Livv
Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 19 mai 2006, n° 04/08720

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Sofresud (SA)

Défendeur :

KXEN (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Pezard

Conseillers :

Mme Regniez, M. Marcus

Avoués :

Me Baufume, SCP Menard - Scelle-Millet

Avocats :

Me Gasnier, Me Delille

TGI Paris, du 3 févr. 2004, n° 200204827

3 février 2004

La société anonyme SOFRESUD, spécialisée dans la conduite de projets de haute technologie, a entrepris, en 1996, avec l'aide financière de l'ANVAR de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, des travaux relatifs à un logiciel nommé 'ATLAS DATA MINING SYSTEM' (ADMS) conçu sur la base de modèles mathématiques de prédiction et destiné à l'anticipation de la survenance de certains événements.

Dans le cadre de ce projet, elle a commandé en janvier 1996 des prestations en sous-traitance à un mathématicien, Monsieur Michel BERA, puis, le 7 septembre suivant, a constitué avec la société MICHEL BERA et associés la société en participation SEP ATLAS DATA MINING SYSTEM (ADMS) ayant pour objet la recherche et le développement scientifique et commercial dans le domaine du 'data mining' et tous domaines connexes.

En mars 1997, en vue de la diffusion du logiciel 'ADMS', la SEP ADMS est entrée en relation avec la société AZLAN dont le président était Monsieur HADDAD et, en juillet 1998, a été constituée entre ce dernier et Monsieur BERA une société de droit américain dénommée initialement ADMS Inc., puis KXEN Inc.

A la suite de divers problèmes de financements ayant affecté le fonctionnement des sociétés, un protocole d'accord est intervenu le 11 juin 1998 pour définir les modalités de la commercialisation du logiciel 'ADMS' par la société KXEN. En vertu de ce même protocole ont été décidés la dissolution de la SEP ADMS, l'abandon par la société SOFRESUD de sa créance envers celle-ci et la renonciation par la société MICHEL BERA et associés à toute revendication de propriété intellectuelle sur le logiciel et ses applications.

Le 17 novembre 1998, la société SOFRESUD a déposé une demande de brevet français ayant pour titre 'outil de modélisation à capacité contrôlée', puis, sous priorité de cette demande, elle a déposé, le 16 novembre 1999, une demande internationale de brevet, qui a été publiée le 25 mai 2000, sous le numéro WO 00/29992A1.

La société KXEN a quant à elle déposé le 14 octobre 1999 une demande de brevet américain, ayant pour titre 'Robust modeling' et le brevet correspondant a été délivré le 18 février 2003. Le 13 octobre 2000, sous priorité de cette demande, elle a déposé une demande internationale de brevet, qui a été publiée le 19 avril 2001, sous le n° PCT/EP000/10114, mais dont l'examen a été suspendu le 24 octobre 2002, à la demande de la société SOFRESUD.

Celle-ci, estimant que cette demande couvrait la même invention que celle de son brevet, a par acte du 24 avril 2002 assigné la société KXEN, en revendication de brevet, devant le tribunal le grande instance de Paris, lequel (en sa 3e chambre 3e section) l'a, aux termes du jugement aujourd'hui entrepris, rendu le 3 février 2004, déboutée 'de son action', a débouté sa contradictrice de sa demande reconventionnelle en dommages-intérêts pour procédure abusive et l'a condamnée, en sus des dépens, à payer à cette dernière la somme de 10.000 euros, par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Dans ses dernières conclusions, signifiées le 17 mars 2006, la société SOFRESUD, appelante, invite la cour à :

- débouter la société KXEN de l'ensemble de ses prétentions,

- réformer en toutes ses dispositions le jugement déféré,

- statuant à nouveau, dire que le dépôt de la demande PCT effectué par la société KXEN sous le n° EP00/10114 le 13 octobre 2000 a été fait en violation de ses droits,

- ordonner en conséquence à la société KXEN de procéder, à son bénéfice, au transfert des brevets ou demandes de brevets issus de cette demande PCT, à savoir :

* la demande de brevet européen EP 1224562 A2,

* la demande de brevet australien AU 1854301 A et le brevet qui en est issu,

* la demande de brevet canadien CA2353992 A1 et le brevet qui en est issu, à l'exception de la partie de ces titres concernant le 'lift' objet de la revendication 21 de la demande PCT,

-faire, sous astreintes, à la société KXEN, injonctions de régulariser les transferts, transmettre tous contrats de cession ou de licence et résilier les contrats affectant les brevets en cause, et dire que la cour se réservera la possibilité de liquider ces astreintes,

- ordonner des mesures de publication,

- condamner la société KXEN aux dépens de première instance et d'appel, ainsi qu'à lui payer la somme de 20.000 euros en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Selon ses dernières conclusions, du 5 avril 2006, la société KXEN, intimée et appelante incidente, prie la cour de :

- confirmer le jugement attaqué, en ce qu'il a débouté la société SOFRESUD de ses demandes et du chef des condamnations qu'il a prononcées contre elle, la déclarant recevable et bien fondée en son appel incident,

- débouter la société SOFRESUD de l'ensemble de ses prétentions,

- dire que son action est abusive et en conséquence la condamner à lui payer la somme de 100.000 euros à titre de dommages-intérêts,

- la condamner aux entiers dépens et à lui payer la somme de 50.000 euros sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce,

Considérant que les premiers juges, après avoir rappelé que l'exercice de la revendication fondée sur les dispositions de l'article L 611-8 du Code de la propriété intellectuelle, assigné par la société SOFRESUD comme fondement juridique à sa demande, suppose que la demande de brevet ou le brevet ait été déposé par une personne, de bonne ou de mauvaise foi, qui n'avait pas de droit sur le titre de propriété industrielle revendiqué et que la finalité de l'action est de restituer au légitime titulaire le droit de propriété sur le titre dont il a été privé et qu'il ne peut plus déposer du fait de la priorité accordée au premier déposant par l'article L 611-6 du même code, ont rejeté la prétention de la société SOFRESUD, au motif qu'à supposer que les deux titres en présence protègent la même invention, la société SOFRESUD jouit sur celle-ci d'un droit de priorité, qui lui interdit de soutenir que l'invention a été usurpée à son détriment, et qu'à l'évidence, elle ne peut revendiquer une invention qu'elle possède déjà, le titre déposé en second lieu étant, par principe même, dépourvu de nouveauté, ou à tout le moins d'activité inventive ;

Qu'ils ont ajouté que la société SOFRESUD ne saurait disposer d'une option entre l'action en revendication et l'action en nullité ou en contrefaçon et qu'en présence de deux titres relatifs à une invention identique, le titulaire du droit antérieur ne peut faire cesser le préjudice incontestable qui en résulte pour lui qu'en exerçant l'action en nullité ou celle en contrefaçon, qui ont l'une et l'autre pour finalité, principale ou accessoire, de régler le conflit entre les titres, en privant d'effets le second en date ;

Considérant que la société KXEN, qui approuve la décision du tribunal d'avoir en l'espèce écarté l'application des dispositions de l'article L 611-8 du Code de la propriété intellectuelle, qui ont selon elle pour seul objet de protéger un inventeur contre le risque de voir un tiers le dépouiller, en déposant à sa place une invention encore dépourvue de protection pour son légitime propriétaire, ce qui ne correspond pas aux faits de la cause, puisque la société SOFRESUD a déposé près d'un an avant elle un brevet, fait valoir, à titre subsidiaire, que les conditions de l'action en revendication ne sont en tout état de cause pas réunies, car il n'y a pas eu de soustraction de l'invention et que, par ailleurs, la preuve ne se trouve aucunement rapportée de la violation d'une obligation légale ou conventionnelle ;

Mais considérant que le droit d'exercer l'action en revendication résultant de l'article L 611-8 du Code de la propriété intellectuelle n'est pas, aux termes de ce texte, réservée aux seules personnes qui, s'estimant lésées, ne seraient elles-mêmes pourvues d'aucun titre ;

Qu'en effet, il résulte de cet article que si un titre de propriété industrielle a été demandé, soit pour une invention soustraite à l'inventeur, ou à ses ayants cause, soit en violation d'une obligation légale ou conventionnelle, la personne lésée peut revendiquer la propriété de la demande ou du titre délivré ;

Que, sauf à ajouter à ces dispositions en soi parfaitement claires une condition qui n'y figure pas, l'exercice de l'action en revendication ne peut être interdit au titulaire d'un brevet antérieur ;

Que, par ailleurs, la soustraction de l'invention constitutive de l'un des cas d'ouverture de l'action est susceptible de se trouver réalisée, s'agissant de la revendication d'un bien immatériel, même sans dépossession du bien, du fait d'une atteinte à la jouissance de la chose sur laquelle s'exerce l'emprise de la propriété ;

Considérant qu'il résulte des pièces produites aux débats que la société SOFRESUD qui, à partir de mai 1996, avait grâce au concours financier de l'ANVAR de la région Provence-

Alpes-Côte d'Azur entrepris la constitution du logiciel dit 'ADMS' reposant sur des modèles mathématiques de prédiction destinés à anticiper la survenance de certains événements est parvenue à bénéficier d'une invention, dont celle par rapport à laquelle la société KXEN a ensuite entrepris le dépôt du brevet litigieux ne se distingue que sur un point (faisant l'objet de la revendication 21) lequel, eu égard à son caractère tout à fait secondaire et à sa situation de dépendance, n'est nullement suffisant pour lui conférer un caractère de nouveauté, et qui n'est de surcroît en rien concerné par la revendication exercée par la société SOFRESUD ;

Qu'il apparaît, notamment des déclarations faites par Monsieur BENDANAN, lequel a travaillé à la réalisation du projet 'ADMS' sous la direction scientifique de Monsieur Michel BERA, dont la société SOFRESUD s'était alors adjoint le concours, que (à l'exception de la vingt-et-unième) les revendications 1 à 24 litigieuses sont, sans conteste, issues des idées de Monsieur BERA ; que celui-ci, qui s'était vu commander des prestations en sous-traitance par la société SOFRESUD, avant même qu'il ne constituât avec celle-ci la SEP ADMS, était en possession du projet 'ADMS' lorsqu'il a rejoint la société ADMS Inc, devenue société KXEN ; qu'il ne pouvait, eu égard au contenu de l'addendum au protocole du 11 juin 1998, qui stipulait l'abandon de toute revendication de propriété intellectuelle sur le logiciel et ses applications, être fait apport à cette dernière des éléments du projet , alors que la société SOFRESUD justifie, la concernant, de sa qualité de seul ayant cause de l'inventeur ;

Que, dans ces conditions, il y a bien eu, au sens de l'article L 611-8 du Code de la propriété intellectuelle, soustraction de l'invention, ce qui confère à la société SOFRESUD, personne lésée, le droit de revendiquer la propriété de la demande PCT EP 00/10114 ;

Qu'il s’ensuive que le jugement entrepris doit être infirmé en ce qu'il a refusé d'accueillir les prétentions de la société SOFRESUD, auxquelles il convient au contraire de faire droit, selon les modalités et dans les limites précisées au dispositif ;

Considérant que le jugement doit être en revanche confirmé relativement au rejet de la demande reconventionnelle pour procédure abusive, non point pour les motifs adoptés par les premiers juges, mais parce que celle-ci est en réalité sans objet, l'appelante ayant triomphé en sa réclamation ;

Considérant que, compte tenu du sens du présent arrêt, les dépens de première instance et d'appel doivent être mis à la charge de la société KXEN ; que le jugement attaqué doit être infirmé en ce qu'il a condamné la société SOFRESUD sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et qu'il y a lieu, en application de ce texte, de décider du versement à celle-ci, par la société KXEN, de la somme de 6.000 euros ;

Par ces motifs,

La cour :

Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions, à l'exception du débouté de la société KXEN de sa demande reconventionnelle en paiement de dommages-intérêts pour procédure abusive ;

Statuant à nouveau :

Dit que le dépôt de la demande enregistrée sous le n° PCT EP 00/10114, en date du 13 octobre 2000, effectué par la société KXEN Inc. a été fait en violation des droits de la société SOFRESUD ;

Ordonne en conséquence à la société KXEN de procéder au transfert de propriété, au bénéfice de la société SOFRESUD, des brevets ou demandes de brevets issus de cette demande, à savoir :

- la demande de brevet européen EP 1224562 A2,

- la demande de brevet australien AU 1853401 A et le brevet qui en est issu,

- la demande de brevet canadien CA 2353992 A1 et le brevet qui en est issu,

(À l'exception de la partie de ces titres se rapportant à la revendication 21 de la demande PCT) ;

Fait injonction à la société KXEN, sous astreinte de 150 euros par jour de retard passé le délai d'un mois à compter de la signification du présent arrêt, d'effectuer à ses frais toutes les démarches et de signer les documents en vue de la régularisation de ces transferts de propriété ;

Fait injonction à la société KXEN, sous astreinte de 150 euros par jour de retard passé le délai d'un mois à compter de la signification du présent arrêt, de transmettre à la société SOFRESUD tous contrats de cession et de licence se rapportant à la demande de brevet PCT et les brevets qui en seraient issus ;

Fait injonction à la société KXEN, sous astreinte de 150 euros par jour de retard passé le délai de deux mois à compter de la signification du présent arrêt, de résilier tous les contrats susceptibles d'affecter les brevets en cause et d'en justifier à la société SOFRESUD ;

Rejette la demande tendant à ce que la présente juridiction se réserve la possibilité de liquider ces astreintes et celle relative à la publication de l'arrêt ;

Rejetant toute autre prétention, condamne la société KXEN aux dépens de première instance et d'appel, avec droit pour la SCP BAUFUME GALLAND, avoués, de recouvrer ces derniers conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'à payer, en application de l'article 700 du même code, la somme de 6.000 euros à la société SOFRESUD.