CA Bastia, ch. civ. a, 22 juin 2016, n° 15/00278
BASTIA
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Défendeur :
Direction Départementale des Finances Publiques de Haute Corse
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Luciani
Conseillers :
Mme Deltour, Mme Bessone
Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
Signé par Mme Françoise LUCIANI, Conseiller, et par Mme Aurélie CAPDEVILLE, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
M. François V. a reçu une proposition de rectification du 23 mars 2012 relative aux déclarations d'impôt de solidarité sur la fortune pour les années 2006 à 2009.
Il a fait assigner le Directeur Régional des Finances Publiques de Haute-Corse devant le tribunal de grande instance de Bastia pour voir prononcer la décharge des sommes contestées en principal, voir dire et juger qu'il est fondé à obtenir la restitution des sommes spontanément payées au titre de l'ISF des années 2006 à 2009.
Suivant jugement contradictoire du 10 mars 2015, le tribunal de grande instance de Bastia a :
' rejeté la demande de M. François V. aux fins d'être déchargé des sommes contestées en principal au titre de l'ISF pour les années 2006 à 2010,
' rejeté la demande de M. François V. aux fins de restitution des sommes versées spontanément au titre de l'ISF pour les années 2006 à 2009,
' rejeté la demande de M. François V. formulée en application de l'article 700 du code de procédure civile,
' condamné M. François V. aux dépens.
M. François V. a formé appel de cette décision le 20 avril 2015.
Dans ses dernières conclusions déposées le 12 octobre 2015, il demande à la cour de réformer le jugement entrepris et en conséquence :
' de dire qu'il y a lieu à décharge des sommes contestées en principal au titre de l'impôt de solidarité sur la fortune pour 2006, 2007, 2008, 2009 et 2010,
' de dire que M. François V. est fondé à obtenir la restitution des sommes déjà payées au titre de l'ISF des années 2006 à 2009,
' de condamner la Direction Régionale des Finances Publiques de Haute-Corse au paiement d'une somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Dans ses dernières conclusions déposées le 7 septembre 2015, le Directeur Départemental des Finances Publiques de Haute-Corse demande à la cour de confirmer le jugement, de rejeter la demande formée par l'appelant au titre de l'article 700 du code de procédure civile ; de le condamner aux entiers dépens dont distraction de ceux d'appel au profit de l'avocat constitué.
L'ordonnance de clôture est du 14 octobre 2015.
SUR CE’ :
M. V. ne conteste pas les valeurs des biens retenus au titre de l'ISF mais entend voir déduire, au titre du passif, le solde débiteur de son compte courant dans les comptes de la SNC V. dont il est associé et gérant.
Aux termes de l'article 768 du code général des impôts, auquel l'article 885 D du même code renvoie, pour la liquidation des droits de mutation par décès, les dettes à la charge du défunt sont déduites lorsque leur existence au jour de l'ouverture de la succession est dûment justifiée par tous modes de preuves compatibles avec la procédure écrite.
Contrairement à ce que fait plaider M. V., l'article L 110-3 du code de commerce prévoyant la liberté de la preuve en matière commerciale est inapplicable : en effet il ne régit que la preuve des actes de commerce à l'égard des commerçants. Or, le fait pour M. V. d'avoir constitué dans les livres de la SNC V. un compte courant débiteur afin de faire avancer par la société des dépenses personnelles à caractère privé n'est pas un acte de commerce même si l'intéressé est commerçant. De même, les éléments retenus par l'administration fiscale dans le cadre des vérifications concernant la société, dans le cadre de son activité commerciale, basées sur les données comptables de la société et les règles de preuve commerciales, ne peuvent être, même par défaut, soustraction ou déduction, invoqués par le gérant pour établir son passif personnel dans le cadre de la procédure ISF. Il n'y a pas en l'occurrence de violation du principe d'égalité des armes puisque le contribuable peut avoir recours à tous les autres modes de preuve admis en matière civile.
C'est donc à juste titre que le tribunal de grande instance a estimé que la preuve de l'existence du passif venant en déduction du calcul de l'impôt ne peut résulter de la seule inscription de sommes en compte courant débiteur, document comptable interne à la société'; sans autre document traduisant de façon certaine, suivant les règles civiles de la preuve, la réalité des prélèvements opérés au profit personnel exclusif du gérant, le compte courant de François V. dans la SNC V. ne peut constituer qu'un commencement de preuve par écrit.
Contrairement à ce qu'énonce l'appelant, même si le litige touche aux règles fiscales, la question de la légalité et de la validité du compte courant débiteur, et ce dans les proportions énoncées par François V., ne peut qu'intéresser le juge civil, celui-ci ne pouvant donner d'effet juridique à des opérations qui seraient contraires à la légalité'; dans une société en nom collectif tous les associés sont gérants et répondent indéfiniment et solidairement des dettes sociales, et il est possible à un associé de détenir un compte courant débiteur'; l'article L221-4 du code de commerce prévoit que dans les rapports entre associés et en l'absence de la détermination de ses pouvoirs par les statuts le gérant peut faire tous actes de gestion dans l'intérêt de la société ; l'article L221-6 du même code prévoit cependant que les décisions qui excèdent les pouvoirs reconnus aux gérants sont prises à l'unanimité des associés, que toutefois les statuts peuvent prévoir que certaines décisions sont prises à une majorité qu'ils fixent.
En l'espèce les statuts de la SNC V. ne sont pas versés aux débats et la question de la validité juridique ainsi que de la régularité du maintien, et de l'augmentation au fil des années, du compte courant débiteur de M. V., se pose avec d'autant plus d'acuité que le protocole transactionnel signé le 23 août 2010 entre François et Jean-Jacques V., coassociés dans la SNC V., rappelle les raisons du conflit survenu entre ces deux personnes : la Société Générale a demandé le 3 mars 2010 que les sociétés du groupe V. fonctionnent selon un mode créditeur'; le 10 août 2010 Jean-Jacques V. a fait mettre en demeure son frère de payer dans les 15 jours la somme minimum de 19 millions d'euros à la SNC V. du chef de son compte courant débiteur'; le caractère anormal, contraire aux intérêts de la société, de la dette de 19 millions d'euros de François V. envers la société, ressort donc clairement de ce protocole signé par les deux frères'; à défaut de démontrer le caractère régulier d'un tel endettement eu égard aux statuts, à une approbation quelconque par une assemblée générale, la validité du compte courant débiteur au regard des règles du droit des sociétés apparaît donc tout à fait douteuse.
Au surplus, François V. verse aux débats diverses pièces censées selon lui démontrer la réalité des paiements effectués directement ou indirectement par la société en sa faveur et dans son intérêt personnel'; outre que ces pièces ne couvrent pas l'intégralité des sommes figurant au débit de son compte, et qu'elles ne constituent donc, comme il le reconnaît lui-même, que des échantillons, aucune d'elles ne concerne la
période antérieure à 2005, alors qu'au 1er février 2005 le débit était déjà de 8 565 647,79 euros'; d'autre part elles apparaissent insuffisantes au regard de l'absence de production de toutes les factures, de la discordance des chiffres, de l'absence de démonstration du caractère personnel de l'encaissement, de l'absence de démonstration qu'elles n'ont pas déjà été prises en compte dans le calcul du passif, ou encore, s'agissant de la seule production de talons de chèques, de l'inefficacité de la preuve.
Mais surtout, la cour relève une importante contradiction entre l'affirmation, développée par François V. dans d'abondantes conclusions, de la réalité d'une dette envers la société, et la mention suivante figurant en page 4 du protocole d'accord transactionnel du 23 août 2010, dûment signé par l'intéressé : «par exploit du 18 août 2010, sur ordonnance présidentielle du 17 août 2010, M. François V. et la SNC V. ont assigné M. Jean-Jacques V. d'avoir à comparaître à l'audience du 21 septembre 2010 du tribunal de commerce de Bastia en sollicitant qu'il soit dit et jugé que le compte ouvert au nom de M. François V. dans les livres de la SNC V. n'est pas débiteur.»
Après mise en demeure de Jean-Jacques V. à son frère d'avoir à régler les 19 millions d'euros qu'il devrait à la société, et avant l'arrangement amiable à effet du 23 août 2010 par lequel, notamment, la société civile holding V. en cours de constitution s'est engagée à reprendre à son compte l'intégralité du compte courant de François V. dans les livres de SNC V., à hauteur de 20 millions d'euros (page 5 du protocole d'accord), engagement ayant pour effet de faire disparaître cette somme du passif de M. V. à cette date, François V. voulait faire juger par le tribunal de commerce qu'il ne devait aucune somme à la SNC V..
La cour, prenant acte de cette troublante contradiction, ne peut que considérer que la réalité d'une dette personnelle de François V. envers la SNC V., dette qui constituerait un passif devant venir en déduction de son impôt de solidarité sur la fortune, n'est pas démontrée.
En conséquence, la cour confirmera le jugement en toutes ses dispositions, y compris celles concernant l'article 700 du code de procédure civile et les dépens.
Les dépens d'appel seront laissés à la charge de l'appelant, qui succombe.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR :
Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions,
Y ajoutant,
Condamne François V. aux dépens, dont distraction au profit de Me Josette C.-C., avocat aux offres de droit.