiers juges apparaissent egalement excessifs; que le nombre de ces mesures sera ramene a deux pour un cout total, a la charge des appelants, de 25.000 F;

Considerant qu’une indemnite de 20.000 F leur ayant deja ete allouee de ce chef en premiere instance, requite ne commande pas qu’une indemnite complementaire soil accordee en appel a Françoise HARDY, Eric DUMONT et ALBIN MICHEL pour leurs frais irrepetibles ;

PAR CES MOTIFS :

Confirme le jugement entrepris sauf sur le montant des dommages interets alloues a la societe LES EDITIONS ALBIN MICHEL ainsi qu’en ce qui concerne le nombre et le cout des mesures de publications;

Statuant de nouveau de ces chefs et ajoutant :

Condamne in solidum Monsieur Thierry SECHAN et la societe EDITIONS LES BELLES LETTRES a payer a la society LES EDITIONS ALBIN MICHEL la somme de 10.000 F a litre de dommages interets;

Limite au nombre de deux pour un cout total de 25.000 F les mesures de publication ordonnees par les premiers juges;

Dit que ces publications devront faire mention du present arret;

Rejette tome autre demande;

Condamne in solidum Monsieur Thierry SECHAN et la societe EDITIONS LES BELLES LETTRES aux depens d’appel;

Admet la SCP GAULTIER KISTNER au benefice des dispositions de Particle 699 du nouveau Code de procedure civile.