Cass. soc., 14 avril 2021, n° 19-16.918
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Leprieur
Rapporteur :
M. Pietton
Avocats :
SCP Baraduc, Duhamel et Rameix, SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, SCP Sevaux et Mathonnet
Jonction
1. En raison de leur connexité, les pourvois n° H 19-16.918, G 19-16.919 et J 19.16.920 sont joints.
Désistement partiel
2. Il est donné acte à la société [Personne physico-morale 1] SRL du désistement de son pourvoi en ce qu'il est dirigé contre la société [Personne physico-morale 3], la société [Personne physico-morale 4] en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société [Personne physico-morale 3] et la société AJRS en sa qualité d'administrateur judiciaire de la société [Personne physico-morale 3].
Faits et procédure
3. Selon les arrêts attaqués (Douai, 28 février 2019), la société [Personne physico-morale 5], devenue Green Sofa Dunkerque, spécialisée dans la fabrication de meubles destinés à la grande distribution, faisait partie, avec la société de droit roumain Sarmas International Mobila-Sim, devenue [Personne physico-morale 1] SRL, d'un même groupe ayant pour société mère la société [Personne physico-morale 3]. Suivant un protocole d'accord du 19 février 2010, 80 % des parts composant le capital de la société [Personne physico-morale 1] SRL ont été cédées à compter de septembre 2010 à la société de droit français P3G industries, dont les actions étaient détenues à concurrence de 90 % du capital par M. [X], ce dernier étant par ailleurs président de la société [Personne physico-morale 1] SRL. Par un acte du même jour, la totalité des parts composant le capital de la société Green Sofa Dunkerque a été cédée à compter de septembre 2010 à la société Govinco, dont les parts étaient détenues à 100 % par M. [X], ce dernier étant par ailleurs le dirigeant de la société Green Sofa Dunkerque.
4. Le 20 mars 2012, la société Green Sofa Dunkerque a été mise en redressement judiciaire, puis en liquidation judiciaire le 23 novembre 2012, M. [W] étant désigné en qualité de liquidateur. Les salariés, dont MM. [M], [O] et [N], ont été licenciés pour motif économique le 28 janvier 2013, après la mise en place d'un plan de sauvegarde de l'emploi.
5. Contestant leur licenciement, MM. [M], [O] et [N] ont saisi la juridiction prud'homale de demandes en paiement de dommages-intérêts à l'encontre du liquidateur de la société Green Sofa Dunkerque et de la société [Personne physico-morale 1] SRL, invoquant la qualité de coemployeur de celle-ci.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en ses trois premières branches
Enoncé du moyen
6. La société [Personne physico-morale 1] SRL fait grief aux arrêts de juger le licenciement des salariés nul et de la condamner, en sa qualité de coemployeur, à payer à chacun des salariés une certaine somme à titre de dommages-intérêts pour licenciement nul, alors :
« 1°/ qu'hors l'existence d'un lien de subordination, une société faisant partie d'un groupe ne peut être considérée comme un coemployeur, à l'égard du personnel employé par une autre, que s'il existe entre elles, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l'état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une confusion d'intérêts, d'activités et de direction, se manifestant par une immixtion dans la gestion économique et sociale de cette dernière ; que l'identité de dirigeants et la dépendance capitalistiques de deux sociétés entre elles ne caractérisent pas l'existence d'un coemploi ; qu'en jugeant que "l'identité des représentants légaux et l'imbrication capitalistique entre les deux sociétés Green Sofa Dunkerque et [Personne physico-morale 1] SRL entraînant l'entier contrôle de la première par la seconde, constituent les indices d'une confusion d'intérêts", la cour d'appel a statué par des motifs impropres à caractériser l'existence d'une confusion d'intérêts, d'activités et de direction au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l'état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, violant l'article L. 1221-1 du code du travail ;
2°/ que le fait que deux sociétés aient une activité identique et qu'une des sociétés soit dépendante économiquement de l'autre n'est pas de nature à caractériser l'existence d'un coemploi ; qu'en se bornant à énoncer que les sociétés avaient la même activité, que du personnel et du matériel avaient été mis à disposition de la société [Personne physico-morale 1] SRL par la société Green Sofa Dunkerque, que les deux sociétés avaient eu le même service de comptabilité et le même cabinet d'expert-comptable, ces données montrant "l'imbrication des sociétés : [Personne physico-morale 1] SRL ne pouvait pas travailler sans Green Sofa Dunkerque", la cour d'appel a statué par des motifs impropres à caractériser l'existence d'une confusion d'intérêts, d'activités et de direction au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l'état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, violant l'article L. 1221-1 du code du travail ;
3°/ que le fait que deux sociétés aient des dirigeants communs et que les salariés reçoivent des ordres et des directives des dirigeants communs aux deux structures ne caractérisent pas l'existence d'une confusion d'intérêts, d'activité et de direction au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe ; qu'en énonçant pourtant, pour retenir l'existence d'un coemploi, que les deux sociétés avaient des dirigeants permutables et interchangeables au sein des deux structures, que "la direction opérationnelle et la gestion quotidienne des activités et des personnels des structures roumaines et françaises aient été assurées par les mêmes dirigeants, les salariés des deux entités recevant les directives des mêmes personnes, des mêmes cadres" , la cour d'appel n'a pas caractérisé l'existence d'une immixtion de la société [Personne physico-morale 1] SRL dans la gestion de la société Green Sofa Dunkerque, violant l'article L. 1221-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 1221-1 du code du travail :
7. Il résulte de ce texte que, hors l'existence d'un lien de subordination, une société faisant partie d'un groupe ne peut être qualifiée de coemployeur du personnel employé par une autre que s'il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l'état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d'autonomie d'action de cette dernière.
8. Pour déclarer la société [Personne physico-morale 1] SRL coemployeur avec la société Green Sofa Dunkerque et la condamner, en sa qualité de coemployeur, à payer à chacun des salariés une certaine somme à titre de dommages-intérêts pour licenciement nul, les arrêts retiennent, s'agissant de la confusion d'intérêts, qu'à la suite des cessions des titres des sociétés [Personne physico-morale 1] SRL et Green Sofa Dunkerque au profit de M. [X] au travers de deux sociétés holdings, M. [A] [X] détient la société Green Sofa Dunkerque à 100 % par l'intermédiaire de la société Govinco et la société [Personne physico-morale 1] SRL à 80 % par l'intermédiaire de P3G Industries. Ils en concluent que l'identité des représentants légaux et l'imbrication capitalistique entre les deux sociétés Green Sofa Dunkerque et [Personne physico-morale 1] SRL entraînant l'entier contrôle de la première par la seconde, constituent les indices d'une confusion d'intérêts.
9. Les arrêts constatent également, s'agissant de la confusion d'activités, que les activités des sociétés Green Sofa Dunkerque et [Personne physico-morale 1] SRL de confection des canapés se confondaient, la première facturant la matière première à la seconde qui elle-même facturait les housses fabriquées en Roumanie à l'autre société, que ces flux économiques représentent à eux seuls respectivement des facturations à hauteur de 162 822 euros en 2010 concernant les matières premières, de 811 207 euros en 2010 et 713 466 euros en 2011 concernant les housses et que s'ajoutent à cela, la facturation du personnel détaché de la société Green Sofa Dunkerque auprès de la société [Personne physico-morale 1] SRL à hauteur de 603 190 euros en 2010, des fournitures facturées à la structure roumaine à hauteur de 35 954 euros en 2011 et de la sous-traitance de main d'oeuvre de fabrication des housses s'élevant à 247 003 euros en 2010 et 207 722 euros en 2011.
10. Les arrêts relèvent encore que dès 2009, plusieurs salariés de la société Green Sofa Dunkerque ont été mis à disposition de la société roumaine pour la recherche de nouveaux clients et qu'après le rachat des deux sociétés, M. [A] [X] a créé le 14 octobre 2010, la société Zone-Co, dédiée au développement commercial des deux sociétés française et roumaine, trois cadres de la société Green Sofa Dunkerque ayant ainsi été transférés en 2011 au sein de cette société et le directeur général de l'usine de Dunkerque ayant également été mis à disposition à temps partiel de l'agence commerciale Zone-Co, ce qui a dépossédé la société dunkerquoise de ses « forces vives » commerciales, tandis que les démarches de Zone-Co et la recherche de clientèle ont manifestement été plus fructueuses pour la structure roumaine. Ainsi la société Zone-Co a facturé des prestations en fonction du chiffre d'affaires développé, soit à 97 % à la société [Personne physico-morale 1] SRL et 3 % à la société Green Sofa Dunkerque. Les arrêts constatent également que plusieurs salariés, cadres dirigeants de la société Green Sofa Dunkerque, ont été mis à disposition de la société [Personne physico-morale 1] SRL.
11. Ils retiennent par ailleurs que la société Green Sofa Dunkerque a cédé des matériels informatiques et des logiciels le 27 juillet 2009 à la société roumaine et qu'en 2010, elle lui a cédé pour des montants symboliques divers matériels.
12. Les arrêts en déduisent l'imbrication des sociétés, la société [Personne physico-morale 1] SRL ne pouvant pas travailler sans la société Green Sofa Dunkerque.
13. Ils relèvent en outre que les fonctions d'organisation, dont les services de comptabilité de la société dunkerquoise, étaient assurées par la société roumaine, que la comptabilité de la société Green Sofa Dunkerque était même formellement établie en Roumanie par un cabinet d'expertise comptable, gérant également la comptabilité de l'entité roumaine, que la société [Personne physico-morale 1] SRL, par l'entremise du même cabinet, a également assuré le paiement des fournisseurs de la société française sur un bon à payer de la direction de la société Green Sofa Dunkerque et que les déclarations fiscales et sociales de cette dernière ainsi que la paye de ses salariés étaient également assurées par la société [Personne physico-morale 1] SRL depuis la Roumanie.
14. Les arrêts retiennent enfin, s'agissant de la confusion de direction, que l'existence de dirigeants permutables et interchangeables au sein des deux structures révèle une confusion de direction et l'exercice du pouvoir directionnel au profit de la société roumaine [Personne physico-morale 1] SRL au détriment de la société française, que la direction opérationnelle et la gestion quotidienne des activités et des personnels des structures roumaine et française étaient ainsi assurées par les mêmes dirigeants, les salariés des deux entités recevant les directives des mêmes personnes, des mêmes cadres et que les deux sociétés qui représentaient une entité économique et étaient « indissociables » ont en réalité été gérées et dirigées comme une entreprise unique, avec un dirigeant unique et un encadrement commun et non comme un ensemble de sociétés distinctes.
15. Les arrêts concluent qu'il existait entre les sociétés [Personne physico-morale 1] SRL et Green Sofa Dunkerque un état d'imbrication qui a permis à la première de s'immiscer de façon anormale dans la gestion économique de la seconde, l'activité de confection de canapés et les moyens de production de la société Green Sofa Dunkerque ayant été progressivement transférés vers la société roumaine, que le cessionnaire des deux entités, M. [A] [X], au lieu de chercher à poursuivre l'activité de la société dunkerquoise, l'a au contraire progressivement vidée de sa substance en détachant des salariés cadres de la structure française pour les faire travailler dans les usines roumaines de la société [Personne physico-morale 1] SRL et en créant, par l'intermédiaire de la société P3G, principal actionnaire de la société [Personne physico-morale 1] SRL, l'agence commerciale Zone-Co, laquelle pourtant dédiée aux deux sociétés, a finalement consacré son activité de recherche de nouveaux clients au profit de la seule entité roumaine. Enfin, cette immixtion a ainsi permis à la société roumaine, en exploitant l'état de dépendance de sa jumelle, de prendre dans son intérêt exclusif, des décisions dommageables pour celle-ci qui ont aggravé sa situation économique et l'ont privée de toute capacité d'agir conformément à son intérêt social.
16. En se déterminant ainsi, sans caractériser une immixtion permanente de la société [Personne physico-morale 1] SRL dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d'autonomie d'action de cette dernière, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.
Portée et conséquences de la cassation
17. La cassation à intervenir emporte cassation par voie de conséquence des chefs de dispositifs condamnant la société [Personne physico-morale 1] SRL au paiement de sommes sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'ils jugent les licenciements nuls, condamnent la société [Personne physico-morale 1] SRL au paiement de différentes sommes à titre de dommages-intérêts pour licenciement nul et sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens, les arrêts rendus le 28 février 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Douai ;
Remet, sur ces points, les affaires et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ces arrêts et les renvoie devant la cour d'appel de Douai autrement composée.