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Décisions

Cass. civ., 26 octobre 2022, n° 17-31.044

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

PARTIES

Demandeur :

Concorde avocats et Le Négoce

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Arnould

Rapporteur :

M. Chevalier

Avocats :

SCP Foussard et Froger, SCP Piwnica et Molinié, SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret

Grenoble, 1re ch. civ, du 17 oct. 2017

17 octobre 2017

Faits et procédure

5. Selon l'arrêt attaqué (Grenoble, 17 octobre 2017), le 12 juin 2012, Mme [B] et M. [I] (les vendeurs) ont vendu à la société Le Négoce (l'acquéreur) une péniche destinée à abriter les locaux professionnels de la société Concorde avocats, dont les associés ont constitué la société Le Négoce. Le contrat comportait une clause, intitulée certificat de bateau, stipulant que le certificat de navigation expirait le 29 mars 2015 et que le vendeur s'engageait à fournir un nouveau certificat de navigation pour dix ans, après avoir fait procéder aux réparations éventuellement nécessaires réclamées par l'expert, à ses frais.

6. En octobre 2012, à la demande de l'acquéreur, la société Cabinet JP [G], qui avait déjà examiné la péniche en 2005 et 2008, a réalisé une expertise qui a révélé le très mauvais état de la coque.

7. Le 14 février 2014, après avoir sollicité une expertise en référé, la société Concorde avocats et l'acquéreur ont fait réaliser les travaux de remise en état, à leurs frais avancés, puis ont assigné les vendeurs et la société Cabinet JP [G] en paiement de différentes sommes en exécution du contrat et en indemnisation de leurs préjudices.

8. Les vendeurs ont été condamnés à payer à l'acquéreur, en exécution du contrat, les sommes de 110 530 euros HT au titre des travaux de réfection de la coque et 14 111,50 euros HT au titre des frais engagés pour les travaux d'urgence.

9. La société Cabinet JP [G] a été condamnée à garantir les vendeurs de l'intégralité des condamnations prononcées contre eux.

Recevabilité du pourvoi incident contestée par la défense

10. Les vendeurs contestent la recevabilité du pourvoi incident formé contre eux par la société Cabinet JP [G] le 12 juin 2018 aux motifs qu'ils lui ont fait signifier l'arrêt le 9 novembre 2017 et qu'elle a formé ce pourvoi après le désistement partiel du pourvoi principal formé par la société Concorde avocats et l'acquéreur, alors que le délai pour agir à titre principal était expiré.

11. Conformément à l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, si les États contractants ne sont pas tenus de créer une Cour de cassation, lorsqu'une telle juridiction existe, les modalités d'exercice du pourvoi ne doivent pas constituer une entrave disproportionnée à la faculté du requérant de la saisir portant atteinte à ce droit sans sa substance même (CEDH, arrêt du 5 avril 2018, Zubac c Croatie [GC], n° 40160/12).

12. La société Concorde avocats et l'acquéreur se sont désistés de leur pourvoi à l'encontre de la société JP [G] après l'expiration du délai imparti à celle-ci pour se pourvoi en cassation à titre principal et celle-ci ayant été condamnée à garantir les vendeurs de l'intégralité des condamnations prononcées à leur encontre, le pourvoi principal contre eux peut affecter sa situation.

13. Le pourvoi incident de la société JP [G], qui a été formé dans le délai dont elle disposait, en application de l'article 1010 du code de procédure civile, pour répondre au mémoire ampliatif de la société Concorde avocats et de l'acquéreur, doit donc être déclaré recevable.

Examen des moyens

Sur le premier moyen du pourvoi principal, ci-après annexé

14. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Mais sur le second moyen du pourvoi principal, pris en sa troisième branche

Enoncé du moyen

15. L'acquéreur et la société Concorde avocats font grief à l'arrêt de rejeter la demande de celle-ci tendant à la condamnation solidaire des vendeurs à lui payer la somme de 85 778,17 euros au titre du préjudice de jouissance, alors « que le tiers à un contrat peut invoquer sur le fondement de la responsabilité délictuelle un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ; qu'est nécessairement fautif le refus illégitime d'une partie à un contrat d'exécuter son engagement ; qu'en relevant, pour débouter la société Concorde avocats de sa demande au titre de son préjudice de jouissance, que la preuve n'était pas rapportée que les vendeurs s'étaient abusivement opposés à la réalisation des travaux, cependant qu'il résultait de ses propres constatations que c'était de manière illégitime que les vendeurs s'opposaient à l'exécution de la clause du contrat de vente mettant à leur charge les travaux de mise en conformité de la coque et qu'elle les avaient condamnés à exécuter leur engagement, ce dont il résultait que le refus jusque-là opposé par les vendeurs était nécessairement constitutif d'une faute, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a violé l'article 1382, devenu 1240 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil :

16. Aux termes de ce texte, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

17. Pour rejeter la demande de dommages-intérêts au titre du préjudice de jouissance subi par la société Concorde avocats, l'arrêt retient que la preuve n'est pas rapportée que les vendeurs ont fait preuve de résistance abusive, qu'il est incontestable que la société Concorde avocats et l'acquéreur ont pris un risque considérable en signant l'acte de vente et en réalisant des aménagements intérieurs sans avoir fait procéder à une visite à sec de la péniche, laquelle aurait mis en évidence les défauts affectant la coque, que, par la formulation même de la clause dite « certificat de bateau », ils savaient que des réparations étaient possibles, entraînant nécessairement l'indisponibilité de la péniche et qu'en l'absence de démonstration de la faute des vendeurs, ils sont seuls responsables du préjudice allégué.

18. En se déterminant ainsi, alors qu'elle avait constaté que les vendeurs n'avaient pas respecté leur engagement contractuel et qu'elle les avait condamnés au paiement des travaux de réfection de la coque et des frais engagés pour les travaux d'urgence, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

Et sur le moyen du pourvoi incident, pris en sa seconde branche Enoncé du moyen

19. La société Cabinet JP [G] fait grief à l'arrêt de la condamner à relever et garantir les vendeurs de l'intégralité des condamnations prononcées contre eux, alors « qu'en toute hypothèse, seul peut être mis à la charge de l'auteur d'une faute le préjudice qui, sans ce manquement, aurait pu être évité ; qu'en retenant, pour condamner la société Cabinet JP [G] à garantir les vendeurs de l'intégralité des condamnations prononcées à leur encontre, que "les fautes commises par la société JP [G] sont en lien direct avec l'ampleur des désordres et par conséquent avec le coût des réparations mises à la charge de [P] [B] et [W] [I]", cependant qu'elle constatait que la faute du cabinet consistait à n'avoir pas "délivré à [P] [B] et [W] [I] profanes dans le domaine de la construction navale, les informations leur permettant de se déterminer en toute connaissance de cause sur l'état de la péniche", ce dont il résultait qu'un tel manquement à une obligation d'information ne pouvait pas être la cause du mauvais état de la péniche, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction applicable à la cause. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :

20. Il résulte de ce texte que seul ouvre droit à réparation le dommage en lien causal direct et certain avec la faute contractuelle.

21. Pour condamner la société Cabinet JP [G] à garantir les vendeurs de l'intégralité des condamnations prononcées contre eux, l'arrêt retient qu'en sa qualité de professionnel, elle a été défaillante dans l'accomplissement de sa mission en ne délivrant pas à ceux-ci, profanes dans le domaine de la construction navale, les informations leur permettant de se déterminer en toute connaissance de cause sur l'état de la péniche, tant au moment de son acquisition que lors du renouvellement de l'autorisation administrative, et que, du fait de ces carences, ils n'ont pu prendre la mesure des désordres existants, ce qui les a empêchés d'y remédier ou à tout le moins de réaliser les travaux susceptibles d'en ralentir la progression, de sorte que les fautes commises par la société Cabinet JP [G] sont en lien direct avec l'ampleur des désordres et par conséquent avec le coût des réparations mises à leur charge.

2. En se déterminant ainsi, sans qu'il résulte de ses constatations qu'en l'absence de faute commise par la société Cabinet JP [G], les vendeurs n'auraient eu à supporter le coût d'aucune réparation au titre des désordres affectant la péniche, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

RABAT l'arrêt n° 367-F-D du 11 mai 2022 ;

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il rejette la demande formée par la société Concorde avocats au titre de sa perte de jouissance et en ce qu'il condamne la société Cabinet JP [G] à relever et garantir Mme [B] et M. [I] de l'intégralité des condamnations prononcées contre eux, l'arrêt rendu le 17 octobre 2017, entre les parties, par la cour d'appel de Grenoble ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Chambéry ;

Condamne Mme [B] et M. [I] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-six octobre deux mille vingt-deux.