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Décisions

CJUE, 4e ch., 26 février 2015, n° C-41/14

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

CJUE n° C-41/14

25 février 2015

1   La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 1er de la directive 2001/84/CE du Parlement européen et du Conseil, du 27 septembre 2001, relative au droit de suite au profit de l’auteur d’une œuvre d’art originale (JO L 272, p. 32).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Christie’s France SNC (ci-après«Christie’s France») au Syndicat national des antiquaires (ci-après le «SNA») au sujet de la validité d’une clause, insérée dans les conditions générales de vente, selon laquelle Christie’s France perçoit de la part de l’acheteur une somme équivalente au montant de la redevance due à l’auteur au titre du droit de suite (ci-après la «clause litigieuse»).

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3        Les considérants 3, 4, 9, 10, 13 à 15, 18 et 25 de la directive 2001/84 sont libellés comme suit:

«(3)      Le droit de suite vise à assurer aux auteurs d’œuvres d’art graphiques et plastiques une participation économique au succès de leurs créations. [...]

(4)      Le droit de suite fait partie intégrante du droit d’auteur et constitue une prérogative essentielle pour les auteurs. L’imposition d’un tel droit dans l’ensemble des États membres répond à la nécessité d’assurer aux créateurs un niveau de protection adéquat et uniforme.

[...]

(9)      Le droit de suite est actuellement prévu par la législation nationale d’une majorité des États membres. Une telle législation, lorsqu’elle existe, présente des caractères différents, notamment en ce qui concerne les œuvres visées, les bénéficiaires du droit, le taux appliqué, les opérations soumises au droit ainsi que la base de calcul. [...] Dès lors, ce droit est un des facteurs qui contribuent à créer des distorsions de concurrence ainsi que des délocalisations de ventes au sein de la Communauté.

(10)      De telles disparités sur le plan de l’existence et de l’application du droit de suite par les États membres ont des effets négatifs directs sur le bon fonctionnement du marché intérieur des œuvres d’art tel que prévu à l’article 14 du traité. Dans une telle situation, l’article 95 du traité constitue la base juridique appropriée.

[...]

(13)      Il convient de supprimer les différences de législation existantes ayant un effet de distorsion sur le fonctionnement du marché intérieur et d’empêcher l’apparition de nouvelles différences. Il n’y a pas lieu de supprimer ou d’empêcher l’apparition de celles qui ne sont pas susceptibles de porter atteinte au fonctionnement du marché intérieur.

(14)      [...] Les différences entre les dispositions nationales dans le domaine du droit de suite créent des distorsions de concurrence et des délocalisations de ventes au sein de la Communauté et entraînent une inégalité de traitement des artistes qui est fonction du lieu où sont vendues leurs œuvres. [...]

(15)      Du fait de l’étendue des divergences entre les dispositions nationales, il est nécessaire d’adopter des mesures d’harmonisation pour remédier aux disparités entre les législations des États membres lorsque de telles disparités sont susceptibles de créer ou de maintenir des distorsions de conditions de concurrence. Il n’apparaît cependant pas nécessaire d’harmoniser toutes les dispositions des législations des États membres en matière de droit de suite et, afin de laisser autant de latitude que possible pour la prise de décisions nationales, il suffit de limiter l’harmonisation aux dispositions nationales qui ont l’incidence la plus directe sur le fonctionnement du marché intérieur.

[...]

(18)      Il convient d’étendre l’application du droit de suite à tous les actes de revente, exception faite de ceux qui sont réalisés par des personnes agissant à titre privé sans intervention d’un professionnel du marché de l’art. [...]

[...]

(25)      La personne redevable du droit est en principe le vendeur. Les États membres devraient avoir la possibilité de prévoir des dérogations à ce principe pour ce qui est de la responsabilité du paiement. Le vendeur est la personne ou l’entreprise au nom de laquelle la vente est conclue

4        L’article 1er de ladite directive, intitulé «Objet du droit de suite», dispose:

«1.      Les États membres prévoient, au profit de l’auteur d’une œuvre d’art originale, un droit de suite, défini comme un droit inaliénable, auquel il ne peut être renoncé, même de façon anticipée, à percevoir un pourcentage sur le prix obtenu pour toute revente de cette œuvre après la première cession opérée par l’auteur.

2.      Le droit visé au paragraphe 1 s’applique à tous les actes de revente dans lesquels interviennent en tant que vendeurs, acheteurs ou intermédiaires des professionnels du marché de l’art, tels les salles de vente, les galeries d’art et, d’une manière générale, tout commerçant d’œuvres d’art.

[...]

4.      Le droit visé au paragraphe 1 est à la charge du vendeur. Les États membres peuvent prévoir que l’une des personnes physiques ou morales visées au paragraphe 2, autre que le vendeur, est seule responsable du paiement du droit ou partage avec le vendeur cette responsabilité

 Le droit français

5        L’article 1er de la directive 2001/84 a été transposé en droit français par la loi no 2006-961, du 1er août 2006, relative aux droits d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information (JORF du 3 août 2006, p. 11 529).

6        Aux termes de l’article L. 1228 du code de la propriété intellectuelle issu de cette loi:

«Les auteurs d’œuvres originales [...] bénéficient d’un droit de suite, qui est un droit inaliénable de participation au produit de toute vente d’une œuvre après la première cession opérée par l’auteur ou par ses ayants droit, lorsque intervient en tant que vendeur, acheteur ou intermédiaire un professionnel du marché de l’art. [...]

Le droit de suite est à la charge du vendeur. La responsabilité de son paiement incombe au professionnel intervenant dans la vente et, si la cession s’opère entre deux professionnels, au vendeur. [...]»

 Le litige au principal et la question préjudicielle

7        Christie’s France, filiale française de la multinationale Christie’s, est une société de ventes volontaires d’œuvres d’art aux enchères publiques. À ce titre, elle organise périodiquement des ventes d’œuvres d’art dans lesquelles elle intervient au nom des vendeurs. Certaines de ces ventes donnent lieu à la perception d’un droit de suite. Dans ses conditions générales de vente, Christie’s France a prévu la clause litigieuse, qui lui permet de percevoir une somme, pour le compte et au nom du vendeur, pour tout lot assujetti au droit de suite, désigné par le symbole λ dans son catalogue, qu’elle a ensuite la charge de reverser à l’organisme chargé de percevoir ce droit ou à l’artiste lui-même.

8        Le SNA est un syndicat dont les membres opèrent sur le même marché que Christie’s France et sont ainsi, selon ce syndicat, en situation de concurrence avec elle.

9        Le SNA a estimé, s’agissant de ventes réalisées au cours des années 2008 et 2009, que la clause litigieuse mettait le paiement du droit de suite à la charge de l’acquéreur et que cela constituait un acte de concurrence déloyale méconnaissant les dispositions de l’article L. 1228 du code de la propriété intellectuelle. Dès lors, le SNA a engagé une action à l’encontre de Christie’s France afin de faire constater la nullité de ladite clause.

10      Par jugement du 20 mai 2011, le tribunal de grande instance de Paris a rejeté cette action, estimant que la répartition de la charge du versement de la redevance au titre du droit de suite n’est pas à elle seule constitutive d’un acte de concurrence déloyale.

11      Le SNA a interjeté appel de ce jugement devant la cour d’appel de Paris. Cette dernière a estimé, en premier lieu, que le droit de suite a été conçu comme une rétribution versée par le vendeur, qui s’est enrichi par la vente d’une œuvre, à l’auteur, parce que la rémunération originaire, lors de la première cession de l’œuvre, pouvait être modique, au regard des plus-values acquises postérieurement à celle-ci. En second lieu, selon la cour d’appel de Paris, toute dérogation par voie conventionnelle aux dispositions de la directive 2001/84 irait à l’encontre de l’objectif de celle-ci, qui vise à assurer l’uniformisation du droit de suite. Par conséquent, la cour d’appel de Paris a déclaré nulle la clause litigieuse.

12      Christie’s France s’est pourvue en cassation, soutenant, en particulier, que la directive 2001/84 énonce sans autre précision ou restriction que le droit de suite est à la charge du vendeur et n’exclut donc pas un aménagement conventionnel de la charge du paiement de ce droit.

13      C’est dans ces conditions que la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«La règle édictée par l’article 1er, paragraphe 4, de [la directive no 2001/84], qui met à la charge du vendeur le paiement du droit de suite, doit-elle être interprétée en ce sens que celui-ci en supporte définitivement le coût sans dérogation conventionnelle possible?»

 Sur la question préjudicielle

14      Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 2001/84 doit être interprété en ce sens qu’il prévoit que le vendeur supporte définitivement, en toute hypothèse, le coût du droit de suite, ou s’il est possible d’y déroger par la voie conventionnelle.

15      En premier lieu, il convient de rappeler que l’adoption de la directive 2001/84 procède, notamment, de l’objectif, ainsi qu’il ressort des considérants 3 et 4 de celle-ci, d’assurer aux auteurs d’œuvres d’art graphiques et plastiques une participation économique au succès de leur création (voir, en ce sens, arrêt Fundación GalaSalvador Dalí et VEGAP, C518/08, EU:C:2010:191, point 27).

16      La directive 2001/84 vise, en outre, ainsi qu’il ressort des considérants 13 et 14 de celle-ci, à supprimer les différences de législations qui entraînent, en particulier, une inégalité de traitement entre les artistes en fonction du lieu où sont vendues leurs œuvres.

17      Pour assurer la réalisation desdits objectifs, les États membres doivent, en vertu de l’article 1er, paragraphe 1, de ladite directive, prévoir au profit de l’auteur, un droit de suite défini comme un droit inaliénable qui ne peut faire l’objet d’une renonciation anticipée et qui vise à assurer aux auteurs, au moyen d’une redevance, dont le montant équivaut à un pourcentage sur le prix de toute revente de leurs œuvres, un certain niveau de rémunération.

18      Dans ce contexte, il y a lieu de relever que, dès lors que la directive 2001/84 impose aux États membres de prévoir une redevance au titre du droit de suite, ceux-ci doivent être considérés comme responsables de ce qu’une telle redevance soit effectivement perçue, sauf à priver d’effet utile les dispositions pertinentes de cette directive (voir, par analogie, arrêt Stichting de Thuiskopie, C462/09, EU:C:2011:397, point 34).

19      Cette responsabilité des États membres implique également qu’ils sont les seuls à pouvoir déterminer, dans le cadre défini par la directive 2001/84, la personne redevable, chargée du paiement de ladite redevance à l’auteur.

20      En effet, il ressort du considérant 4 de ladite directive, qu’il existe une nécessité d’assurer aux créateurs un niveau de protection adéquat et uniforme. Or, la garantie d’un tel niveau de protection suppose précisément que la personne redevable du droit de suite soit désignée par les seuls États membres, dans leur législation.

21      À cet égard, l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 2001/84, lu à la lumière du considérant 25 de celle-ci, énonce que la personne redevable du droit de suite est en principe le vendeur.

22      Cette solution s’explique au demeurant aisément au vu de la circonstance que dans un acte de revente, c’est le vendeur qui obtient normalement le prix d’achat à l’issue de la transaction.

23      Cela étant, il découle également de l’article 1er, paragraphe 4, deuxième phrase, de la directive 2001/84, lu en combinaison avec le considérant 25 de celle-ci, que les États membres peuvent prévoir des dérogations au principe selon lequel le vendeur sera la personne redevable, tout en étant limités dans le choix d’une autre personne qui, seule ou avec le vendeur, assumera la responsabilité de personne redevable.

24      À cet égard, l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 2001/84 précise que, dans l’hypothèse où un État membre déciderait de prévoir comme personne redevable une autre personne que le vendeur, il doit la choisir parmi les professionnels visés à l’article 1er, paragraphe 2, de cette directive qui interviennent en tant que vendeurs, acheteurs ou intermédiaires dans les actes de revente relevant du champ d’application de la directive 2001/84.

25      En second lieu, si certaines versions linguistiques de l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 2001/84, telles que celles en langues espagnole, française, italienne ou portugaise, pourraient être lues comme faisant la différence entre, d’une part, la personne redevable responsable du paiement à l’auteur et, d’autre part, la personne qui doit en supporter définitivement le coût, il convient de relever que d’autres versions linguistiques de cette même disposition, telles que celles en langues danoise, allemande, anglaise, roumaine ou suédoise, n’opèrent pas une telle distinction.

26      Or, la nécessité d’une interprétation uniforme d’une disposition du droit de l’Union exige, en cas de divergence entre les différentes versions linguistiques de celle-ci, que la disposition en cause soit interprétée en fonction du contexte et de la finalité de la réglementation dont elle constitue un élément (voir, en ce sens, arrêts DR et TV2 Danmark, C510/10, EU:C:2012:244, point 45, ainsi que Bark, C89/12, EU:C:2013:276, point 40).

27      En ce qui concerne le contexte dans lequel se place l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 2001/84, il y a lieu de relever qu’il découle des considérants 9, 10 et 25 de cette directive que, si celle-ci précise certains éléments relatifs aux œuvres visées, aux bénéficiaires du droit de suite, au taux appliqué, aux opérations soumises au droit de suite, à la base de calcul, ainsi que ceux relatifs à la personne redevable, elle ne se prononce pas sur l’identité de la personne qui doit supporter définitivement le coût de la redevance due à l’auteur au titre du droit de suite.

28      Pour pouvoir interpréter une telle absence d’indication, il y a lieu de se référer aux objectifs poursuivis par la directive 2001/84. À cet égard, si celle-ci vise, notamment, à mettre fin aux distorsions de concurrence sur le marché de l’art, cet objectif est néanmoins enfermé dans des limites précisées aux considérants 13 et 15 de cette directive.

29      En particulier, il ressort desdits considérants qu’il n’y a pas lieu de supprimer les différences entre les législations nationales qui ne sont pas susceptibles de porter atteinte au fonctionnement du marché intérieur et que, afin de laisser autant de latitude que possible pour la prise de décisions nationales, il suffit de limiter l’harmonisation aux dispositions nationales qui ont l’incidence la plus directe sur le fonctionnement du marché intérieur (voir, en ce sens, arrêt Fundación Gala-Salvador Dalí et VEGAP, EU:C:2010:191, points 27 ainsi que 31).

30      Or, si la réalisation dudit objectif ainsi circonscrit exige que soient indiquées la personne responsable du paiement de la redevance au titre du droit de suite à l’égard de l’auteur ainsi que les règles visant à établir le montant de cette dernière, il n’en va pas de même en ce qui concerne la question de savoir qui en supportera, en définitive, le coût.

31      Certes, il ne saurait être d’emblée exclu que ce dernier élément est susceptible de produire un certain effet de distorsion sur le fonctionnement du marché intérieur, toutefois, un tel effet sur le marché intérieur n’est, en tout état de cause, qu’indirect, puisqu’il est produit par des aménagements conventionnels réalisés indépendamment du paiement du montant de la redevance au titre du droit de suite, dont demeure responsable la personne redevable.

32      Par conséquent, la directive 2001/84 ne s’oppose pas à ce que, dans l’hypothèse où un État membre adopterait une législation qui prévoit que le vendeur ou un professionnel du marché de l’art intervenant dans la transaction est la personne redevable, ceux-ci conviennent, lors de la revente, avec toute autre personne, y compris l’acheteur, que cette dernière supporte définitivement le coût de la redevance due à l’auteur au titre du droit de suite étant entendu qu’un tel arrangement contractuel n’affecte nullement les obligations et la responsabilité qui incombent à la personne redevable envers l’auteur.

33      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la question posée que l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 2001/84 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce que la personne redevable du droit de suite, désignée comme telle par la législation nationale, que ce soit le vendeur ou un professionnel du marché de l’art intervenant dans la transaction, puisse conclure avec toute autre personne, y compris l’acheteur, que cette dernière supporte définitivement, en tout ou en partie, le coût du droit de suite, pour autant qu’un tel arrangement contractuel n’affecte nullement les obligations et la responsabilité qui incombent à la personne redevable envers l’auteur.