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Décisions

CEDH, sect. 5, 6 octobre 2011, n° 50425/06

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

ARRET

PARTIES

Demandeur :

AFFAIRE SOROS

Défendeur :

c. FRANCE

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Dean Spielmann

Juges :

Mme Angelika Nußberger

CEDH n° 50425/06

5 octobre 2011

La Cour européenne des droits de lhomme (cinquième section),

PROCÉDURE

1.  A lorigine de laffaire se trouve une requête (no 50425/06) dirigée contre la République française et dont un ressortissant américain, M. George Soros (« le requérant »), a saisi la Cour le 13 décembre 2006 en vertu de larticle 34 de la Convention de sauvegarde des droits de lhomme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me R. Soffer, avocat à Paris, à New York et en Israël et par Lord A. Lester of Herne Hill QC[1]. Le gouvernement français le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Le requérant alléguait en particulier une violation de larticle 7 de la Convention en raison de limprécision des textes ayant servi de fondement à sa condamnation pénale.

4.  Le 9 février 2009, le président de la section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. En vertu de larticle 29 § 1 de la Convention, il a été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de laffaire.

5.  Par une décision du 31 août 2010, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable et a décidé de mettre fin à lapplication de larticle 29 § 1 de la Convention.

6.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de laffaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE LESPÈCE

7.  Le requérant est né en 1930 et réside à New York.

8.  Le requérant fonda en 1988 la société Q.F., un important fonds dinvestissement intervenant sur les marchés boursiers américains, européens et asiatiques. Le 12 septembre 1988, le requérant tint une réunion à New York avec plusieurs investisseurs. A lissue de celle-ci, un banquier suisse, M., demanda au requérant sil souhaitait rencontrer P. qui envisageait, avec dautres investisseurs, dacquérir des titres dune grande banque française, S., afin den prendre le contrôle.

9.  Le requérant mandata lun de ses conseillers, T., afin détudier cette proposition. Le 14 septembre 1988, T. rencontra B., une collaboratrice de P., ainsi que P. lui-même, qui lui présentèrent le projet envisagé sous ses différentes branches et les objectifs poursuivis par P., à savoir lacquisition de 35 % des parts de la banque S. Il fut précisé à T. que cette opération avait reçu lappui du gouvernement. Aucune lettre de confidentialité de ce projet ne fut signée entre les participants à cette réunion, bien que le projet nait pas été porté à la connaissance du grand public. A loccasion de contacts qui se poursuivirent pendant une dizaine de jours, T. reçut par télécopie des projets daccord de la part de B. Le requérant décida cependant de ne pas participer à la prise de contrôle de la banque S. car les explications données quant à la stratégie dinvestissement et la gestion ultérieure de la banque étaient vagues et le projet manquait, selon lui, de sérieux.

10.  Le 19 septembre 1988, après avoir refusé loffre de P., le requérant décida de faire acquérir par sa société Q.F. un bouquet dactions de quatre sociétés françaises récemment privatisées, dont la banque S., pour un montant global de 50 millions de dollars. Il laissa à ses traders le soin de déterminer le lieu dachat et les proportions entre les sociétés. Ainsi, Q.F. acquit, entre le 22 septembre et le 17 octobre 1988, 160 000 actions de la banque S. pour un montant de 11,4 millions de dollars. Sur cette somme, 7 millions de dollars furent investis sur le marché français et 4,4 sur le marché de la bourse de Londres.

11.  Entre le 19 et le 27 octobre 1988, cest-à-dire quelques jours après les avoir acquises, la société Q.F. décida de vendre une partie des actions de la banque S., soit 95 000 dentre elles. Les 65 000 restantes furent cédées un mois plus tard, le 21 novembre 1988. Q.F. réalisa un profit approximatif de 2,28 millions de dollars en achetant et en revendant rapidement ces actions, dont 1,1 million de dollars sur le marché français.

12.  La tentative de prise de contrôle de la banque fut révélée au grand public le 28 octobre 1988 par un article de presse. Elle échoua en raison dune stratégie de défense de la banque.

13.  Le 1er février 1989, la Commission des opérations de bourse (COB) décida denquêter sur lactivité des titres de la banque S. entre le 1er juin et le 21 décembre 1988 afin dexaminer si certaines transactions étaient consécutives à un délit dinitié. Lenquête porta sur trois points distincts : le montage et les opérations effectuées par P., le comportement de plusieurs personnes physiques informées de lopération projetée par P. ou susceptibles de lavoir été, ainsi que le comportement de la banque S. ellemême.

14.  Au cours de son enquête, la COB interrogea par écrit le requérant et T. à propos du déroulement des faits litigieux. Le 31 juillet 1989, après que son enquête eut été achevée, la COB prit une délibération dont les passages pertinents concernant le comportement des personnes physiques informées de lopération projetée par P., dont le requérant, se lisent comme suit :

« (...)

a.  Il nexiste, en jurisprudence, aucun précédent applicable à des situations analogues, que le développement des pratiques et des structures financières rend de plus en plus fréquentes ;

b.  Au regard de ces pratiques et de ces structures, lactuelle rédaction de larticle 10-1 [de lordonnance no 67-833 du 28 septembre 1967], ne permet pas, à ses yeux, de tracer, avec certitude, une frontière précise entre le licite et lillicite ;

c.  Il est donc indispensable que les dispositions de larticle 10-1 soient précisées, par toute voie appropriée pour ce faire, de manière à lever, pour lavenir, toute ambigté en pareilles matières (...) »

15.  A lissue de sa délibération, la COB, qui avait relevé certaines infractions, notamment un manquement de la banque S. dans ses obligations de déclaration de certaines transactions, décida de communiquer au parquet lintégralité de son rapport denquête.

16.  Par un courrier du 5 septembre 1989, le parquet demanda de plus amples précisions à la COB sur la commission, par le requérant, dun délit dinitié au sens de larticle 10-1 de lordonnance no 67833 du 28 septembre 1967 alors applicable. Par un courrier du 12 septembre 1989, le président de la COB répondit comme suit :

« Je ne puis ainsi que vous confirmer, que, sagissant des opérations effectuées par quatre personnes physiques [dont le requérant], ayant expressément été invitées par [P.] à sassocier à la réalisation de son projet, la COB a estimé quen labsence dune règle écrite, dun usage reconnu en jurisprudence ou dune déontologie admise par la profession, dont la violation aurait été établie, le faisceau déléments apportés par lenquête ne lui permettait pas, aux cas despèce, de tracer avec certitude une frontière précise entre le licite et lillicite. »

17.  A cette époque, le ministre des Finances, M. Bérégovoy, prit des mesures dans le but dapporter plus de lisibilité aux opérations boursières. Il créa notamment une commission de déontologie boursière chargée de préciser les limites entre les pratiques licites et illicites. Cette commission déposa son rapport le 10 janvier 1990 (paragraphes 33 et 34 ci-dessous).

18.  A lissue des travaux de cette commission, le ministre des Finances prit un arrêté le 17 juillet 1990 portant homologation du règlement no 90/08 de la COB relatif à lutilisation dune information privilégiée (paragraphe 35 ci-dessous). Ce règlement visait à préciser les différentes catégories dinitiés ainsi que les comportements qui pouvaient leur être reprochés. Selon le requérant, ladoption de ce texte serait consécutive à la présente affaire.

19.  Par ailleurs, le Conseil des Communautés européennes adopta une directive le 13 novembre 1989 destinée à préciser et à harmoniser au niveau des Etats membres les notions d« information privilégiée » et d« initié » (paragraphe 38 ci-dessous).

20.  Dans un courrier du 15 décembre 1989, le requérant répondit aux questions posées dans le cadre de lenquête menée par la COB et tenta de justifier son investissement.

21.  Une procédure dinstruction fut ouverte en 1990 à lencontre de plusieurs personnes, dont le requérant, suspectées davoir commis un délit dinitié en profitant dune information privilégiée pour intervenir sur le marché boursier. Le requérant, ainsi que deux autres coïnculpés, fut renvoyé devant le tribunal correctionnel de Paris le 20 décembre 2000 pour avoir acquis des titres de la banque S. alors quil disposait, de par ses fonctions, dune information privilégiée sur lévolution de ces titres. Lordonnance de renvoi se fondait notamment sur les déclarations de M. et de T.

22.  Devant le tribunal de grande instance de Paris, le requérant souleva une exception dillégalité de la poursuite tirée du manque de prévisibilité de la loi applicable au délit dinitié. Il fit notamment valoir quil navait jamais entretenu de relations professionnelles avec la banque S. contrairement à ce quexigerait le libellé de larticle 10-1 de lordonnance du 28 septembre 1967.

23.  Sur le fond, il soutint que le projet de P. lui avait été présenté dans des termes très vagues, quà aucun moment il ne lui avait été précisé que ce projet était confidentiel et, quen conséquence, il navait jamais considéré avoir été détenteur dune information privilégiée, sans quoi il se serait abstenu dinvestir sur ce titre. Il estima quau vu de la rédaction de larticle 10-1 de lordonnance du 28 septembre 1967 son comportement ne pouvait être considéré comme répréhensible au moment où il avait passé les ordres dachat.

24.  Dans son jugement du 20 décembre 2002, le tribunal rejeta lexception dirrecevabilité au motif que le délit dinitié, tel quil était défini à lépoque des faits, nexigeait pas que les initiés secondaires (cest-à-dire ceux qui, comme le requérant, ne font pas partie des dirigeants de la société émettrice, mais qui sont considérés comme ayant disposé dinformations privilégiées, à loccasion de lexercice de leur profession ou de leurs fonctions) aient été en relation professionnelle avec lémetteur de titres. Selon le tribunal, il suffisait simplement que le requérant ait été amené, de par sa profession ou ses fonctions, à connaître linformation privilégiée pour être considéré comme un initié secondaire.

25.  Sur le fond, le tribunal considéra que « le requérant avait bien été informé sur la cible et les moyens pour mener à bien lopération, lampleur de celle-ci, les investisseurs participants, les ramassages dactions, ce qui expliquait les mouvements constatés sur le titre (...) ; le projet exposé, même sil pouvait évoluer, nétait donc pas hypothétique et contenait suffisamment de précision pour que lon puisse considérer que linformation donnée était privilégiée ».

26.  Le requérant fut déclaré coupable de délit dinitié et condamné à verser une amende délictuelle de 2,2 millions deuros (EUR). Il interjeta appel de cette décision.

27.  Le 22 décembre 2003, la Commission européenne adopta une directive no 2003/124/CE portant application dune précédente directive (no 2003/6/CE) du Parlement européen relative notamment à la définition des informations privilégiées (paragraphes 39 et 40 ci-dessous).

28.  Par un arrêt rendu le 24 mars 2005, la cour dappel de Paris reprit les mêmes arguments que le tribunal de grande instance et confirma le jugement dans toutes ses dispositions.

29.  Le pourvoi du requérant, fondé notamment sur limpossibilité de savoir par avance que son comportement était répréhensible et sur la nonapplication rétroactive de la directive no 2003/6/CE, fut rejeté le 14 juin 2006 au motif que « la cour dappel, procédant par une appréciation souveraine des faits de la cause et qui caractérisent en tous ses éléments, tant matériels quintentionnel, le délit dont le prévenu a été déclaré coupable (...), a justifié sa décision ». En revanche la Cour de cassation considéra que les opérations dacquisition de titres passées sur le marché boursier londonien ne pouvaient constituer un délit dinitié selon le droit français. Elle renvoya donc laffaire devant la cour dappel de Paris autrement composée pour quil soit statué à nouveau sur le montant de lamende.

30.  Par un nouvel arrêt du 20 mars 2007, la cour dappel de Paris condamna le requérant à payer une amende de 940 507,22 EUR pour lacquisition des titres de la banque S. sur le seul marché de la bourse de Paris.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS

A.  Le droit français

31.  Lordonnance no 67-833 du 28 septembre 1967 (dans sa version issue de la loi du 22 janvier 1988, applicable à lépoque des faits) se lit ainsi :

Article 1

« Il est institué une Commission des opérations de bourse chargée de veiller à la protection de lépargne investie en valeurs mobilières ou tous autres placements donnant lieu à appel public à lépargne, à linformation des investisseurs et au bon fonctionnement des marchés de valeurs mobilières, de produits financiers cotés ou de contrats à terme négociables.

(...)

La commission perçoit sur les personnes publiques ou privées des redevances, dans la mesure où ces personnes physiques ou privées rendent nécessaire ou utile lintervention de la commission ou dans la mesure où elles y trouvent leur intérêt. Un décret en Conseil dEtat fixe les modalités dapplication du présent alinéa. »

Article 2

« La commission est composée dun président nommé par décret en conseil des ministres et de quatre membres nommés par arrêté du ministre de léconomie et des finances pour une durée de quatre ans (...) »

Article 3

« La commission sassure que les publications prévues par les dispositions législatives ou réglementaires sont régulièrement effectuées par les sociétés dont les actions sont admises à la cote officielle des bourses de valeurs ou figurent au relevé quotidien des valeurs non admises à la cote.

Elle vérifie les informations que fournissent aux actionnaires ou publient lesdites sociétés.

Elle peut ordonner à ces sociétés de procéder à des publications rectificatives dans le cas où des inexactitudes ou des omissions auraient été relevées dans les documents publiés.

La commission peut porter à la connaissance du public les observations quelle a été amenée à faire à une société ou les informations quelle estime nécessaires. »

Article 4

« La commission est habilitée à recevoir de tout intéressé les réclamations, pétitions, plaintes qui entrent par leur objet dans sa compétence et à leur donner la suite quelles comportent (...) »

Article 4-1

« Pour lexécution de sa mission, la commission peut prendre des règlements concernant le fonctionnement des marchés placés sous son contrôle ou prescrivant des règles de pratique professionnelle qui simposent aux personnes faisant publiquement appel à lépargne, ainsi quaux personnes qui, à raison de leur activité professionnelle, interviennent dans des opérations sur des titres placés par appel public à lépargne ou assurent la gestion individuelle ou collective de portefeuilles de titres.

(...)

Ces règlements sont publiés au Journal officiel de la République française, après homologation par arrêté du ministre chargé de léconomie et des finances. »

Article 4-2

« Lorsquune pratique contraire aux dispositions législatives ou réglementaires est de nature à porter atteinte aux droits des épargnants, le président de la commission peut demander en justice quil soit ordonné à la personne qui en est responsable de se conformer à ces dispositions, de mettre fin à lirrégularité ou den supprimer les effets.

(...)

Lorsque la pratique relevée est passible de sanctions pénales, la commission informe le procureur de la République de la mise en œuvre de la procédure devant le président du tribunal de grande instance de Paris. »

Article 5

« [L]es agents [de la COB] peuvent également recueillir toutes informations utiles à lexercice de leur mission auprès des tiers qui ont accompli des opérations pour le compte des émetteurs des valeurs, produits ou contrats sur lesquels porte lenquête ou pour le compte des personnes intervenant sur les marchés placés sous le contrôle de la commission.

La commission des opérations de bourse peut, après une délibération particulière, procéder ou faire procéder par ses agents à la convocation et à laudition de toute personne susceptible de lui fournir des informations concernant les affaires dont elle est saisie (...) »

Article 5A

« Afin dassurer lexécution de sa mission, la commission des opérations de bourse peut, par une délibération particulière, charger des agents habilités de procéder à des enquêtes auprès des sociétés faisant appel public à lépargne, des établissements de crédit et des intermédiaires en opérations de banque, des sociétés de bourse ainsi que des personnes qui, en raison de leur activité professionnelle, apportent leur concours à des opérations sur valeurs mobilières ou sur des produits financiers cotés ou sur des contrats à terme négociables ou assurent la gestion de portefeuilles de titres (...) »

Article 10-1
(devenu aujourdhui larticle L. 465-1 du code monétaire et financier)

« Seront punies dun emprisonnement de deux mois à deux ans et dune amende de 6 000 à 5 millions de francs, dont le montant pourra être porté au-delà de ce chiffre jusquau quadruple du montant du profit éventuellement réalisé, sans que lamende ne puisse être inférieure à ce même profit, ou de lune de ces deux peines seulement, les personnes mentionnées à larticle 162-1 de la loi no 66-537 du 24 juillet 1966 modifiée sur les sociétés commerciales et les personnes disposant, à loccasion de lexercice de leur profession ou de leurs fonctions, dinformations privilégiées sur les perspectives ou la situation dun émetteur de titres ou sur les perspectives dévolution dune valeur mobilière ou dun contrat à terme négociable, qui auront réalisé, ou sciemment permis de réaliser, sur le marché, soit directement, soit par une personne interposée, une ou plusieurs opérations, avant que le public ait connaissance de ces informations.

Dans le cas où les opérations auront été réalisées par une personne morale, les dirigeants de droit ou de fait de celle-ci seront pénalement responsables des infractions commises. »

32.  Larticle 162-1 de la loi no 66-537 du 24 juillet 1966 est rédigé comme suit :

« Le président, les directeurs généraux, les membres du directoire dune société, les personnes physiques ou morales exerçant dans cette société les fonctions dadministrateur ou de membre du conseil de surveillance ainsi que les représentants permanents des personnes morales qui exercent ces fonctions sont tenus, dans les conditions déterminées par décret, de faire mettre sous la forme nominative ou de déposer les actions qui appartiennent à eux-mêmes ou à leurs enfants mineurs non émancipés et qui sont émises par la société elle-même, par ses filiales, par la société dont elle est la filiale ou par les autres filiales de cette dernière société, lorsque ces actions sont admises à la cote officielle des bourses de valeurs ou figurent au relevé quotidien des valeurs non admises à la cote. »

33.  Le rapport de la commission de déontologie boursière rendu public le 10 janvier 1990 contient les passages suivants à propos de la directive du 13 novembre 1989 du Conseil des Communautés européennes :

« [Cette directive introduit] une nouvelle catégorie, celle des initiés secondaires, encore mal explicitée dans le droit français (...). Si certains considèrent que cette catégorie dinitiés pourrait être poursuivie en tant que « receleur » dinformations privilégiées, il nexiste actuellement aucune jurisprudence en France pour confirmer cette analyse. »

34.  Quant aux principes relatifs à lutilisation et à la transmission dinformations privilégiées, le rapport poursuit ainsi :

« Malgré les efforts conjoints et considérables du législateur et des juges, il existe encore des situations pour lesquelles ni le texte [de lordonnance du 28 septembre 1967], ni les dispositions de la directive européenne [du 13 novembre 1989], ni le contenu de la jurisprudence ne permettent de caractériser a priori lillégalité de certains comportements alors que les professionnels peuvent être confrontés à des situations dans lesquelles ils ont besoin dindications claires et préalables pour exercer leur métier dans de bonnes conditions.

A cet effet, la commission (...) sest attachée à clarifier cette difficulté dinterprétation des dispositions existantes en dégageant des principes pouvant servir à la fois de guide de bonne conduite pour les professionnels, de fondement aux règlements des autorités, de critère dappréciation de ces comportements par les instances chargées de les contrôler ou de les sanctionner.

(...)

Principe no 3 :

Est répréhensible la transmission ou lutilisation dune information privilégiée à des fins autres ou pour une activité autre que celles à raison desquelles elle a été communiquée (...).

Une très grande variété de professionnels sont amenés, dans le cadre de leur activité, à bénéficier dinformations privilégiées sur une entreprise : intermédiaires financiers, investisseurs institutionnels, prestataires de service (...).

Ces personnes ont, à raison même de leur détention dinformation privilégiée, [lobligation de respecter] le principe no 3.

(...)

Une autre situation est celle des professionnels (investisseurs, banquiers par exemple) sollicités pour participer à un projet commun susceptibles dentraîner des variations importantes dans le prix dun titre (...).

Si une information est recueillie, [ces professionnels] ne peuvent lutiliser à dautres fins que celles pour lesquelles ils ont été sollicités.

Ce devoir dabstention ne doit cependant pas être général. La vie des affaires ne doit pas être bloquée par des manœuvres de personnes qui dévoileraient leurs projets à leurs concurrents uniquement pour les neutraliser, à partir dune information insuffisamment précise sérieuse et crédible.

Dune manière générale, une grille danalyse, issue de la jurisprudence américaine (...) pourra être utilisée dans de nombreux cas. »

35.  Le règlement de la COB no 90-08 paru au Journal officiel le 20 juillet 1990 se lit comme suit :

Article 3

« Les personnes disposant dune information privilégiée à raison de la préparation et de lexécution dune opération financière ne doivent pas exploiter, pour compte propre ou pour compte dautrui, une telle information sur le marché ni la communiquer à des fins autres ou pour une activité autre que celles à raison desquelles elle est détenue. »

Article 4

« Les personnes auxquelles a été communiquée une information privilégiée à loccasion de lexercice de leurs profession ou de leurs fonctions ne doivent pas exploiter pour compte propre ou pour le compte dautrui une telle information sur le marché ou la communiquer à des fins autres ou pour une activité autre que celles à raison desquelles elle a été communiquée. »

36.  Larticle L. 465-1 du code monétaire et financier, tel quil résulte notamment de la loi no 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, se lit aujourdhui comme suit :

« Est puni de deux ans demprisonnement et dune amende de 1 500 000 euros dont le montant peut être porté au-delà de ce chiffre, jusquau décuple du montant du profit éventuellement réalisé, sans que lamende puisse être inférieure à ce même profit, le fait, pour les dirigeants dune société mentionnée à larticle L. 225-109 du code de commerce, et pour les personnes disposant, à loccasion de lexercice de leur profession ou de leurs fonctions, dinformations privilégiées sur les perspectives ou la situation dun émetteur dont les titres sont négociés sur un marché réglementé ou sur les perspectives dévolution dun instrument financier admis sur un marché réglementé, de réaliser ou de permettre de réaliser, soit directement, soit par personne interposée, une ou plusieurs opérations avant que le public ait connaissance de ces informations.

Est puni dun an demprisonnement et de 150 000 euros damende le fait, pour toute personne disposant dans lexercice de sa profession ou de ses fonctions dune information privilégiée sur les perspectives ou la situation dun émetteur dont les titres sont négociés sur un marché réglementé ou sur les perspectives dévolution dun instrument financier admis sur un marché réglementé, de la communiquer à un tiers en dehors du cadre normal de sa profession ou de ses fonctions.

Est puni dun an demprisonnement et dune amende de 150 000 euros dont le montant peut être porté au-delà de ce chiffre, jusquau décuple du montant du profit réalisé, sans que lamende puisse être inférieure à ce même profit, le fait pour toute personne autre que celles visées aux deux alinéas précédents, possédant en connaissance de cause des informations privilégiées sur la situation ou les perspectives dun émetteur dont les titres sont négociés sur un marché réglementé ou sur les perspectives dévolution dun instrument financier admis sur un marché réglementé, de réaliser ou de permettre de réaliser, directement ou indirectement, une opération ou de communiquer à un tiers ces informations, avant que le public en ait connaissance. Lorsque les informations en cause concernent la commission dun crime ou dun délit, les peines encourues sont portées à sept ans demprisonnement et à 1 500 000 euros si le montant des profits réalisés est inférieur à ce chiffre. »

37.  La jurisprudence pertinente, notamment larrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation, rendu le 26 juin 1995, dit de la « Ruche méridionale », se lit ainsi :

« Attendu que si les dispositions de larticle 10-1 de lordonnance du 28 septembre 1967, comme celles de la directive no 89/592/CEE du 13 novembre 1989 avec lesquelles elles sont compatibles, interdisent aux personnes qui disposent, en raison de leur profession ou de leurs fonctions, dinformations privilégiées sur les perspectives dévolution dune valeur mobilière, de réaliser des opérations sur le marché avant que le public en ait eu connaissance, cest à la condition que lesdites informations soient précises, confidentielles, de nature à influer sur le cours de la valeur et déterminantes des opérations réalisées. »

B.  Le droit communautaire

38.  La directive 89/592/CEE du Conseil du 13 novembre 1989 concernant la coordination des réglementations relatives aux opérations dinitiés est rédigée comme suit :

Article 1

« Aux fins de la présente directive, on entend par information privilégiée : une information qui na pas été rendue publique, qui a un caractère précis et concerne un ou plusieurs émetteurs de valeurs mobilières, ou une ou plusieurs valeurs mobilières et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible dinfluencer de façon sensible le cours de cette ou de ces valeurs mobilières (...) »

Article 2

« 1.  Chaque État membre interdit aux personnes qui (...) parce quelles ont accès à cette information en raison de lexercice de leur travail, de leur profession ou de leurs fonctions, disposent dune information privilégiée, dacquérir ou de céder pour compte propre ou pour compte dautrui, soit directement soit indirectement, les valeurs mobilières de lémetteur ou des émetteurs concernés par cette information, en exploitant en connaissance de cause cette information privilégiée.

2.  Lorsque les personnes visées au paragraphe 1 sont des sociétés ou dautres personnes morales, linterdiction prévue à ce paragraphe sapplique aux personnes physiques qui participent à la décision de procéder à la transaction pour le compte de la personne morale en question. »

Article 4

« Chaque État membre impose linterdiction prévue à larticle 2 également à toute personne, autre que celles visées audit article, qui, en connaissance de cause, possède une information privilégiée, dont lorigine directe ou indirecte ne pourrait quêtre une personne visée à larticle 2. »

Article 6

« Chaque État membre peut fixer des dispositions plus rigoureuses que celles prévues par la présente directive ou des dispositions supplémentaires, à condition que ces dispositions soient dapplication générale (...) »

Estimant que sa législation était conforme à cette directive, la France ne la transposa pas en droit interne. Par un arrêt du 26 juin 1995, la Cour de cassation jugea les dispositions internes compatibles avec celles de la directive (paragraphe 37 ci-dessus).

39.  La directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 sur les opérations dinitiés et les manipulations de marché est ainsi rédigée :

Article 1

« Aux fins de la présente directive, on entend par (...) « information privilégiée » : une information à caractère précis qui na pas été rendue publique, qui concerne, directement ou indirectement, un ou plusieurs émetteurs dinstruments financiers, ou un ou plusieurs instruments financiers, et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible dinfluencer de façon sensible le cours des instruments financiers concernés ou le cours dinstruments financiers dérivés qui leur sont liés (...) »

Article 2

« 1.  Les États membres interdisent à toute personne visée au deuxième alinéa qui détient une information privilégiée dutiliser cette information en acquérant ou en cédant, ou en tentant dacquérir ou de céder, pour son compte propre ou pour le compte dautrui, soit directement, soit indirectement, les instruments financiers auxquels se rapporte cette information.

Le premier alinéa sapplique à toute personne qui détient une telle information :

a)  en raison de sa qualité de membre des organes dadministration, de gestion ou de surveillance de lémetteur, ou

b)  en raison de sa participation dans le capital de lémetteur, ou

c)  en raison de son accès à linformation du fait de son travail, de sa profession ou de ses fonctions (...) »

Article 14

« Sans préjudice de leur droit dimposer des sanctions pénales, les États membres veillent à ce que, conformément à leur législation nationale, des mesures administratives appropriées puissent être prises ou des sanctions administratives appliquées à lencontre des personnes responsables dune violation des dispositions arrêtées en application de la présente directive (...) »

40.  La directive 2003/124/CE de la Commission du 22 décembre 2003 portant modalités dapplication de la directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne la définition et la publication des informations privilégiées et la définition des manipulations de marché se lit ainsi :

Article 1

« Information privilégiée

1.  Aux fins de lapplication de larticle 1er, point 1, de la directive 2003/6/CE, une information est réputée « à caractère précis » si elle fait mention dun ensemble de circonstances qui existe ou dont on peut raisonnablement penser quil existera ou dun événement qui sest produit ou dont on peut raisonnablement penser quil se produira, et si elle est suffisamment précise pour que lon puisse en tirer une conclusion quant à leffet possible de cet ensemble de circonstances ou de cet événement sur les cours des instruments financiers concernés ou dinstruments financiers dérivés qui leur sont liés.

2.  Aux fins de lapplication de larticle 1er, point 1, de la directive 2003/6/CE, on entend par « information qui, si elle était rendue publique, serait susceptible dinfluencer de façon sensible le cours des instruments financiers concernés ou le cours dinstruments financiers dérivés qui leur sont liés », une information quun investisseur raisonnable serait susceptible dutiliser en tant que faisant partie des fondements de ses décisions dinvestissement. »

41.  La jurisprudence communautaire pertinente peut se résumer ainsi :

Dans laffaire Spector Photo Group NV et Chris Van Raemdonck c/ Commissie voor het Bank-, Financie- en Assurantiewezen (CBFA) (affaire C-45/08) du 23 décembre 2009, la Cour de justice de lUnion européenne sest exprimée comme suit :

« (...) Certes, larticle 14, paragraphe 1, de la directive 2003/6 nimpose pas aux États membres de prévoir des sanctions pénales à lencontre des auteurs dopérations dinitiés mais se limite à énoncer que ces États sont tenus de veiller à ce que « des mesures administratives appropriées puissent être prises ou des sanctions administratives appliquées à lencontre des personnes responsables dune violation des dispositions arrêtées en application de [cette] directive », les États membres étant, en outre, tenus de garantir que ces mesures sont « effectives, proportionnées et dissuasives ». Néanmoins, eu égard à la nature des infractions en cause ainsi quau degré de sévérité des sanctions quelles sont susceptibles dentraîner, de telles sanctions peuvent être, aux fins de lapplication de la CEDH, qualifiées de sanction pénales (voir, par analogie, arrêt du 8 juillet 1999, Hüls/Commission, C-199/92 P, Rec. p. I-4287, point 150, ainsi que Cour eur. D. H., arrêts Engel et autres c. Pays-Bas du 8 juin 1976, série A no 22, § 82, Öztürk c. Allemagne du 21 février 1984, série A no 73, § 53, et Lutz c. Allemagne du 25 août 1987, série A no 123, § 54) (...) »

EN DROIT

SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LARTICLE 7 DE LA CONVENTION

42.  Le requérant allègue une double violation de larticle 7 de la Convention qui se lit comme suit :

« 1.  Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction daprès le droit national ou international. De même il nest infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où linfraction a été commise.

2.  Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition dune personne coupable dune action ou dune omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle daprès les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »

A.  Sur le grief tiré de limprévisibilité de la loi au moment des faits

43.  Le requérant se plaint dabord de linsuffisante précision des éléments constitutifs de linfraction de délit dinitié au moment où il a été condamné.

1.  Thèses des parties

44.  Le requérant fait valoir quà lépoque des faits, la loi incriminant le délit dinitié était rédigée de manière trop imprécise pour pouvoir déterminer avec certitude la frontière entre les opérations permises et celles qui étaient interdites. Il renvoie à cet égard à larrêt Liivik c. Estonie (no 12157/05, 25 juin 2009). Il estime que, selon la définition de larticle 101 de lordonnance du 28 septembre 1967, un délit dinitié ne pouvait être commis que par un professionnel ayant un lien avec la société cible, ce qui nétait pas son cas. Il insiste sur le manque de jurisprudence relative au délit dinitié en 1988 et constate à ce sujet que les exemples cités par le Gouvernement ne concernent que des initiés ayant un lien professionnel avec la société cible, contrairement à sa situation en 1988.

45.  Le requérant souligne également que, suite aux poursuites engagées à son encontre, les autorités gouvernementales ont commandé un rapport sur la déontologie boursière et ont modifié la législation sur le délit dinitié afin de la rendre plus précise.

46.  Le Gouvernement rappelle la jurisprudence de la Cour selon laquelle il revient en premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, dinterpréter et dappliquer le droit interne. Il estime quen lespèce seul le juge national est compétent pour interpréter lordonnance du 28 septembre 1967, la Cour ne pouvant interpréter que le texte conventionnel. Il souligne que, dans cette affaire, les juges nont pas dépassé le cadre de leur office et ont constaté que les éléments constitutifs de linfraction reprochée étaient réunis.

47.  Sur la qualité de la loi, le Gouvernement estime que les dispositions critiquées étaient suffisamment claires et précises pour savoir si le comportement adopté par le requérant était licite ou non. Il cite notamment quatre décisions de jurisprudence interne, antérieures aux faits de lespèce, dans lesquelles le dirigeant dune société, informé du ramassage dactions dune autre société, un journaliste financier, le directeur financier dune banque et un fonctionnaire ont été condamnés pour délit dinitié dans des circonstances proches de celles du requérant. Il estime que ces décisions de justice auraient pu lui permettre de prévoir que son comportement était répréhensible. Il cite également plusieurs articles publiés par la doctrine avant 1988 et qui tendaient à incriminer le comportement du requérant.

48.  Le Gouvernement précise que le rapport sur la déontologie boursière, sur lequel se fonde le requérant, nest en réalité quun « guide de comportement » rédigé dans une optique pédagogique de clarification et destiné aux investisseurs.

49.  Concernant lavis émis par la COB, le Gouvernement rappelle quil est de nature purement consultative et ne simpose pas aux juridictions internes. En lespèce, il visait à aider les magistrats à comprendre les faits dans leurs aspects techniques et leur intégration dans les mécanismes financiers. Il précise que lenquête menée par la COB à propos des faits litigieux était rapide et, par conséquent, incomplète, tandis que linformation judiciaire qui sen est suivie a, elle, été beaucoup plus approfondie. Il signale également que si la COB a décidé de transmettre le dossier du requérant à la justice, cest parce quelle considérait que les faits qui lui étaient reprochés pouvaient constituer une infraction pénale.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Principes généraux

50.  La Cour renvoie principalement aux affaires C.R. c. Royaume-Uni (22 novembre 1995, §§ 35 à 44, série A no 335C), S.W. c. Royaume-Uni, (22 novembre 1995, §§ 37 à 47, série A no 335B), Cantoni c. France (15 novembre 1996, §§ 29 à 32, Recueil des arrêts et décisions 1996V), Achour c. France ([GC], no 67335/01, § 42, CEDH 2006IV) et K.-H.W. c. Allemagne ([GC], no 37201/97, §§ 44 et 45, CEDH 2001II).

51.  Elle a déjà constaté quen raison même du principe de généralité des lois, le libellé de celles-ci ne peut présenter une précision absolue. Lune des techniques types de réglementation consiste à recourir à des catégories générales plutôt quà des listes exhaustives. Aussi de nombreuses lois se servent-elles par la force des choses de formules plus ou moins floues, afin déviter une rigidité excessive et de pouvoir sadapter aux changements de situation. Linterprétation et lapplication de pareils textes dépendent de la pratique (voir, parmi dautres, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 40, série A no 260A).

52.  Lutilisation de la technique législative des catégories laisse souvent des zones dombre aux frontières de la définition. A eux seuls, ces doutes à propos de cas limites ne suffisent pas à rendre une disposition incompatible avec larticle 7, pour autant que celle-ci se révèle suffisamment claire dans la grande majorité des cas. La fonction de décision confiée aux juridictions sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à linterprétation des normes, en tenant compte des évolutions de la pratique quotidienne (voir, mutatis mutandis, Cantoni, précité, § 32).

53.  La Cour rappelle enfin que la portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il sagit, du domaine quil couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (voir, mutatis mutandis, Groppera Radio AG et autres c. Suisse, 28 mars 1990, § 68, série A no 173). La prévisibilité́ de la loi ne soppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter dun acte déterminé (voir, parmi dautres, Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, § 37, série A no 316B). Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve dune grande prudence dans lexercice de leur métier. Aussi peut-on attendre deux quils mettent un soin particulier à évaluer les risques quil comporte.

b)  Application au cas despèce

54.   La Cour est appelée à rechercher si, en lespèce, le texte de la disposition légale litigieuse, lu à la lumière de la jurisprudence interprétative dont il saccompagne, pouvait, à lépoque des faits, passer pour prévisible. Elle observe que comme beaucoup de définitions légales, celle du terme « initié » contenue dans lordonnance du 28 septembre 1967 est assez générale et quen lespèce les parties sont en désaccord sur la portée de lexpression « à loccasion de lexercice de leur profession ou de leurs fonctions » contenue dans cette ordonnance.

55.  La Cour observe quen lespèce, le requérant a soulevé le grief tiré de linsuffisante prévisibilité de la loi réprimant le délit dinitié devant toutes les juridictions appelées à le juger. Or, chacune dentre elles a estimé que la loi applicable était suffisamment précise pour lui permettre de savoir quil ne devait pas investir dans des titres de la banque S. après avoir été contacté par P.

56.  La Cour prend acte des jurisprudences citées par le Gouvernement et antérieures à la commission des faits. Celles-ci concernent notamment un journaliste financier, professionnellement chargé de suivre la marche technique, commerciale et financière de plusieurs entreprises et den rencontrer les dirigeants qui fut condamné pour avoir utilisé plusieurs informations privilégiées acquises au cours dentretiens avec ces dirigeants (tribunal correctionnel de Paris, 12 mai 1976). Il sagit également dun attaché de direction, dun conseiller technique et du directeur dune société darchitecture qui, à loccasion de leurs fonctions, ont eu connaissance du rapprochement de deux sociétés et exploité cette information (tribunal correctionnel de Paris, 15 octobre 1976) ou dun administrateur de plusieurs sociétés qui avait appris, au cours dune séance du conseil dadministration de lune dentre elles, que le montant des bénéfices permettait denvisager une hausse du cours de laction et qui a fait fructifier cette information avant quelle ne soit rendue publique (tribunal correctionnel de Paris, 19 octobre 1976).

57.  Elle observe avec le requérant que ces affaires ne concernent pas des situations analogues à la sienne puisque les personnes auxquelles elles se rapportent avaient toutes un lien professionnel avec la société convoitée. Toutefois, de lavis de la Cour, ces jurisprudences, même si elles émanent de juridictions de première instance, ont trait à des situations suffisamment proches de celle du requérant pour lui permettre de savoir, ou à tout le moins de se douter, que son comportement était répréhensible. En effet, sil était interdit aux professionnels qui, de par lexercice de leurs fonctions, avaient connaissance dune information privilégiée, dintervenir sur le marché boursier, une interprétation raisonnable de cette jurisprudence permettait de penser que le requérant pouvait être concerné par cette interdiction, quil soit ou non lié contractuellement à la banque S.

58.  Au demeurant, sil est avéré que le requérant a été le premier justiciable à être poursuivi en France pour délit dinitié, sans être lié ni professionnellement ni contractuellement à la société dont il a acquis les titres, la Cour estime quon ne saurait pour autant reprocher en lespèce un manquement de lEtat pour ce qui est de la prévisibilité de la loi car faute de situation strictement identique soumise précédemment aux juges, les juridictions nationales navaient pas jusqualors été mises en mesure de préciser la jurisprudence sur ce point. En tout état de cause, même si aucune affaire navait été examinée en appel ou en cassation, des juridictions de première instance sétaient prononcées sur des situations connexes (voir paragraphe 56 ci-dessus). La Cour observe que depuis les faits de la présente espèce, cette jurisprudence sest progressivement développée en fonction des affaires soumises aux juridictions internes.

59.  Surtout, et quel que soit le niveau de développement de la jurisprudence interne à lépoque des faits, la Cour note que le requérant était un « investisseur institutionnel », familier du monde des affaires et habitué à être contacté pour participer à des projets financiers de grande envergure. Compte tenu de son statut et de son expérience, il ne pouvait ignorer que sa décision dinvestir dans les titres de la banque S. pouvait le faire tomber sous le coup du délit dinitié prévu par larticle 10-1 précité. Ainsi, sachant quil nexistait aucun précédent comparable, il aurait dû faire preuve dune prudence accrue lorsquil a décidé dinvestir sur les titres de la banque S.

60.  Enfin, la Cour nest pas convaincue par largument du requérant selon lequel son comportement serait à lorigine dune modification de la législation applicable. En effet, aucune pièce du dossier ne permet détablir avec certitude lexistence dun lien de causalité entre sa situation personnelle et lélaboration dun rapport sur la déontologie boursière à la demande du ministre des Finances de lépoque ainsi que les modifications de la loi qui sensuivirent.

61.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que la loi applicable à lépoque des faits était suffisamment prévisible pour permettre au requérant de se douter que sa responsabilité pénale était susceptible dêtre engagée du fait des opérations financières réalisées auprès de la banque S.

62.  Partant, il ny a pas eu violation de larticle 7 de la Convention.

B.  Sur le grief tiré de la non-application de textes communautaires

63.  Le requérant se plaint en outre de la non-application, au cours de la procédure, de textes communautaires qui lui étaient plus favorables car plus précis que le droit interne. Il invoque larticle 7 de la Convention.

1.  Thèses des parties

64.  Le requérant soutient que la directive de 1989 contenait des dispositions spécifiques permettant de définir avec plus de précision la notion dinformation privilégiée. Elle réduisait donc le champ dapplication de linfraction pour laquelle il a été condamné en clarifiant ses éléments constitutifs. En cela, le requérant considère que ce texte lui était plus favorable.

65.  Sagissant de la matière concernée par les directives communautaires, le requérant rappelle que si ces textes visent effectivement la matière administrative, ils ont toutefois des effets indéniables sur le droit pénal interne dans la mesure où les juridictions nationales sont fréquemment amenées à faire application ou référence au droit communautaire, comme ce fut notamment le cas dans larrêt dit de la « Ruche méridionale » du 26 juin 1995 (paragraphe 37 ci-dessus).

66.  Le Gouvernement souligne demblée que seule la directive de 1989 est invoquée par le requérant devant la Cour alors que celle de 2003 avait été citée devant la Cour de cassation.

67.  Il estime également que le contrôle de la conformité du droit national au droit communautaire ne relève pas de la compétence de la Cour et rappelle quaucun recours en manquement na été introduit contre lEtat français à la suite de ladoption de la directive de 1989.

68.  Sur le fond, il fait valoir que les textes communautaires invoqués ne visent que la matière administrative et non les infractions pénales. Sur ce point, il renvoie à larrêt Spector Photo Group NV rendu le 23 décembre 2009 par la Cour de justice de lUnion européenne (CJUE) (paragraphe 41 ci-dessus). Le Gouvernement soutient également que les directives litigieuses ne contiennent pas déléments plus favorables au requérant que le droit interne applicable au moment des faits. En particulier, sagissant de la directive de 1989, il précise que son article 6 dispose que chaque Etat membre peut prévoir des dispositions plus rigoureuses que celles de la présente directive. Il en conclut quil nexiste pas de divergence entre la définition nationale et la définition communautaire de la notion dinitié.

2.  Appréciation de la Cour

69.  La Cour rappelle quelle a précédemment conclu à la non-violation de larticle 7 de la Convention à propos du grief tiré de linsuffisante prévisibilité du droit national réprimant le délit dinitié à lépoque des faits. Elle a ainsi considéré que le droit applicable en 1988 était suffisamment prévisible pour permettre au requérant de se douter que son comportement pouvait être répréhensible.

70.  A supposer, comme le prétend le requérant, que la directive communautaire de 1989 lui soit plus favorable dans la mesure où elle apporterait de plus amples précisions sur la notion d« initié », la Cour estime quil ny a pas lieu dexaminer ce grief puisquen tout état de cause la législation interne était, en elle-même, suffisamment prévisible.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Dit, par quatre voix contre trois, quil ny a pas eu violation de larticle 7 de la Convention en raison de la prétendue insuffisante prévisibilité de la loi ;

 

2.  Dit, par quatre voix contre trois, quil nest pas nécessaire dexaminer séparément le grief tiré de larticle 7 de la Convention en raison de la non-application alléguée de textes communautaires.