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Décisions

Cass. com., 16 novembre 2022, n° 21-19.728

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Canal + Antilles (Sté), Canal + international (Sté), Canal + Réunion (Sté)

Défendeur :

Orange (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Vigneau

Rapporteur :

Mme Poillot-Peruzzetto

Avocat général :

M. Douvreleur

Avocats :

Me Soltner, SCP Célice, Texidor, Périer

T. com. Paris, 18 juin 2018, n° 20150187…

18 juin 2018

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 19 mars 2021), la société Orange est un opérateur de télécommunications présent sur le marché de l'internet haut débit en métropole et dans les régions et départements d'Outre-mer.

2. La société Canal + Overseas, devenue Canal + international, filiale du groupe Canal +, a pour principale activitéla conception et la distribution dans les départements et régions d'Outre-mer d'offres de télévision payante essentiellement diffusées par satellite. Par décision n° 14-DCC-15 du 10 février 2014 de l'Autorité de la concurrence (l'Autorité), elle a été autorisée, sous réserve d'engagements, à acquérir le capital de la société Mediaserv, devenue au mois de février 2016 Canal + Telecom, fournisseur d'accès à l'internet, actif dans ces territoires ultra-marins.

3. Jusqu'au 23 mai 2014, la société Canal + Overseas a commercialisé à La Réunion, d'une part, et en Martinique, Guadeloupe et Guyane, d'autre part, une nouvelle offre intitulée « CanalBox », proposant au consommateur une offre « double play », dite « offre 2P », soit « Canal + Internet Plus Téléphone », alors proposée par la société Mediaserv, ainsi que trois formules « triple play », dite « offre 3P », dénommées « CanalBox Librement », « CanalBox Essentiel » et « CanalBox Premium » regroupant l'accès à internet, au téléphone et aux chaînes de télévision « Canal + » et/ou « Canalsat. »

4. Soutenant que la société Canal + Overseas avait, d'une part, par l'intermédiaire de ses filiales, massivement démarché ses propres abonnés pour leur offrir des services de télévision payante tout en s'appuyant sur la notoriété des marques « Canal + », d'autre part, que les sociétés Canal + international, Canal + Antilles et Canal + Réunion (les sociétés Canal +) avaient, lors du lancement de l'offre « Canal Box Internet Plus Téléphone » lié la souscription de cette offre à celle, préalable et/ou parallèle, des offres Canal + et/ou Canalsat en s'appuyant sur la notoriété des marques « Canal + », la société Orange a assigné ces trois sociétés en réparation de son préjudice résultant de ces pratiques.

Examen des moyens

Sur le premier moyen et sur le troisième moyen, pris en sa première branche, du pourvoi principal, ci-après annexés

5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le deuxième moyen du pourvoi principal Enoncé du moyen

6. Les sociétés Canal + font grief à l'arrêt de les condamner chacune à payer à la société Orange une somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts, alors « que la pratique d'une vente liée requiert, pour être constitutive d'un abus de position dominante, de démontrer qu'elle a provoqué ou était susceptible de provoquer un effet d'éviction concurrentielle suffisamment sensible ; qu'en l'espèce, pour condamner le Groupe Canal + en raison d'agissements prétendument anticoncurrentiels, la cour d'appel se contente d'énoncer, que « COS a indiscutablement utilisé sa position dominante sur le marché de la télévision payante étroitement lié au marché de l'internet haut débit, pour tenter de s'approprier des parts sur ce marché connexe afin d'y obtenir un avantage à moindre coût et sans rapport direct avec ses mérites » ; que la cour d'appel constate dans le même temps qu'Orange n'établit pas que les agissements qu'elle impute au Groupe Canal + auraient eu pour elle une incidence économique faute de démontrer l'existence d'une perte de chiffre d'affaires en résultant, et qu'Orange n'établit pas davantage que les pratiques reprochées auraient été à l'origine de résiliations d'abonnement émanant de ses clients, pas plus qu'elle ne démontre que ces pratiques l'auraient contrainte à une modification de son modèle de distribution de ses offres ; qu'en l'état de ces constatations, qui ne permettent pas de déduire, ni que les  agissements fautifs reprochés au Groupe Canal +, consistant seulement dans le fait d'avoir « utilisé sa position dominante pour s'approprier des parts sur un marché connexe », auraient eu, dans les circonstances de l'espèce, un effet d'éviction concurrentiel, fût-il potentiel, ni que cette affectation du marché aurait eu un caractère suffisamment sensible, la cour d'appel, qui n'a pas caractérisé l'abus de position dominante auquel les exposantes se seraient livrées, a privé sa décision de base légale au regard des articles 102 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne (TFUE) et L. 420-2 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

7. L'arrêt relève que l'opération d'acquisition du capital de la société Mediaserv par la société Canal + Overseas a été autorisée par la décision n° 14-DCC-15 du 10 février 2014 de l'Autorité, sous réserve d'engagements décrits dans celle-ci. Elle retient, par des motifs vainement critiqués par le premier moyen, que, contrairement à ces derniers, cette société a, jusqu'au 23 mai 2014, date à laquelle elle a adressé, à la suite des instructions du mandataire chargé de leur respect, une note interne à ses équipes rappelant « l'interdiction de créer une obligation d'achat quelconque entre les offres TV par satellite Canalsat et les offres CanalBox internet téléphone », méconnu ces engagements.

8. En cet état, et dès lors que les engagements étant destinés à protéger le marché, ils créent, dans le chef des entreprises qui les ont pris, des obligations en faveur des opérateurs intervenant sur le marché qu'ils concernent, de sorte que leur méconnaissance est, en soi, constitutive d'une faute civile, la cour d'appel, qui en a déduit que la responsabilité de la société Canal + international était engagée à l'égard de la société Orange opérant sur le marché concerné par les engagements, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision.

Et sur le troisième moyen du pourvoi principal, pris en ses deuxième et troisième branches Enoncé du moyen

9. Les sociétés Canal + font grief à l'arrêt de les condamner chacune à payer une somme de 50 000 euros à la société Orange au titre de la réparation du préjudice moral, alors :

« 2°) que la responsabilité civile délictuelle suppose que soit rapportée la preuve d'une faute, d'un préjudice et d'un lien de causalité entre la faute et le préjudice ; que le droit de la concurrence, destiné à réguler les relations entre opérateurs économiques, exclut la réparation de préjudices « de principe », le concurrent qui se prétend lésé devant établir la réalité, la consistance, et le quantum du dommage qu'il allègue avoir subi ; qu'en l'espèce, la société Orange se contentait de solliciter dans le dispositif de ses conclusions, la réparation d'un préjudice « fût-il seulement moral » préjudice auquel ses motifs ne consacrent aucun développement ; qu'en jugeant pourtant qu'Orange avait, en raison du « trouble économique imputable à la pratique des ventes liées » subi un préjudice « essentiellement moral » et en condamnant les exposantes à payer à Orange la somme de 50 000 euros chacune,  sans s'expliquer sur la réalité et le quantum de ce préjudice, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1382 ancien devenu 1240 et 1315 ancien devenu 1353 du code civil.

3°) qu'en qualifiant d'« essentiellement moral » le préjudice qu'elle indemnise, sans donner aucun motif permettant de connaître la consistance et la mesure d'un tel préjudice, la cour d'appel n'a pas mis la Cour de cassation à même d'exercer son contrôle sur la véritable nature du dommage qu'elle a condamné les exposantes à réparer, privant ainsi sa décision de base légale au regard des articles 1382 ancien devenu 1240 et 1315 ancien devenu 1353 du code civil. »

Réponse de la Cour

10. Le non-respect d'engagements auxquels l'Autorité a subordonné une opération de concentration, aux fins de garantir un fonctionnement concurrentiel du marché concerné par une telle opération, crée nécessairement un trouble commercial aux entreprises qui opèrent sur le marché en cause, constitutif d'un préjudice, fût-il seulement moral.

11. Ayant retenu, par des motifs vainement critiqués par le deuxième moyen, que la société Canal + Overseas avait méconnu les engagements acceptés par la décision n° 14-DCC-15 du 10 février 2014 de l'Autorité, la cour d'appel, qui en a déduit qu'il en résultait un préjudice moral pour la société Orange, opérant sur le marché en cause, dont elle a souverainement apprécié l'étendue par l'évaluation qu'elle en a faite, a légalement justifié sa décision.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le pourvoi incident qui est éventuel, la Cour : REJETTE le pourvoi principal ;

Condamne les sociétés Canal + Antilles, Canal + international et Canal + Réunion aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par les sociétés Canal + Antilles, Canal + international et Canal + Réunion et les condamne in solidum à payer à la société Orange la somme de 3 000 euros ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du seize novembre deux mille vingt-deux.