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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 9, 24 novembre 2022, n° 22/02374

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Linagora (SAS), Linagora Grand Sud-Ouest (SA), Linagora Investissements (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mollat

Conseillers :

Mme Rohart, Mme Coricon

Avocats :

Me Willemant, Me Ingold, Me Baudras

T. com. Paris, du 23 nov. 2018

23 novembre 2018

MM. [L] [K] et [L] [H] ont créé en 1997 la société Aliascom, devenue Aliasource postérieurement, spécialisée dans l'édition et l'intégration de solutions open source, et détenaient respectivement 21,8'% et 10,9'% du capital social. Elle a notamment développé le logiciel 'open business management' (OBM), qui est une solution de messagerie et de travail collaboratif permettant de gérer et de partager les informations au sein d'une organisation.

Dans le même temps, M. [B] [F] a fondé en 2000 la société Linagora, dont il est le président, et ayant pour sigle 'Linux'. La société intervient sur le marché des prestations de services informatiques. M. [F] est également actionnaire de la société Linagora Investissements, elle-même actionnaire de la société Linagora.

Par protocole du 14 mai 2007, la société Linagora a acquis la totalité des actions de la société Aliasource. M. [F] est alors devenue président-directeur-général d'Aliasource et MM. [K] et [H] sont devenus actionnaires de la société Linagora, à hauteur respectivement de 3% et 1,5%. Aliasource a été alors renommée Linagora Grand Sud-Ouest (Linagora GSO).

Le 12 juin 2007, MM. [K] et [H] ont adhéré au pacte d'actionnaires de Linagora, comprenant une clause de non-concurrence. Le 13 juin 2007, MM. [K] et [H] ont conclu un contrat de travail avec la société Linagora GSO.

Par protocole transactionnel conclu en 2009, les compléments de prix prévus à l'acte de cession initial étaient déterminés et versés notamment à MM. [K] et [H].

Le 22 avril 2010, M. [H] a démissionné de ses fonctions salariées avec effet au 29 juillet 2010. Le 10 mai 2010, M. [K] a également démissionné de ses fonctions salariées avec effet au 10 août 2010.

Le 12 octobre 2010, M. [K] a créé la société Blue Mind à [Localité 14], dont l'objet social était le conseil en technologie, système d'information, organisation, stratégie et développement de société. M. [H] a rejoint cette société en octobre 2011, en tant que salarié, puis actionnaire.

Le 17 mai 2011, MM. [K] et [H] ont cédé leurs actions Linagora à la société Linagora.

Le 26 juillet 2012, les sociétés Linagora et Linagora GSO assignaient Blue Mind devant le tribunal de grande instance de Paris pour contrefaçon de logiciel et concurrence déloyale.

Considérant que MM. [K] et [H] n'avaient pas respecté leurs obligations légales et contractuelles, la société Linagora les a assignés devant le tribunal de commerce de Paris par acte du 24 décembre 2013. Les sociétés Linagora Grand Sud-Ouest et Linagora Investissements, ainsi que M. [F], sont intervenus volontairement.

Dans le même temps, la société Linagora GSO a assigné MM. [H] et [K] devant le conseil des Prud'hommes de Nanterre, leur reprochant la violation de leur obligation de loyauté et de non-concurrence, en tant qu'anciens salariés. L'affaire a été renvoyée au conseil des prud'hommes de Toulouse et est toujours pendante.

Par jugement du 23 novembre 2018, le tribunal de commerce de Paris a dit recevable l'intervention volontaire de la société Linagora Grand Sud-Ouest, débouté Linagora, Linagora Grand Sud-Ouest, Linagora Investissements et M. [F] de toutes leurs demandes et les a condamnés in solidum à payer respectivement à M. [H] et M. [K] la somme de 20 000 euros, ainsi qu'aux entiers dépens. MM. [K] et [H] ont été débouté de leur demande en dommages-intérêts.

Par déclaration du 27 décembre 2018, les sociétés Linagora, Linagora Grand Sud-Ouest, Linagora Investissements et M. [F] ont fait appel de ce jugement en intimant MM. [K] et [H].

Par décision du 1er décembre 2020, la cour d'appel de Paris a infirmé le jugement du 23 novembre 2018 et a considéré qu'il y avait éviction partielle relative au détournement d'une partie du savoir-faire (utilisation d'une partie du code source du module OBM), une captation de la clientèle cédée et un recrutement de l'équipe-clé. Elle a donc débouté les sociétés Linagora, Linagora Investissements et Linagora GSO, ainsi que M. [F] de leur demande de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait des manquements aux obligations contractuelles de non-concurrence et à leur devoir général de loyauté'; dit que MM. [K] et [H] avait manqué à leur obligation née de la garantie légale d'éviction'; a ordonné a réouverture des débats concernant l'évaluation due par MM. [K] et [H] au titre de l'éviction partielle, a interdit MM. [K] et [H] d'exercer tout acte de concurrence visant la clientèle cédée, a dit que MM. [K] et [H] ont engagé leur responsabilité à l'égard de Linagora GSO du fait de leur manquement à leur obligation née de la garantie légale d'éviction, a ordonné la réouverture des débats sur l'évaluation du préjudice subi par Linagora GSO, sur la perte de chance et sur l'estimation de son préjudice à hauteur de 405 740 euros, et a réservé les demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile et les dépens.

Le 11 février 2021, un pourvoi en procédure accélérée a été formé par MM. [K] et [H].

Le 10 novembre 2021, la Cour de cassation a partiellement cassé l'arrêt du 1er décembre 2020 de la cour d'appel de Paris, pour défaut de base légale, estimant que la cour aurait dû rechercher concrètement si, au regard de l'activité exercée et du marché concerné, l'interdiction de se rétablit se justifiait encore au moment des faits. L'affaire a été renvoyée sur ce point devant la Cour d'appel de Paris

Entre temps, la cour d'appel de Paris a condamné, le 1er juin 2021, MM. [K] et [H] à verser à la société Linagora 51 091,95 euros au titre de la garantie d'éviction, à la société Linagora GSO la somme de 405 740 euros en réparation du préjudice de perte de chance du gain manqué subi à raison de l'éviction pratiquée par l'intermédiaire de Blue Mind et condamné MM. [K] et [H] au versement de la somme de 30 000 euros aux sociétés Linagora, Linagora GSO, Linagora Investissements et M. [F] ensemble, au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Un pourvoi a été formé le 25 août 2021 à l'encontre de l'arrêt du 21 juin 2021. Le 6 juillet 2022, la Cour de cassation a annulé l'arrêt de la cour d'appel, disant n'y avoir lieu à statuer.

Des saisies conservatoires ayant été diligentées par la société Linagora GSO en exécution de l'arrêt du 1er juin 2021 de la cour de céans, une sommation de faire lui a été délivrée le 26 novembre 2021 afin qu'elle procède à la mainlevée de l'ensemble des mesures diligentées sur le fondement de l'arrêt du 1er juin 2021.

Le 27 juillet 2022, le juge de l'exécution a fait droit aux demandes de MM. [K] et [H] de mainlevée et leur a reconnu des préjudices moraux. Linagora GSO a été condamnée à payer respectivement à MM. [K] et [H] la somme de 4.000 euros de dommages-intérêts et condamnée à l'article 700 du code de procédure civile à hauteur de 1.800 euros.

A l'exception de la partie relative à la garantie d'éviction, l'arrêt du 1er décembre 2020 de la cour d'appel de Paris est devenu définitif. L'affaire se présente en l'état devant la cour.

Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 28 juin 2022, les sociétés Linagora, Linagora GSO, Linagora Investissements et M. [F] demandent à la Cour de :

INFIRMER le jugement du tribunal de Commerce de Paris du 23 novembre 2018 (R.G. n°2014000609) en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a, d'une part, déclaré recevable l'intervention volontaire de la société Linagora GSO. et, d'autre part, débouté M. [L] [K] et M. [L] [H] de leurs demandes de dommages et intérêts, et sauf enfin pour les chefs du jugement qui ont été définitivement confirmés par les chefs non cassés et annulés de l'arrêt de la Cour d'appel du 1er décembre 2020;

Et statuant à nouveau de’ :

DECLARER les appelants recevables et bien fondés en leur appel et leurs demandes ;

DIRE ET JUGER que MM. [L] [K] et [L] [H] ont manqué à leur obligation née de la garantie légale d'éviction ;

DIRE ET JUGER que MM. [L] [K] et [L] [H] ont en conséquence engagé leur responsabilité à l'égard de la société LINAGORA GRAND SUD OUEST S.A. ;

DIRE ET JUGER qu'ils sont bien fondés en leurs demandes de réparation des préjudices subis du fait des agissements de MM. [K] et [H] ;

En conséquence,

INTERDIRE à MM. [L] [K] et [L] [H] d'exercer tout acte de concurrence visant la clientèle cédée à travers la cession des actions de la société ALIASOURCE devenue LINAGORA GRAND SUD OUEST S.A. au profit de la société LINAGORA S.A.S., cette clientèle étant celle existant au jour de la cession des titres ;

CONDAMNER M. [L] [K] à verser à la société LINAGORA S.A.S. la somme de 494 000 euros, sauf à parfaire, au titre de la réparation du préjudice subi du fait du manquement à l'obligation née de la garantie légale d'éviction ;

CONDAMNER M. [L] [H] à verser à la société LINAGORA S.A.S. la somme de 246 500 euros, sauf à parfaire, au titre de la réparation du préjudice subi du fait du manquement à l'obligation née de la garantie légale d'éviction ;

CONDAMNER in solidum MM. [L] [K] et [L] [H], au titre de leur responsabilité extracontractuelle (délictuelle) à verser à la société LINAGORA GRAND SUD OUEST S.A. la somme de 2 607 000 euros, sauf à parfaire, à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi résultant du gain manqué et la perte de chance du fait du détournement de la clientèle de cette société ;

A TITRE SUBSIDIAIRE SUR L'EVALUATION DU PRÉJUDICE

DESIGNER tel expert judiciaire en matière d'évaluation de préjudice qu'il plaira à la Cour avec pour mission de’ :

Se faire remettre par les parties ou leurs conseils tous éléments utiles, et notamment leurs écritures et les pièces versées aux débats incluant tous les éléments relatifs au marché public en cause’ ;

Entendre les parties, leurs conseils et tout sachant, y compris les experts judiciaires qui ont été sollicités par les parties’ ;

Procéder à une évaluation du préjudice financier subi par eux, en précisant ses références, bases et méthodes de calculs, en procédant à un chiffrage distinct pour chacun des postes de préjudice ;

Déposer son rapport dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle il aura été avisé de la consignation de la provision à valoir sur sa rémunération ;

AUTORISER l'expert judiciaire à se faire assister par tout sapiteur de son choix, indépendant des parties ;

FIXER le montant total de la consignation à valoir sur la rémunération de l'expert judiciaire qui devra être versé au préalable par chacune des parties pour moitié ;

RESERVER le sort des dépens et des frais irrépétibles afférents à l'expertise judiciaire ;

En tout état de cause’ :

DEBOUTER MM. [L] [K] et [L] [H] de l'ensemble de leurs demandes ;

CONDAMNER M. [L] [K] à leur verser la somme de 125 000 euros, sauf à parfaire, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNER M. [L] [H] à leur verser la somme de 125 000 euros, sauf à parfaire, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNER in solidum MM. [L] [K] et [L] [H] aux entiers dépens.

Dans leurs dernières conclusions notifiées par voie électronique le 28 juin 2022, MM. [L] [K] et [L] [H] demandent à la Cour de :

Rejetant toutes conclusions contraires comme irrecevables et mal fondées,

CONFIRMER le jugement sur les chefs de jugement entrepris dans le cadre de la présente procédure d'appel sur renvoi après cassation ;

En tout état de cause, A titre principal :

DECLARER IRRECEVABLE la demande d'expertise aux fins d'évaluation du préjudice Linagora SAS, Linagora GSO SA, Linagora Investissements et M. [F] formulée pour la première fois en cause d'appel par voie de conclusions en date du 4 février 2020 puis réitéré par voie de conclusions du 8 juillet 2022

En tout état de cause DEBOUTER la société Linagora, la société Linagora GSO, la société Linagora Investissements et M. [B] [F] de l'ensemble de leurs fins, demandes et prétentions à leur encontre ;

A titre subsidiaire :

DÉBOUTER la société Linagora de ses demandes indemnitaires en l'absence de perte de valeur des parts sociales de Linagora GSO imputable à MM [K] et [H]

DÉBOUTER la société Linagora GSO de ses demandes indemnitaires en l'absence de préjudice de perte de chiffre d'affaires de Linagora GSO imputable à MM [K] et [H]

A titre très subsidiaire :

CONDAMNER M. [L] [K] à verser à la société Linagora SAS une somme de

3 840 euros en réparation la perte de valeur des parts sociales de Linagora GSO ;

CONDAMNER M. [L] [H] à verser à la société Linagora SAS une somme de 1 920 euros en réparation la perte de valeur des parts sociales de Linagora GSO ;

CONDAMNER IN SOLIDUM M. [K] et M. [H] à verser à la société Linagora GSO au titre de son préjudice de perte de son chiffre d'affaires une somme de :

Soit 2 452 euros dans l'hypothèse du taux de marge réel appliqué à Aliasource de 9,02 % ;

Soit 4 080 euros dans l'hypothèse du taux moyen du secteur d'activité de 15 %.

A titre très subsidiaire :

CONDAMNER M. [K] à verser à la société Linagora SAS une somme de 3 840 euros en réparation la perte de valeur des parts sociales de Linagora GSO ;

CONDAMNER M. [L] [H] à verser à la société Linagora SAS une somme de 1 920 euros en réparation la perte de valeur des parts sociales de Linagora GSO ;

CONDAMNER IN SOLIDUM M. [L] [K] et M. [L] [H] à verser à la société Linagora GSO au titre de son préjudice de perte de son chiffre d'affaires une somme de :

Soit 3 644 euros dans l'hypothèse du taux de marge réel appliqué à Aliasource de 9,02 % ;

Soit 6 060 euros dans l'hypothèse du taux moyen du secteur d'activité de 15 %.

A titre infiniment subsidiaire :

CONDAMNER M. [L] [K] à verser à la société Linagora SAS une somme de 10 560 euros en réparation la perte de valeur des parts sociales de Linagora GSO ;

CONDAMNER M. [L] [H] à verser à la société Linagora SAS une somme de 5 280 euros en réparation la perte de valeur des parts sociales de Linagora GSO ;

CONDAMNER IN SOLIDUM M. [L] [K] et M. [L] [H] à verser à la société Linagora GSO au titre de son préjudice de perte de son chiffre d'affaires une somme de :

Soit 9 782 euros dans l'hypothèse du taux de marge réel appliqué à Aliasource de 9,02 % ;

Soit 16 267 euros dans l'hypothèse du taux moyen du secteur d'activité de 15 %.

A titre très infiniment subsidiaire :

CONDAMNER M. [K] à verser à la société Linagora SAS une somme de 37 440 euros en réparation la perte de valeur des parts sociales de Linagora GSO ;

CONDAMNER M. [L] [H] à verser à la société Linagora SAS une somme de 18 720 euros en réparation la perte de valeur des parts sociales de Linagora GSO ;

CONDAMNER IN SOLIDUM M. [L] [K] et M. [L] [H] à verser à la société Linagora GSO au titre de son préjudice de perte de son chiffre d'affaires une somme de :

Soit 25 796 euros dans l'hypothèse du taux de marge réel appliqué à Aliasource de 9,02% ;

Soit 42 898 euros dans l'hypothèse du taux moyen du secteur d'activité de 15 %.

En toute hypothèse,

DEBOUTER Linagora et Linagora GSO de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile et des dépens ;

CONDAMNER la société Linagora, la société Linagora GSO, la société Linagora Investissements et M. [B] [F] à leur payer la somme de 70 000 euros chacun sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile pour la procédure d'appel, ainsi qu'aux entiers dépens.

Sur l'éviction partielle

- Sur le rétablissement des intimés

Les appelants font valoir que MM. [K] et [H] ont violé la garantie légale d'éviction, en se rétablissant par la constitution d'une société concurrente, ayant une activité identique, offrant un produit logiciel concurrent, sur le même marché, auprès de la même clientèle, tout en détournant et en captant une partie des actifs-clés de la société cédée : savoir-faire, clientèle et ressources humaines ; que si l'atteinte aux droits de propriété intellectuelle afférents au logiciel OBM est en litige devant la cour d'appel de Bordeaux, sont ici en litige les troubles de fait liés à cette éviction par la création de la société Blue Mind exerçant une activité similaire auprès de la même clientèle, sur le même marché, en proposant un produit logiciel concurrent et des services informatiques identiques :

- le détournement d'une partie du savoir-faire cédé, notamment par des actes de reprise illicite du code source du logiciel OBM, par l'appropriation de modules de celui-ci et par l'utilisation des documents commerciaux d'Aliasource (Linagora GSO).

Les intimés répliquent que l'allégation de détournement ne concerne en fait que 2 modules facultatifs du logiciel OBM (OBM-SYNC et O-PUSH, créé après la cession), qu'une procédure est pendant devant la cour d'appel de Bordeaux à ce sujet, qu'ils n'ont pas repris plus de 30% du code source d'OBM-SYNCH contrairement à ce qu'affirment les appelants et qu'en tout état de cause, la reproduction du code source d'un logiciel libre est autorisée. Ils ajoutent qu'en outre, cette utilisation de quelques lignes du code source d'OBM n'a pas eu de conséquence sur l'activité de la société Linagora GSO qui a pu continuer d'exploiter OBM.

- la captation d'une partie de la clientèle cédée qui a disparu du fonds d'Aliasource (Linagora GSO), pour apparaître dans le fonds de Blue Mind jusqu'à représenter plus de la moitié du chiffre d'affaires de celle-ci ; les appelants ajoutent à ce sujet que le critèree du caractère déterminé des contrats cédés, relevé par la Cour de cassation, n'est pas pertinent eu égard à l'activité de la société cédée, et au nombre important de clients publics, qui sont par définition tenus de souscrire des engagements limités dans le temps.

Les intimés répliquent que l'ensemble des contrats cédés était arrivé à leur terme, sans aucun engagement de reconduite, que dès lors il ne peut y avoir éviction par captation de clientèle. Ils rappellent que la clientèle est libre de choisir son prestataire et qu'il appartient aux demandeurs d'établir les manoeuvres visant à détourner la clientèle. Ils estiment que c'est la société Linagora qui a pris la clientèle de la société Linagora GSO, comme le montrent les grands livres clients produits dans le cadre de l'arrêt sur le préjudice, où on constate que c'est ensuite la société Linagora qui a conclu de nouveaux contrats, et non Linagora GSO. Ils soulignent que la liste des clients détournés n'a cessé de varier au cours de la procédure, passant de 12 à 17 en appel (AG2R Diode, HLM Des Chalets, EDF, INSA [Localité 14], CNRS, INSERM, Conseil départemental du Tarn-et-Garonne, Ministère de l'intérieur, Weishard, Stif, Centre hospitalier du Gers, Ratier Figeac, Assemblée nationale, Direction générale de l'armement du ministère de la défense, Ministère de la culture, AGI UDAF, ACMS) ; que seuls 12 étaient des clients au moment de la cession en mai 2007 ; que 96% des clients de la société Linagora GSO présents en 2007 ne sont plus clients de la société en 2015, démontrant la forte volatilité du marché de la prestation informatique.

- la débauche massive de tous les membres de l'équipe-clé de la société cédée, en provoquant une désorganisation grave de celle-ci.

Les intimés répliquent que 53 salariés ont démissionné de la société Linagora GSO entre 2009 et 2013, que seuls 7 ont rejoint la société Blue Mind, et ce plus de 14 mois après avoir quitté Linagora GSO et 5 ans après la cession.

- Sur le critère temporel

Les appelants demandent à la cour de rechercher, comme le demande la Cour de cassation, si la mise en oeuvre de la garantie légale d'éviction quelques années après la survenance de la cession était proportionnée à la protection des autres intérêts légitimes en cause (liberté du commerce et de l'industrie et liberté d'entreprendre).

Ils font valoir que le délai de 3 ans écoulé entre la cession et les faits en cause n'est pas de nature à remettre en cause les troubles constatés, que MM. [K] et [H] sont devenus salariés de la société Linagora GSO après la cession et y ont travaillé pendant plus de 3 ans (juin 2007 a été 2010), période au cours de laquelle ils ont perçu un 'earn out' de 938 067 euros ; qu'aucune garantie d'éviction ne pouvait se mettre en place pendant cette période au cours de laquelle les intimés avaient des intérêts directs dans la société Linagora GSO, et que c'est la raison pour laquelle elle a été, en l'espèce, décalée 3 ans plus tard.

Les intimés répliquent que le temps écoulé doit être pris en compte et que l'appréciation doit se faire in concreto.

- Sur les autres critères à prendre en compte

* sur le marché concerné, celui des serveurs de messagerie, les appelants font valoir que la société Linagora GSO était la seule à fournir un logiciel 100% français et 100% open source, jusqu'à la création de la société Blue Mind en 2010 ;

* l'activité concernée, à savoir le développement, la mise à disposition et la maintenance de logiciel en open source, était encore jeune et en plein développement, et nécessitait du temps et des investissements, selon les appelants ; qu'en l'espèce les intimés se sont rétablis très rapidement et en échappant aux contraintes nécessaires au développement de ce type de produit; les intimés répliquent que le temps doit se décompter en mois plutôt qu'en année concernant les activités informatiques ;

* sur le périmètre de l'interdiction de rétablissement, les appelants reprochent aux intimés la manière et les modalités de la reprise d'une activité similaire, qui visait à neutraliser la société Linagora GSO dans ses activités et à priver le cessionnaire de la jouissance paisible de la chose transmise.

SUR CE,

Aux termes de l'article 1626 du code civil, le vendeur doit garantie à son acheteur contre toute éviction du fait des tiers mais également de son fait personnel. En cas de cession de parts sociales, le cédant est tenu, comme dans toute vente, à garantie contre l'éviction dans les conditions prévues par les articles 1626 à 1640 du code civil et doit s'abstenir de tout acte de nature à constituer des reprises ou des tentatives de reprise du bien vendu ou d'atteinte aux activités telles qu’elles empêchent l'acquéreur de poursuivre l'activité économique de la société ainsi que de réaliser l'objet social.

Cependant, cette exigence légale de non-concurrence née de la garantie d'éviction doit être proportionnée à la protection des intérêts légitimes de l'acquéreur à raison de l'acquisition à laquelle il a procédé et ne doit pas porter une atteinte disproportionnée à la liberté du commerce et de l'industrie, et par conséquent, à la liberté d'entreprendre, qui a valeur constitutionnelle.

Le respect du principe de la liberté du commerce et de l'industrie exige ainsi que l'interdiction de concurrence soit délimitée quant à l'activité interdite d'une part et quant au cadre spatio-temporel dans lequel cette activité est interdite d'autre part. Cette délimitation doit s'apprécier in concreto, au regard de l'activité et du marché concernés.

En l'espèce, la garantie d'éviction en litige s'inscrit dans le cadre de la cession des titres de la société Aliasource, devenue Linagora GSO, qui exerce une activité d'édition de logiciels et de fourniture de prestations informatiques. Cette société a notamment édité un logiciel de messagerie collaborative en 'open source', qu'elle met à la disposition de ses clients et dont elle assure le support. Elle intervient ainsi sur le marché du développement des produits informatiques et des prestations de service y afférentes, où l'innovation technologique est rapide faisant ainsi évoluer les services et prestations offertes d'une année sur l'autre.

La cession des titres de la société Aliasource, à l'origine du litige, a eu lieu le 14 mai 2007. Il en résulte que :

- la création de la société Blue Mind, ayant pour activité le conseil en technologie, système d'information, organisation, stratégie et développement, par M. [K] en octobre 2010 a eu lieu 3 ans et 5 mois plus tard ;

- M. [H] a rejoint cette société, en tant que salarié, en octobre 2011, soit 4 ans et 5 mois après la cession ; il en est également devenu actionnaire le 22 mai 2012, soit 5 ans après la cession ;

- la mise en ligne par la société Blue Mind de la première version d'un logiciel de messagerie collaborative a eu lieu le 31 mars 2012, soit près de 5 ans après la cession ; la version définitive de ce logiciel a été mise en ligne le 29 octobre 2012 ;

- l'embauche d'anciens salariés de la société Linagora, qualifiés de membres de l'équipe-clé de la société, a eu lieu courant 2012, soit environ 5 ans après la cession ;

- le premier client de la société Linagora à avoir rejoint, après l'expiration de son contrat avec la société Linagora, la société Blue Mind est la société EDF, courant 2010, soit 3 ans après la cession.

Ces durées, qui se comptent toutes en pluralité d'années, apparaissent trop longues, au regard du marché et de l'activité concernés, pour considérer que la garantie légale d'éviction pouvait encore s'appliquer et entraver la liberté d'entreprendre de MM. [K] et [H], cessionnaires. En effet, interdire pendant plusieurs années à des cédants d'une société intervenant sur un marché aussi innovant et évolutif que celui des prestations informatiques de se rétablir apparaît disproportionné par rapport à la protection des intérêts du cessionnaire qui doit se conjuguer avec la protection de la liberté d'entreprendre.

Les sociétés Linagora, Linagora GSO, Linagora Investissements et M. [F] font valoir, pour retarder le point de départ à prendre en considération pour appliquer la garantie légale d'éviction, que MM. [K] et [H] ont été salariés de la société Linagora GSO jusqu'à juillet 2010 pour M. [H] et août 2010 pour M. [K] ; qu'ils ont également été bénéficiaires d'un mécanisme 'd'earn-out' ayant abouti à plusieurs versements postérieurs à la cession des titres, jusqu'en 2009, et notamment :

- le 4 mars 2008, versement de 85 000 euros à M. [K] et 42 500 euros à M. [H] (complément de prix initial),

- courant 2009, en application d'un protocole transactionnel, versement de 188 809 euros pour M. [K] et 94 405 euros pour M. [H] au titre du 'complément de prix 1", et versement de 97 143 euros pour M. [K] et 48 571 euros pour M. [H] au titre du 'complément de prix 2".

Ils estiment que ces circonstances ont maintenu une convergence d'intérêts postérieurement à la cession qui a donc retardé le point de départ de la garantie légale d'éviction à la date de fin des contrats de travail de MM. [K] et [H], soit le 29 juillet 2010 pour M. [H] et le 10 août 2010 pour M. [K].

Cependant, la garantie légale d'éviction s'applique au cédant à compter de la date de cession. Il ne saurait y avoir de décalage dans le temps du fait de l'acquisition de la qualité de salarié ou d'associé de la société mère, chacune de ces qualités engendrant des obligations légales et/ou contractuelles distinctes :

- la qualité d'associé de la société mère Linagora engendrait une obligation légale de loyauté pendant la durée de l'actionnariat, à laquelle s'ajoutait une obligation contractuelle de non-concurrence prévue par l'article 13 du pacte d'actionnaires pendant la période d'actionnariat et pendant une période de 2 ans à compter de la perte de la qualité d'actionnaire ; cette obligation contractuelle a été jugée illicite par la cour d'appel de céans (partie de l'arrêt devenue définitive, la cassation ne portant pas sur ce point) ;

- la qualité de salarié de la société Linagora GSO engendrait une obligation de loyauté pendant l'exécution du contrat de travail, obligation qui a pris fin en même temps que le contrat de travail ; une clause de non-concurrence s'ajoutait à cette obligation légale et venait limiter les actes de MM. [K] et [H] à l'issue de leur contrat de travail pendant une durée d'un an, soit jusqu'à l'été 2011 ; le litige relatif au respect de cette clause est actuellement pendant devant le conseil des prud'hommes de Toulouse.

Ainsi, la circonstance que la qualité de salarié de la société Linagora GSO jusqu'à l'été 2010 et l'existence d'un mécanisme 'd'earn-out' qui a pris fin en 2009 aient fait perdurer l'existence d'intérêts convergents entre MM. [K] et [H] et la société Linagora GSO au-delà de la date de cession des titres ne permet pas de faire obstacle à l'application, dès la cession des titres, de la garantie légale d'éviction, qui est attachée à la qualité de cédant et ne peut être étendue à d'autres qualités ou décalée dans le temps en fonction de circonstances extérieures à la cession.

Il en résulte que les faits reprochés à MM. [K] et [H] tendant à la violation de la garantie légale d'éviction à laquelle ils étaient tenus du fait de leur qualité de cédants des titres de la société Aliasource, faits qui ont tous eu lieu plusieurs années après la cession, ne peuvent entrer dans le champ protecteur des droits du cessionnaire de la garantie légale d'éviction, qui doit nécessairement être limitée dans le temps pour ne pas contrevenir au principe à valeur constitutionnel de la liberté d'entreprendre.

Par suite et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres demandes des parties, il y a lieu de confirmer le jugement du tribunal de commerce rendu le 23 novembre 2018 en ce qu'il a débouté la société Linagora, la société Linagora GSO, la société Linagora Investissements et M. [F] de leurs demandes relatives à la garantie d'éviction, seule encore en litige, par ces motifs substitués à ceux retenus par les premiers juges.

Sur les frais irrépétibles et dépens

Les sociétés Linagora, Linagora GSO, Linagora Investissements et M. [F] demandent la condamnation de M. [K] à leur payer la somme de 125 000 euros, et la condamnation de M. [H] à leur verser la somme de 125 000 euros, sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

MM. [K] et [H] demandent la condamnation des appelants à leur payer la somme de 70 000 euros chacun.

Il y a lieu de condamner les sociétés Linagora, Linagora GSO, Linagora Investissements et M. [F], qui succombent en leurs demandes, à payer à M. [K] la somme de 20 000 euros, et à M. [H] la somme de 20 000 euros.

PAR CES MOTIFS

Confirme le jugement attaqué par substitution de motifs,

Y ajoutant,

Condamne les sociétés Linagora, Linagora GSO, Linagora Investissements et M. [B] [F] à payer à M. [L] [K] la somme de 20 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne les sociétés Linagora, Linagora GSO, Linagora Investissements et M. [B] [F] à payer à M. [L] [H] la somme de 20 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

Dit que la charge des dépens de l'instance sera supportée par les sociétés Linagora, Linagora GSO, Linagora Investissements et M. [B] [F].