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Décisions

CA Montpellier, 2e ch., 7 décembre 2010, n° 10/01115

MONTPELLIER

Arrêt

Infirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bachasson

Conseillers :

M. Chassery, Mme Olive

Avoués :

SCP Argellies-Watremet, SCP Capdevila-Vedel-Salles

Avocats :

Me Scheuer, Me Vernhet

T. com. Montpellier, du 20 janv. 2010, n…

20 janvier 2010

FAITS et PROCEDURE - MOYENS et PRETENTIONS DES PARTIES

Mme Marie-Rose Lacroix épouse Sauveplane, qui avait exploité avec son mari, Marcel-Marius Sauveplane, le café dit « Les Trois Grâces » situé [...] et appartenant à ce dernier, s'est trouvée, au décès de celui-ci, survenu le 25 janvier 1989, propriétaire de la totalité de l'usufruit de ce fonds de commerce et des 5/8es de sa nue-propriété, les 3/8es restants appartenant aux deux enfants (Mme Huguette Sauveplane et M. Marcel-Pierre Sauveplane) de Marcel-Marius Sauveplane, issus d'une précédente union, et à M. Marcel-José Sauveplane, issu de sa seconde son union avec elle.

Mme Marie-Rose Sauveplane, née le 12 novembre 1920, a exploité personnellement le fonds, puis, compte tenu de son âge et du souhait de son fils Marcel-José Sauveplane de ne pas en reprendre la gestion, il a été donné en location-gérance, d'abord à une société d'exploitation du Bar des Trois Grâces de 1992 à 1995, puis, selon contrat du 14 janvier 1997 (enregistré le 23 janvier 1997), à la société Lou Moulin Noù, cogérée par M. Lopez et M. Boubal jusqu'au 31 mai 2000, puis à partir de cette date par Mme Venencie.

Par l'intermédiaire d'une SCI Cavaille-Lopez, qu'il gérait, M. Lopez a acquis des consorts Teisserenc, selon acte du 20 mai 1998, la propriété des murs de cet établissement, et cette SCI consentait aux consorts Sauveplane un bail signé le 11 septembre 1998 (enregistré le 14 septembre 1998). La validité de ce bail sera mise en cause par Mme Marie-Rose Sauveplane et M. Marcel-José Sauveplane, mais ils seront déclarés irrecevables dans leur action par un jugement du tribunal de grande instance de Montpellier du 14 janvier 2003, devenu irrévocable.

Le 6 décembre 1999, la société en nom collectif Trois Grâces (la SNC Trois Grâces) ayant pour objet social l'exploitation du fonds de commerce du bar-café-brasserie « Les Trois Grâces », a été constituée entre, d'une part la société à responsabilité limitée La Grande Brasserie, dont le gérant était M. Salerno, qui a apporté la somme de 50 000 francs, et, d'autre part Mme Marie-Rose Sauveplane, qui a fait apport à la société de ses droits dans le fonds de commerce, évalués à la somme de 4 950 000 francs.

Le capital social de 5 000 000 francs était divisé en 5 000 actions de 1 000 francs chacune, se répartissant en 50 parts pour la société La Grande Brasserie et 4 950 parts pour Mme Marie-Rose Sauveplane, et le gérant non associé était M. Salerno.

Le 3 octobre 2001, Mme Marie-Rose Sauveplane ayant cédé à la société La Grande Brasserie 2 450 des 4 950 parts sociales qu'elle détenait dans la SNC Trois Grâces, moyennant 2 450 000 francs (373 500,09 euros), les deux associés se sont retrouvés à parts égales.

Le contrat de location-gérance avec la société Lou Moulin Noù étant résilié le 30 juin 2005 (cette société sera placée en liquidation judiciaire immédiate le 28 juillet 2006), un nouveau contrat était conclu à une date indéterminée avec la société MP Les Trois Grâces, dont le gérant était Mme Venencie. Ce dernier contrat sera résilié amiablement le 19 juillet 2005 à compter du 30 juin 2005. La société MP Les Trois Grâces sera placée en liquidation judiciaire le 10 mai 2006 et cette procédure sera clôturée pour insuffisance d'actif le 1er octobre 2008.

Un autre contrat de location-gérance sera conclu le 1er août 2005, puis le 30 décembre 2005 avec la société Roma.

Par ailleurs, par acte authentique du 22 juin 2007, Mme Marie-Rose Sauveplane a cédé à son fils Marcel-José Sauveplane une part sociale dans la SNC Trois Grâces.

Reprochant à M. Salerno d'avoir mis en place un système destiné à les spolier de leurs droits et à appauvrir la SNC Trois Grâces et d'avoir commis diverses fautes, Mme Marie-Rose Sauveplane et M. Marcel-José Sauveplane l'ont fait assigner, selon exploit du 20 août 2008, tant en son nom personnel qu'en sa qualité de gérant de la SNC Trois Grâces, devant le tribunal de commerce de Montpellier, demandant à cette juridiction, au visa des articles L. 211-1 et suivants du code de commerce, de :

- constater les fautes par lui commises, tant en son nom personnel qu'en sa qualité de gérant de la SNC Trois Grâces, et ce au détriment de Mme Marie-Rose Sauveplane,

- ordonner une mesure d'instruction destinée à déterminer les conséquences des fautes de gestion et le préjudice,

- condamner M. Salerno à payer à Mme Marie-Rose Sauveplane une provision de 504 000 euros au titre de son préjudice matériel et 300 000 euros au titre de son préjudice moral, outre 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Par jugement contradictoire du 20 janvier 2010, assorti de l'exécution provisoire, le tribunal, après avoir noté que l'affaire avait « fait l'objet de 8 renvois successifs » et « qu'à l'audience du 25.11.2009, le défendeur ne s'est pas présenté ou fait représenter, sans qu'aucune justification n'ait été communiquée au tribunal », « laissant ainsi supposer n'avoir aucun moyen sérieux à opposer aux demandeurs, lesquels justifient et fondent leur demande par la production de divers documents », a fait partiellement droit aux demandes en décidant que des fautes ont été commises par M. Salerno, tant en son nom personnel qu'en sa qualité de gérant de la SNC Trois Grâces, au détriment de Mme Marie-Rose Sauveplane, en le condamnant à payer à cette dernière la somme de 504 000 euros à titre de provision et en ordonnant une expertise.

L'exécution provisoire assortissant ce jugement a été arrêtée.

M. Salerno a régulièrement interjeté appel de ce jugement en vue, à titre principal, de son annulation, et à titre subsidiaire et en tout état de cause, de l'irrecevabilité de la demande ou de son rejet, et de la condamnation de Mme Marie-Rose Sauveplane à lui payer 20 000 euros à titre de dommages et intérêts et 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Il soutient que :

- le jugement entrepris n'est pas motivé puisqu'il s'est borné à reprendre les conclusions des demandeurs, et qu'en outre, il ne pouvait être déduit de son absence à l'audience ' fondée sur le rapprochement intervenu entre les parties au cours du mois d'août 2009, qui aurait dû conduire les consorts Sauveplane à se désister de leur action ', qu'il avait acquiescé à la demande,

- un protocole transactionnel a été conclu le 18 octobre 2005 entre la SCI Cavaille-Lopez, propriétaire des murs, la SNC Trois Grâces, M. Venencie, Mme Marie-Rose Sauveplane et M. Marcel-Pierre Sauveplane mettant fin au litige opposant le bailleur et son locataire,

- aux termes du procès-verbal des délibérations de l'assemblée générale de la SNC Trois Grâces du 31 août 2009, les comptes ont été approuvés et quitus a été donné au gérant, ce qui vaut désistement implicite de la présente procédure initiée le 20 août 2008,

- un associé ne peut engager une action individuelle que si son préjudice est distinct de celui subi par la société tout entière,

- il a parfaitement géré les locations-gérances et le tribunal ne pouvait se substituer à l'assemblée générale de la société pour procéder à une distribution de dividendes.

Mme Marie-Rose Sauveplane et M. Marcel-José Sauveplane ont conclu à la confirmation du jugement entrepris et, y ajoutant, à la condamnation de M. Salerno à payer à Mme Marie-Rose Sauveplane la somme de 400 000 euros au titre de son préjudice moral, outre 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Ils font valoir que :

- parallèlement à la présente instance, ils ont introduit une action tendant à la constatation de l'inexistence de la SNC Trois Grâces, à laquelle il a été fait droit par un jugement qui a été frappé d'un appel actuellement pendant devant la cour,

- le préjudice de Mme Marie-Rose Sauveplane, qui a consisté à se voir financièrement asphyxiée par le montage mis en place par M. Salerno de façon à être contrainte de lui vendre ses parts à un prix modique, étant personnel et différent de celui de la société, l'action est recevable,

- M. Salerno a commis plusieurs fautes consistant à avoir instauré un système destiné à spolier Mme Sauveplane de ses droits, à avoir asséché la trésorerie de la société, à avoir violé ses statuts, à avoir conclu des emprunts sans y avoir été autorisé par les associés, à avoir accompli des actes de gestion contraires à l'intérêt de la société, à avoir prélevé des sommes importantes au profit d'un associé, la société La Grande Brasserie, à avoir effectué des imputations sur comptes courants et à n'avoir pas respecté les formalités légales concernant les sociétés en nom collectif,

- le protocole transactionnel du 18 octobre 2005 n'a pas été signé par Mme Marie-Rose Sauveplane, ni par M. Marcel-José Sauveplane, mais par Mme Huguette Sauveplane et par M. Marcel-Pierre Sauveplane, et ne leur est donc pas opposable,

- l'assemblée générale du 31 août 2009 est entachée de nombreuses irrégularités affectant sa convocation et sa non-conformité aux statuts de la société, et est donc nulle.

C'est en cet état que la procédure a été clôturée par ordonnance du 29 octobre 2010.

MOTIFS DE LA DECISION

1/ Sur la demande de nullité du jugement entrepris

Attendu qu'aux termes de l'article 472 du code de procédure civile, si le défendeur ne comparaît pas, le juge ne fait droit à la demande que dans la mesure où il l'estime régulière, recevable et bien fondée ;

Que l'article 455 du même code dispose que le jugement doit être motivé, à peine d'encourir la nullité prévue par l'article 458 ;

Attendu qu'en l'espèce, le jugement entrepris indique que le défaut de comparution du défendeur laisse « supposer [qu'il n'a] aucun moyen sérieux à opposer aux demandeurs », « lesquels justifient et fondent leur demande par la production de divers documents » ;

Que cette même décision précise que, le tribunal souhaitant « statuer définitivement sur les sommes demandées par Mme Sauveplane [...], il y a lieu, pour ce faire, de recourir à une mesure expertale [...] et d'ores et déjà [...] d'accorder aux consorts Sauveplane une somme de 504 000 euros sur leur préjudice matériel » ;

Attendu qu'en statuant de la sorte, le premier juge n'a en rien examiné la régularité, la recevabilité et le bien-fondé de la demande ;

Qu'en se bornant à affirmer que la demande était justifiée et fondée sans énumérer ni apprécier la nature et la teneur des documents évoqués et sans énoncer la faute à l'origine du préjudice allégué, et en ordonnant une mesure d'instruction et le versement d'une provision sans autre justification, le premier juge n'a pas motivé sa décision ;

Que, partant, celle-ci sera annulée ;

Attendu qu'aux termes de l'article 562, alinéa 2, du code de procédure civile, la dévolution s'opère pour le tout lorsque l'appel tend à l'annulation du jugement ;

2/ Sur la demande au fond

Attendu que Mme Marie-Rose Sauveplane et son fils Marcel-José Sauveplane exercent, non pas l'action sociale en responsabilité contre le gérant prévue par l'article 1843-5 du code civil, mais une action individuelle en réparation du préjudice qu'ils prétendent avoir subi personnellement ;

Qu'il leur incombe donc de rapporter la preuve d'une ou plusieurs fautes commises par M. Salerno - qui est assigné à titre personnel et en sa qualité de gérant de la SNC Trois Grâces -, du préjudice personnel, distinct de celui de la société, qu'ils ont subi personnellement, et de la relation causale entre les deux ;

Attendu que les intimés reprochent à M. Salerno diverses fautes ayant eu pour conséquence de spolier Mme Sauveplane de ses droits en vue de la contraindre à lui vendre ses parts sociales à un prix modique ;

Qu'ils soutiennent que M. Salerno avait expliqué à Mme Marie-Rose Sauveplane qu'au terme du montage juridique qu'il lui proposait, elle pourrait percevoir des revenus réguliers, soit 6 000 euros par mois, tout en étant débarrassée de la gestion au jour le jour de son établissement ;

Attendu, toutefois, que, d'une part l'affirmation de ce prétendu engagement de versement d'un revenu mensuel régulier n'est étayée par aucun élément probant, et d'autre part et surtout, Mme Marie-Rose Sauveplane ne peut, ayant accepté de devenir associé de la SNC Trois Grâces, prétendre continuer à percevoir les redevances de la location-gérance qui lui étaient versées lorsqu'elle exploitait personnellement le fonds de commerce ;

Attendu que, concernant les fautes imputées au gérant de la SNC Trois Grâces, à les supposer établies en l'état des pouvoirs étendus qui lui sont statutairement conférés (p. 3 des statuts), elles n'auraient préjudicié qu'à la société et à ses associés, et non pas personnellement aux intimés ;

Qu'au demeurant, il appartient à Mme Marie-Rose Sauveplane et M. Marcel-José Sauveplane en leur qualité d'associés d'user des droits d'information, de contrôle et de délibération que leur attribuent tant les statuts que les articles L. 221 et suivants et R. 221 et suivants du code de commerce, notamment en sollicitant la désignation d'un commissaire aux comptes (art. L. 221-9, alinéa 3) ou la convocation d'une assemblée générale (art. L. 226-6, alinéa 2) ;

Attendu que, concernant les assemblées générales, les statuts prévoient que leur réunion n'est obligatoire que dans deux cas, l'approbation annuelle des comptes et la demande par un associé, et que, dans les autres cas, le gérant peut procéder à des consultations écrites (p. 5 & p. 6 des statuts);

Que ces mêmes statuts disposent que « les associés ne peuvent se faire représenter aux assemblées que par un autre associé » (p. 6) et non pas, comme l'indiquent malicieusement les intimés dans leurs écritures (p. 25), que « les associés ne peuvent se faire représenter aux assemblées par un autre associé » ;

Que tel a été le cas de l'assemblée générale tenue le 31 août 2009 en présence de M. Marcel-José Sauveplane qui avait reçu procuration de sa mère, Mme Marie-Rose Sauveplane, pour la représenter ;

Que si cette assemblée générale a été convoquée par lettre simple du 4 août 2009 et non par courrier recommandé avec demande d'avis de réception, comme prévu à l'article 13 des statuts, cette irrégularité a été couverte par la comparution de l'associé convoqué ;

Que cette assemblée générale n'est donc entachée d'aucune irrégularité ;

Attendu qu'il ressort du procès-verbal de cette assemblée générale ordinaire annuelle que les comptes de l'exercice clos le 31 décembre 2008 ont été approuvés à l'unanimité, quitus étant donné au gérant de l'exécution de son mandat, de même que les opérations traduites dans les comptes ou résumées dans le rapport de gérance, et qu'a également été approuvée à l'unanimité la résolution d'affecter le résultat de l'exercice, soit 38 919,37 euros, au prorata des parts sociales détenues par les associés ;

Attendu qu'il s'ensuit que Mme Marie-Rose Sauveplane et M. Marcel-José Sauveplane ne rapportent pas la preuve d'un quelconque préjudice personnel résultant des fautes qu'ils imputent à M. Salerno, que ce soit à titre personnel ou en sa qualité de gérant de la SNC Trois Grâces ;

Que leur demande sera rejetée ;

Attendu qu'à l'appui de sa demande de dommages-intérêts, l'appelant ne rapporte pas la preuve d'un préjudice susceptible de donner lieu à réparation ;

Attendu qu'il n'y a pas lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Que les dépens seront supportés par les intimés qui succombent ;

PAR CES MOTIFS,

La cour, statuant publiquement et contradictoirement,

Annule le jugement entrepris.

Statuant par l'effet dévolutif de l'appel,

Rejette la demande.

Déboute l'appelant de sa demande de dommages-intérêts.

Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile.

Condamne in solidum Mme Marie-Rose Sauveplane et M. Marcel-José Sauveplane aux dépens, et autorise la S.C.P. Argellies-Watremet, avoués, à en recouvrer le montant aux forme et condition de l'article 699 du code de procédure civile.