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Décisions

CA Douai, 2e ch. sect. 1, 15 septembre 2022, n° 21/00052

DOUAI

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Five Auction Béthune (SARL)

Défendeur :

Aequitas Audit (SARL), Aequitas Expertise et Conseil (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Renard

Conseillers :

Mme Gilles, Mme Mimiague

Avocats :

Me Gueit, Me Lucas, Me Vitse-Boeuf, Me Playoust

T. com. Lille Métropole, du 2 déc. 2020

2 décembre 2020

EXPOSÉ DU LITIGE

En 2012, dans le cadre d'un projet de fermeture d'un établissement en raison de difficultés économiques, la société Five Auction Béthune a confié à la société Aequitas Audit, société d'expertise comptable et de commissariat aux comptes, à laquelle elle confiait déjà la tenue de sa comptabilité, une mission de conseil, d'information et de suivi de la procédure de licenciement pour motif économique de quatre salariés.

Ces salariés ont contesté leur licenciement en justice et par arrêts du 31 mai 2017 la présente cour d'appel a condamné la société Five Auction Béthune à leur payer des dommages-intérêts, représentant un montant total de 96 000 euros, des indemnités au titre des frais de procédure et a mis les dépens de la procédure à sa charge, considérant que les licenciements étaient sans cause réelle et sérieuse en raison du non-respect du délai de trente jours résultant de l'application de l'article L. 1222-6 du code du travail (délai entre la réception de la lettre de proposition de modification du contrat de travail et la convocation à l'entretien préalable au licenciement).

Reprochant à la société Aequitas Audit des fautes ayant conduit à ces condamnations, la société Five Auction Béthune l'a assignée en réparation par acte du 12 avril 2018 devant le tribunal de grande instance de Lille ; celui-ci s'est déclaré incompétent au profit du tribunal de commerce de Lille Métropole. Par acte du 15 novembre 2018 la société Five Auction Béthune a assigné en intervention forcée la société Aequitas Expertise & Conseil, la société Aequitas Audit faisant état d'un traité d'apport partiel d'actif selon lequel elle avait cédé sa branche d'activité d'expertise comptable à la société Aequitas Expertise & Conseil.

Par jugement contradictoire du 2 décembre 2020 le tribunal a :

- déclaré irrecevables les demandes de la société Five Auction Béthune à l'égard de la société Aequitas Audit,

- constaté que les sociétés Aequitas Audit et Aequitas Expertise & Conseil n'ont pas engagé leur responsabilité civile professionnelle,

- débouté la société Five Auction Béthune de la totalité de ses demandes, fins et conclusions,

- condamné la société Five Auction Béthune à payer aux sociétés Aequitas Audit et Aequitas Expertise & Conseil la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers frais et dépens de l'instance, taxés et liquidés à la somme de 94,36 euros (en ce qui concerne les frais de greffe).

Par déclaration reçue au greffe de la cour le 28 décembre 2020 la société Five Auction Béthune a relevé appel de l'ensemble des chefs de ce jugement.

Aux termes de ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 30 août 2021 la société Five Auction Béthune demande à la cour, au visa des articles 1231-1 et suivants du code civil, d'infirmer le jugement en l'ensemble de ses dispositions et, statuant à nouveau, de :

- constater que la société Aequitas Audit a engagé sa responsabilité contractuelle à son égard,

- constater que la société Aequitas Expertise & Conseil a engagé sa responsabilité contractuelle à son égard,

- débouter la société Aequitas Audit de l'ensemble de ses demandes,

- débouter la société Aequitas Expertise & Conseil de l'ensemble de ses demandes,

- condamner solidairement les sociétés Aequitas Audit et Aequitas Expertise & Conseil, ou l'une à défaut de l'autre, à lui verser la somme de 128 657,90 euros à titre de dommages-intérêts en réparation des préjudices subis,

- ordonner que cette somme porte intérêts de droit et la capitalisation des intérêts,

- condamner solidairement les sociétés Aequitas Audit et Aequitas Expertise & Conseil, ou l'une à défaut de l'autre, à lui verser la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- les condamner solidairement, ou l'une à défaut de l'autre, aux entiers dépens de première instance et d'appel.

Aux termes de leurs dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 25 avril 2022, les sociétés Aequitas Audit et Aequitas Expertise & Conseil demandent à la cour de confirmer le jugement en toutes ses dispositions et, en conséquence, de :

- à titre principal, déclarer les demandes de la société Five Auction Béthune irrecevables à défaut d'intérêt à agir à l'encontre de la société Aequitas Audit,

- à titre subsidiaire, rejeter toutes prétentions de la société Five Auction Béthune,

- dans tous les cas et en cause d'appel, la condamner à leur verser la somme de 4 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- et la condamner aux dépens de l'instance.

En application de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux écritures des parties pour l'exposé de leurs moyens.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 27 avril 2022 et l'affaire a été fixée à l'audience de plaidoiries du 11 mai 2022 reportée au 25 mai en raison de problèmes de santé d'un magistrat.

MOTIFS

Sur la recevabilité des demandes formées contre la société Aequitas Audit

Il résulte des articles L. 236-20 et L. 236-21 du code de commerce que dans le cas d'un apport partiel d'actif placé sous le régime des scissions, la société apporteuse reste, sauf dérogation prévue à l'article L. 236-21, solidairement obligée avec la société bénéficiaire au paiement des dettes transmises à cette dernière.

Il ressort des pièces versées aux débats que selon traité d'apport partiel d'actif signé le 31 mai 2013, la société Aequitas Audit a apporté, sous le régime de la scission, sa branche complète et autonome d'activité d'expertise comptable à la société Aequitas Expertise & Conseil.

La convention stipule que l'apport est fait 'moyennant la prise en charges par la société Aequitas Expertise & Conseil des éléments de passif dépendant de cette branche d'activité, tels que ces éléments d'actif et de passif existeront au jour de la réalisation de l'apport'.

La convention précise en outre que :

'Toutes les opérations actives et passives accomplies par la société Aequitas, depuis le 1er octobre 2012 jusqu'au jour de la réalisation définitive de l'apport, seront à la charge ou au profit de la société Aequitas Expertise & Conseil',

'Il est expressément stipulé que les opérations tant actives que passives, engagées pour l'exploitation de la branche d'activité apportée, effectuées par la société Aequitas, depuis le 1er octobre 2012, seront considérées comme ayant été faites de plein droit pour le compte exclusif de la société Aequitas Expertise & Conseil',

'La société Aequitas Expertise & Conseil prendra les biens apportés dans l'état où ils se trouveront au jour de la réalisation de l'apport, sans pouvoir exercer aucun recours contre la société Aequitas, pour quelque cause que ce soit, notamment pour usure ou mauvais état des installations, du mobilier ou des matériels ou outillages apportés, erreur dans la désignation et la contenance des biens, quelle qu'en soit l'importance',

'Enfin, la société Aequitas Expertise & Conseil prendra à sa charge les passifs de la branche d'activité apportée qui n'auraient pas été comptabilisés et transmis en vertu du présent acte, ainsi que les passifs de la branche d'activité apportée ayant une cause antérieure au 30 septembre 2012, mais qui ne se révèleraient qu'après la réalisation définitive de l'apport.',

Contrairement à ce que soutiennent les intimées, il ne résulte pas de ces mentions que les deux sociétés auraient, par une dérogation expresse, écarté la garantie solidaire de la société apporteuse.

C'est donc à tort que le premier juge a retenu que les parties étaient convenues de déroger aux dispositions de l'article L. 236-20 du code de commerce et il convient d'infirmer le jugement en ce qu'il a déclaré irrecevables les demandes de la société Five Auction Béthune contre la société Aequitas Audit.

Sur la responsabilité de la société Aequitas Audit

Selon l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, devenu l'article 1231-1, le débiteur d'une obligation contractuelle est condamné, s'il y a lieu, au payement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part.

Il ressort des pièces versées aux débats que la société Aequitas Audit, après avoir adressé une consultation relative à la procédure à suivre (transmise par courrier électronique du 26 juin 2012) ainsi que les propositions de modification des contrats de travail pour les salariées datées du 26 juin 2012, refusées par ces derniers le 29 juin suivant, a adressé à la société Five Auction Béthune, le 12 juillet 2012, un courrier électronique en ces termes :

'je vous prie de bien vouloir trouver ci-joint le courrier de convocation pour chacun des salariés à leur remettre en main propre contre décharge demain (papillon de remise en main propre à la fin de chaque courrier)',

Étaient jointes à ce courrier les lettres de convocation à adresser aux quatre salariés concernés par la procédure, datées du 13 juillet 2012 et comportant un accusé de réception à faire signer en cas de remise en main propre mentionnant également la date du 13 juillet 2012 ; les lettres prévoyaient un entretien pour le 23 juillet 2012 ou le 10 août 2012.

Les intimées ne versent aux débats aucune pièce à l'appui de leurs allégations selon lesquelles le gérant de la société Five Auction Béthune aurait voulu accélérer la procédure et demandé l'envoi des lettres de convocation avant l'expiration du délai, ce qui ne peut se déduire de l'absence de contestation de sa part lors de la réception du courrier du 12 juillet ou que la société Aequitas Audit aurait spécialement attirer son attention sur la question du délai à ce moment.

Dans ces conditions, en invitant la société Five Auction Béthune à adresser les lettres de convocation et en transmettant ces lettres datées du 13 juillet et fixant les dates des entretiens préalables, sans formuler de réserve quant à l'absence de respect du délai d'un mois prévu à l'article L. 1222-6 du code du travail, la société Aequitas Audit a donné des instructions erronées et commis une faute, même si elle avait par ailleurs adressé le 26 juin 2012 une note de consultation sur la procédure précisant notamment la nécessité de respecter le délai et les conséquences de l'inobservation de celui-ci, ou rappelé le délai d'un mois sur les lettres de proposition de modification du contrat de travail à transmettre aux salariées, étant relevé qu'il ne lui est pas reproché un manquement à son devoir d'information ou de conseil, sur lequel le premier juge a répondu.

Dès lors il doit être retenu que la société Aequitas Audit a commis une faute susceptible d'engager sa responsabilité contractuelle, en revanche aucune faute contractuelle ne peut être directement retenue à l'encontre de la société Aequitas Expertise & Conseil, il ne lui en est d'ailleurs pas reproché.

La société Five Auction Béthune sollicite réparation de son préjudice financier résultant des condamnations prononcées par la chambre sociale (indemnités versées aux quatre salariés pour licenciement sans cause réelle et sérieuse) et des frais de la procédure prud'homale supportés, précisant que le non-respect du délai de l'article L. 1226-6 est la cause exclusive de ces condamnations et qu'elle ne réclame pas l'indemnisation d'une perte de chance résultant d'une violation du devoir de conseil.

Dans ses quatre arrêts du 31 mai 2017 la chambre sociale, constatant que la procédure de licenciement avait été mise en oeuvre par l'envoi de convocation à un entretien préalable avant l'expiration du délai d'un mois prévu à l'article L. 1222-6 du code du travail, a considéré que les licenciements étaient 'de ce seul fait' sans cause réelle et sérieuse et confirmé les jugements en précisant 'sans qu'il soit besoin d'examiner le fond du licenciement'.

La cour n'a retenu que ce seul élément pour caractériser le licenciement sans cause réelle et sérieuse, mais, dans la mesure où la question du motif économique, contesté subsidiairement par les salariés, n'a pas été tranchée, il n'est pas acquis que le licenciement aurait été validé par la cour d'appel et la société Five Auction Béthune ne verse aux débats aucun élément pour éclairer la cour sur cette question, étant relevé que le conseil de prud'hommes avait considéré que le motif économique n'était pas justifié.

Dès lors, le lien de causalité entre la faute de la société Aequitas Audit et les préjudices allégués n'est pas établi, tout au plus la société Five Auction Béthune a été privée de la possibilité de discuter du motif économique à raison de la faute de la société Aequitas Audit mais elle ne réclame pas réparation de ce préjudice.

Il y a lieu en conséquence de rejeter les demandes de dommages-intérêts.

Sur les demandes accessoires

Vu l'article 696 du code de procédure civile, il convient de confirmer le jugement en ses dispositions relatives aux dépens et de mettre les dépens d'appel à la charge de l'appelante.

Il y a lieu en outre de confirmer le jugement s'agissant de la condamnation au titre de l'article 700 du code de procédure civile et, compte tenu de cette condamnation, il n'apparaît pas inéquitable de ne pas faire application de ces dispositions en cause d'appel.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Infirme le jugement en ce qu'il a déclaré irrecevables les demandes de la société Five Auction Béthune à l'égard de la société Aequitas Audit ;

Statuant à nouveau sur le chef infirmé,

Déclare recevables les demandes de la société Five Auction Béthune à l'égard de la société Aequitas Audit,

Confirme le jugement pour le surplus ;

Y ajoutant :

Condamne la société Five Auction Béthune aux dépens d'appel ;

Dit n'y avoir lieu à faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.