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Décisions

Cass. com., 7 décembre 2022, n° 20-21.436

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

C8, Cstar, Groupe Canal+

Défendeur :

France télévisions, Métropole télévision, Télévision Française, Autorité de la concurrence, Ministre chargé de I'économie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Vigneau

Rapporteur :

Mme Champalaune

Avocats :

SARL Cabinet Briard, SCP Duhamel-Rameix-Gury-Maitre, SCP Piwnica et Molinie, SCP Spinosi, Me Soltner

Cass. com. n° 20-21.436

6 décembre 2022

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 8 octobre 2020), le 6 décembre 2013, les sociétés Groupe Canal+, D8, devenue la société C8, et D17, devenue la société CStar, soutenant que des clauses contractuelles conclues entre les groupes TF1, France télévisions et Métropole télévision et les producteurs de films d'expression originale française (les films EOF), dits de « catalogue », étaient constitutives d'ententes anticoncurrentielles entre les chaînes historiques en clair et les producteurs de films EOF, ayant pour objet et pour effet cumulatif de verrouiller l'accès des chaînes de la télévision numérique terrestre (TNT), non adossées à une chaîne historique en clair, aux droits des films EOF de catalogue, en général, et aux droits des films les plus attractifs, en particulier, en ont saisi l'Autorité de la concurrence (l'Autorité).

2. Par décision n° 19-D-10 du 27 mai 2019, l'Autorité a estimé que le marché concerné par ces pratiques était celui des achats de droits de diffusion en clair des films EOF de catalogue et décidé que les accords en cause n'étaient pas susceptibles d'avoir pour effet cumulatif d'entraver la concurrence sur ce marché. Elle en a déduit qu'il n'y avait pas lieu à poursuivre la procédure.

3. Les sociétés Groupe Canal+, C8 et CStar ont formé un recours contre cette décision.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en ses troisième, quatrième et cinquième branches, ci-après annexé

4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le moyen, pris en ses première, deuxième, sixième à huitième branches

Enoncé du moyen

5. Les sociétés Groupe Canal+, C8 et CStar font grief à l'arrêt de rejeter leur recours contre la décision n° 19-D-10 du 27 mai 2019 de l'Autorité, laquelle a dit n'y avoir lieu à poursuivre la procédure initiée à la suite de la saisine enregistrée sous le n° 13/0092 F par laquelle les sociétés Groupe Canal+, C8 et CStar ont saisi l'Autorité de certaines pratiques mises en oeuvre dans le secteur de l'acquisition de droits relatifs aux oeuvres cinématographiques d'expression originale française dites « de catalogue », alors :

« 1°/ qu'un "marché pertinent" comprend tous les produits ou les services que le consommateur considère comme interchangeables ou substituables en raison de leurs caractéristiques, de leurs prix et de l'usage auquel ils sont destinés ; que l'article L. 420-1 du code de commerce faisant obligation au juge de sanctionner les comportements anti-concurrentiels dont il est saisi ayant pour objet ou pour effet de fausser le jeu de la concurrence "sur un marché", il lui appartient, dans chaque cas, de rechercher quel est ce marché et d'en fixer le périmètre avec précision ; que la cour d'appel, pour exclure l'existence d'un marché portant sur les films EOF préfinancés, distinct de celui portant sur les films EOF non préfinancés, énonce, par motifs propres et adoptés, que la segmentation actuelle est "conforme à la pratique décisionnelle de l'Autorité de la concurrence, qu'elle est approuvée par le CSA", et qu'une nouvelle segmentation n'a "jamais été retenue ni invoquée jusqu'alors" ; qu'en se déterminant par des tels motifs, quand la société Canal+ soutenait que les films EOF de catalogue préfinancés restaient majoritairement ceux qui génèrent les plus fortes audiences et bénéficient donc du plus fort potentiel d'attractivité auprès des annonceurs, de sorte que ni ces derniers, ni les chaînes de télévision en clair, qui en acquièrent les droits, ne tiennent les autres films EOF de catalogue comme leur étant substituables, ce qui suffisait à caractériser l'existence d'un marché qui leur était propre sur la réalité duquel il entrait dans l'office du juge de se prononcer, peu important qu'il en résulte une nouvelle segmentation distincte de celle identifiée par les autorités de régulation, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 420-1 du code de commerce, 1382, devenu l'article 1240, du code civil, ensemble, l'article 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) ;

2°/ que le périmètre d'un marché pertinent dépend de la sensibilité d'une majorité d'opérateurs actifs sur ce marché aux caractéristiques d'un produit ou d'un service, dont la substituabilité à un autre produit ou à un autre service s'apprécie au regard de leurs qualités habituelles et attendues ; qu'en l'espèce, pour exclure l'existence d'un marché propre aux films EOF préfinancés, la cour d'appel retient que les rapports ou avis produits aux débats, comme l'analyse comparative des audiences réalisées par un certain nombre de films, démontrent "l'absence d'automaticité entre le préfinancement des films par des chaînes en clair, leur prix et leur forte audience" ; qu'elle relève encore que "le potentiel d'audience d'un film lors d'une diffusion télévisée dépend de plusieurs facteurs exogènes propres aux circonstances de sa diffusion, tels que les programmes diffusés par les chaînes concurrentes dans la même fenêtre de diffusion", et que si la définition du marché "en valeur économique" revendiquée par le Groupe Canal+ peut être pertinente pour distinguer les films "inédits" de ceux diffusés en première ou deuxième fenêtres, "nul ne conteste que la multiplication des fenêtres de diffusion lors du premier cycle d'exploitation du film conduit à une plus grande "usure" lorsqu'il devient un film de catalogue, de sorte que le film est alors moins générateur d'audience" ; que la cour observe également que la chaîne C8 elle-même a parfois réalisé les meilleurs parts d'audience en première partie de soirée avec un film non préfinancé ; qu'en s'en tenant à ce seul constat, dont nul ne contestait l'exactitude, quand il lui appartenait seulement de rechercher, si, comme les études chiffrées produites par les sociétés du Groupe Canal+ le démontraient, les films EOF de catalogue préfinancés ne demeuraient pas, dans leur grande majorité et d'une manière habituelle, ceux qui, en raison des moyens de production et de réalisation qui y sont consacrés, généraient les plus fortes audiences même en rediffusion, et bénéficiaient donc du plus fort potentiel attractif auprès des annonceurs, ce qui suffisait à les différencier, en raison de cette valeur économique, des films EOF non préfinancés, et à caractériser ainsi l'existence d'un marché qui leur était propre, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 420-1 du code de commerce, 1382, devenu 1240, du code civil, ensemble l'article 101 du TFUE ; qu'il en est d'autant plus ainsi que le CSA lui-même observait dans l'Avis qu'il a émis dans la présente procédure : "La différence de prix pour l'achat de droits de diffusion d'oeuvres cinématographiques françaises entre chaînes "historiques" et chaînes de la TNT peut se situer dans un rapport de 1 à 10" et que "Les prix élevés consentis par les chaînes "historiques" leur assurent la diffusion des films qui présentent les meilleures capacités d'audience", ce qui, comme l'Autorité l'avait elle aussi admis dans la notification des griefs, justifiait "de restreindre le marché aval aux achats de droits de films EOF préfinancés par les chaînes en clair", dès lors que "la demande des chaînes en clair se concentre en priorité sur les films à fort potentiel, à savoir les films EOF préfinancés par les chaînes en clair" ;

6°/ que le marché pertinent doit être délimité dans sa situation contemporaine aux pratiques reprochées ; qu'en l'espèce, les sociétés du Groupe Canal+ dénonçaient des pratiques concertées consistant en un recours abusif aux droits de priorité et de préemption sur les droits de diffusion dans les contrats de préachat, pratiques dont la notification des griefs a retenu qu'elles avaient commencé en 2004 et s'étaient poursuivies sans discontinuer ; que la cour d'appel, pour refuser de restreindre le marché pertinent aux films EOF de catalogue préfinancés, énonce que le Groupe Canal+ dans le cadre des engagements qu'il a souscrit en 2014, « a été autorisé à bénéficier de droits de priorité et de préemption, comme les autres investisseurs » et qu' « il n'est donc pas fondé de prétendre que les chaînes de la TNT appartenant au Groupe Canal+ ne seraient pas en mesure d'accéder aux films attractifs préfinancés par Canal+ » ; que la cour relève encore qu' « il n'est pas établi que d'autres films de catalogues (dont ceux) préfinancés par des chaînes payantes ou gratuites non historiques ne seraient pas à même de satisfaire les besoins spécifiques des chaînes de la TNT non adossées à une chaîne historique » ; que l'Autorité de la relève de la même manière, pour dire n'y avoir lieu à remise en cause de la segmentation actuelle du marché, « que la quasi-totalité des films préfinancés par les nouvelles chaînes de la TNT sont également préfinancés par des chaînes payantes et, pour la majorité des films concernés en 2017, étaient également préfinancés par des chaînes historiques gratuites » ; qu'en faisant ainsi état de ce que leur qualité de filiale de la société Canal+ avait permis aux chaînes C8 et CStar, dès 2014, et de façon plus large encore à compter de 2017, de bénéficier des droits de diffusion sur les films EOF préfinancés par le Groupe Canal+, ou en se fondant encore sur des considérations ayant trait aux pratiques des opérateurs du marché en matière de préfinancement observées en 2017, au lieu d'apprécier le marché pertinent dans sa situation contemporaine aux pratiques reprochées, lesquelles sont survenues à une époque où les sociétés Direct 8 et Direct Star n'étaient adossées à aucune chaîne historique ou payante et ne pouvaient avoir accès aux films préfinancés par celles-ci, la cour d'appel a violé de ce chef encore les articles L. 420-1 du code de commerce, 1382, devenu 1240, du code civil, ensemble l'article 101 du TFUE,

7°) qu'une entreprise qui s'auto-approvisionne ou qui approvisionne ses filiales dans un produit nécessaire à l'activité de celles-ci ne peut être considérée, pour la délimitation du marché pertinent, comme étant en mesure de substituer ses propres produits à ceux du marché dont elle demeure un opérateur ordinaire ; que l'appréciation de la substituabilité des produits à d'autres produits pouvant présenter des caractéristiques similaires doit par conséquent être menée en prenant en considération le comportement de l'ensemble des opérateurs intervenant sur le marché considéré, abstraction faite des sources d'approvisionnement propres pouvant bénéficier à certains ; qu'en l'espèce, pour estimer que le marché pertinent devait comprendre l'ensemble des oeuvres de catalogue EOF, sans distinction entre celles ayant été préfinancées et les autres, la cour d'appel, de même que l'Autorité, retient que l'accès aux films préfinancés par Canal+ était "à même de satisfaire les besoins de ses filiales exploitant des chaînes en clair" ; qu'en statuant ainsi, alors que pour vérifier si au sein du catalogue EOF il existait une substituabilité entre les oeuvres préfinancées et les autres, il était indifférent de relever que des oeuvres préfinancées par Canal+ pouvaient satisfaire les besoins de ses filiales, question sans lien avec la délimitation d'un éventuel marché pertinent propre aux oeuvres EOF de catalogue préfinancées, la cour d'appel a commis une erreur de droit et a violé les articles L. 420-1 du code de commerce, 1382, devenu 1240, du code civil, ensemble l'article 101 du TFUE ;

8°) qu'au surplus, et en tout état de cause, en se déterminant par des motifs tirés de la prétendue capacité d'accès propre des sociétés du Groupe Canal+ à des oeuvres préfinancées, la cour d'appel a méconnu le principe selon lequel il est interdit au juge, lorsqu'il doit définir le périmètre du marché pertinent sur lequel des agissements anticoncurrentiels sont invoqués, de se fonder sur des éléments qui relèvent exclusivement de l'appréciation de ces pratiques ou de leurs effets sur le marché, violant de ce chef encore l'article L. 420-1 du code de commerce l'article 1382, devenu 1240, du code civil, ensemble l'article 101 du TFUE. »

Réponse de la Cour

6. L'arrêt retient, d'abord, s'agissant de la question de la valeur spécifique qui s'attacherait aux films préfinancés, que le potentiel d'audience d'un film lors d'une diffusion télévisée dépend de plusieurs facteurs exogènes propres aux circonstances de sa diffusion, tels que les programmes diffusés par les chaînes concurrentes dans la même fenêtre de diffusion, et qu'il ressort de la réponse apportée par le Centre National du Cinéma au questionnaire qui lui a été adressé par les services d'instruction de l'Autorité que les critères d'appréciation ne sont pas les mêmes en fonction des acteurs économiques et dépendent du marché sur lequel évolue l'acteur, sa stratégie éditoriale, son public. Il retient, également, que s'il est exact que les préachats visent, le plus souvent, les films aux devis les plus élevés, présumés être les plus attractifs, il doit être observé que le développement des chaînes de la TNT, filiales des grands groupes audiovisuels, a eu pour effet d'accroître le nombre de fenêtres de diffusion acquises dans le cadre des préachats pour les films EOF. Il retient, encore, que s'il n'est pas contestable que la multiplication des fenêtres de diffusion, lors du premier cycle d'exploitation du film, conduit à une plus grande « usure » lorsqu'il devient un film de catalogue, de sorte que le film est alors moins générateur d'audience, il n'est pas pertinent de poser pour principe que l'attractivité d'un film de catalogue, c'est-à-dire sa capacité à générer de l'audience, est liée à la circonstance qu'il a fait l'objet d'un préfinancement par une chaîne historique en clair ou que ce préfinancement garantirait une « surperformance » des audiences. Il observe que les exemples fournis confirment également l'absence de toute automaticité entre préfinancement par des chaînes en clair, succès au box-office et fortes audiences télévisuelles, et qu'il n'est pas pertinent de se prévaloir de données brutes relatives aux meilleures audiences réalisées par les chaînes historiques en clair pour établir la « surperformance » des films préfinancés, dès lors que de telles données intègrent des audiences qui correspondent à des diffusions préachetées qui relèvent de marchés différents (pour une première, deuxième ou troisième fenêtre de diffusion). Il déduit du montant d'acquisition des seize titres EOF les plus chers programmés sur C8 sur la période 2013-2018, lesquels n'avaient pas été préfinancés, que la valeur d'un film n'est pas nécessairement corrélée au fait qu'il a été préfinancé.

7. Il retient, ensuite, s'agissant de la possibilité de recourir à d'autres films que ceux préfinancés pour répondre à la demande, qu'il n'est pas établi que d'autres films de catalogue (films de patrimoine, films non préfinancés ou préfinancés par des chaînes payantes ou gratuites non historiques) ne seraient pas à même de satisfaire les besoins spécifiques des chaînes de la TNT non adossées à une chaîne historique. Il relève qu'il n'est pas contestable que les chaînes gratuites de la TNT diffusent aussi bien des films de catalogue ayant fait l'objet d'un préfinancement que des films de catalogue non préfinancés, à l'exception de celles dont la ligne éditoriale les oriente vers un tout autre domaine, par exemple musical. Il retient, se fondant sur un avis n° 2015-11, du Conseil supérieur de l'audiovisuel, que quarante-quatre des films diffusés en 2014 correspondent à des films non coproduits et que les chaînes C8 et NRJ 12 ne diffusent pas une proportion plus élevée de films non coproduits que la moyenne des quatre chaînes qu'elles forment avec TMC, appartenant au groupe TF1, et W9, appartenant au groupe Métropole Télévision-M6. Il observe que la circonstance que les chaînes historiques en clair diffusent un grand nombre de films coproduits ne permet nullement de conclure que les autres films ne sont pas attractifs, mais tend davantage à établir que ces diffusions sont nécessaires pour rentabiliser les investissements initialement consentis. Il en déduit que, dans la mesure où il n'est pas contesté que les films de catalogue, non préfinancés par une chaîne historique en clair, permettent de satisfaire les quotas réglementaires pesant sur les chaînes, ni sérieusement contestable qu'ils permettent de générer des recettes publicitaires, ils sont à même de satisfaire les mêmes besoins que les films de catalogues préfinancés. Il estime qu'en définitive, le principal critère d'accès est, pour la chaîne qui convoite un film attractif, sa capacité financière à en supporter le coût de diffusion.

8. En l'état de ces constatations et appréciations, dont il ressort que l'attractivité des films préfinancés par les chaînes en clair, aurait-elle été observée de façon générale, n'était pas, à l'époque des faits, suffisamment déterminante pour restreindre le marché à ceux-là seuls, en présence de films répondant également à la demande des opérateurs en cause, et abstraction faite des motifs inopérants, mais surabondants, critiqués par les première, sixième et septième branches, la cour d'appel, qui a fait la recherche invoquée par la deuxième branche et qui ne s'est pas, contrairement aux énonciations de la huitième branche, prononcée en considération des effets des pratiques dénoncées pour opérer la délimitation du marché en cause, a légalement justifié sa décision.

9. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne les sociétés Groupe Canal+, C8 et CStar aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par les sociétés Groupe Canal+, C8 et CStar et les condamne à payer à la société France télévisions, la société Métropole télévision, la société Télévision française 1, chacune, la somme globale de 3 000 euros et à payer, in solidum, au président de l'Autorité de la concurrence la somme de 3 000 euros ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du sept décembre deux mille vingt-deux.