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Décisions

CA Paris, 15e ch. B, 30 juin 2006, n° 04/06308

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Morgan Stanley & Co International Limited (Sté), Morgan Stanley D.W. Inc (Sté)

Défendeur :

LVMH Moet Hennessy Louis Vuitton (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Henry-Bonniot

Conseillers :

Mme David, Mme Delbes

Avoués :

SCP Regnier - Sevestre-Regnier - Regnier-Aubert Lamarche-Bequet, SCP Duboscq - Pellerin, Me Teytaud

Avocats :

Me Darrois, Me Villey, Me de Boisseson, Me Quentin, Me Terrier

T. com. Paris, du 12 janv. 2004, n° 2002…

12 janvier 2004

Par exploit du 30 octobre 2002, la société LVMH Moët Hennessy Louis Vuitton (LVMH) a fait assigner la société anglaise Morgan Stanley & Co International (MS-UK) et la société américaine Morgan Stanley Dean Witter (MS-US) devant le tribunal de commerce de Paris en réparation du préjudice causé pour avoir diffusé durant les années 2000, 2001 et 2002 des informations, appréciations et recommandations gravement "biaisées". La période d'examen des griefs inclut, désormais, les années 1999 et 2003.

Par jugement du 12 janvier 2004, assorti de l'exécution provisoire, le tribunal de commerce de Paris :

- a constaté que les faits relevés étaient constitutifs d'une faute lourde commise par les sociétés Morgan Stanley au détriment de la société LVMH

- a constaté que cette faute lourde avait causé un préjudice considérable tant moral que matériel à la société LVMH dans son image, justifiant réparation

- a condamné in solidum les deux sociétés Morgan Stanley à payer à la société LVMH la somme de 30 millions d'euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral

- a sursis à statuer sur l'indemnisation des préjudices matériels subis par la société LVMH qui comprendront d'une part le préjudice causé par la décote de 10% préconisée par Morgan Stanley, d'autre part le préjudice résultant des divers coûts engagés par la société LVMH pour la défense de son image, directement ou par l'intermédiaire de ses filiales, et pour remédier aux conséquences dommageables des agissements de la banque

- avant dire droit sur l'indemnisation de ces préjudices a désigné un expert.

L'expertise est en cours sous le contrôle de la juridiction de première instance. Un appel d'une décision d'extension de la mission définie a été interjeté. Cette instance, non jointe, est en cours.

- en outre la somme de 80.000 ¿ sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile a été mise à la charge des sociétés Morgan Stanley ainsi que les dépens.

La déclaration d'appel des deux sociétés Morgan Stanley a été remise au greffe de la Cour les 12 et 20 février 2004.

En raison de cette procédure judiciaire, l'Autorité des marchés financiers (AMF) a ouvert une enquête le 26 février 2004 sur l'information financière et le marché du titre LVMH à compter du 26 février 2001. Par ordonnance du 15 septembre 2005 le magistrat de la mise en état a demandé à l'AMF de déposer des conclusions en application de l'article L621-20 du Code monétaire et financier. Le rapport de l'AMF, en date du 3 mai 2005, a été adressé à la Cour le 28 septembre 2005.

Dans ses dernières écritures, au sens de l'article 954 du nouveau Code de procédure civile, déposées le 23 janvier 2006 la société Morgan Stanley (UK) demande :

- de débouter la société LVMH de ses demandes

- de la condamner à lui rembourser les sommes de trente millions d'euros et de 80.000 euros, payées en vertu de l'exécution provisoire attachée au jugement, avec intérêts au taux légal à compter du jour de chaque versement et capitalisation pour les intérêts dus au moins pour une année entière

- de rejeter les demandes complémentaires de la société LVMH

- subsidiairement, si une responsabilité de Morgan Stanley (UK) était retenue, d'infirmer la décision ordonnant une expertise

- de condamner la société LVMH à réparer le préjudice causé par la procédure abusivement introduite

* en ordonnant la publication de l'arrêt à intervenir, à ses frais, dans trois quotidiens de la presse économique et financière et dans trois quotidiens de la presse grand public, tous de diffusion internationale

* et en la condamnant à lui payer la somme de dix millions d'euros à titre de dommages intérêts

- de condamner la société LVMH à lui payer la somme de sept millions d'euros en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Dans ses dernières écritures, au sens de l'article 954 du nouveau Code de procédure civile, déposées le 23 janvier 2006 la société Morgan Stanley (US) demande :

- d'infirmer le jugement

- de la mettre hors de cause

Subsidiairement,

- de rejeter les demandes complémentaires de la société LVMH

- d'infirmer le jugement en ce qu'il a ordonné une expertise

Dans tous les cas,

- de condamner la société LVMH à lui payer un euro à titre de dommages intérêts pour procédure abusive

- de condamner la société LVMH à lui payer la somme de deux cent mille euros en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Dans ses dernières écritures, au sens de l'article 954 du nouveau Code de procédure civile, déposées le 13 février 2006 la société LVMH demande :

de confirmer le jugement déféré, en conséquence :

- de condamner in solidum les deux sociétés Morgan Stanley à lui payer la somme de 30 millions d'euros en réparation de son préjudice moral

- d'ordonner la publication de l'arrêt à intervenir dans trois quotidiens de la presse financière de diffusion internationale et dans trois quotidiens grand public de diffusion internationale ainsi que dans la plus prochaine édition du rapport hebdomadaire sur le secteur du luxe émanant du service d'analyse financière des deux sociétés Morgan Stanley, à leurs frais,

- l'expertise sur le préjudice matériel étant en cours, de lui donner acte de ce qu'elle soumettra, après dépôt du rapport, ses prétentions relatives à ce préjudice matériel à la juridiction de première instance, ajoutant au jugement, de faire droit à la demande complémentaire et en conséquence :

- de condamner in solidum les deux sociétés Morgan Stanley à lui payer la somme de 18 475 206 ¿ à titre de réparation du préjudice causé par la préconisation d'une décote de 10 %

- de condamner in solidum les deux sociétés à lui payer la somme de 106,9 millions d'euros en réparation du préjudice causé par l'entrave à l'émission d'obligations échangeables,

en tout état de cause :

- de débouter les deux sociétés appelantes de leur demandes reconventionnelles,

- de les condamner à lui verser la somme de 100 000 ¿ sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par conclusions déposées le 9 janvier 2006 le ministère public a conclu :

- à la mise hors de cause de la société Morgan Stanley US

- à la confirmation du jugement déféré

- à la condamnation de la société Morgan Stanley UK à réparer le préjudice matériel dont le montant sera apprécié au vu des justifications apportées par la société LVMH notamment quant à la perte d'actions d'auto-contrôle, le préjudice lié à l'entrave à l'émission obligataire devant être justifié dans ses caractères actuels, réels et sérieux

- au rejet des demandes reconventionnelles des sociétés Morgan Stanley.

CELA ÉTANT EXPOSÉ,

LA COUR :

Procédure

En première instance les sociétés Morgan Stanley, l'une de droit anglais, l'autre de droit américain, n'avaient discuté ni la compétence des juridictions françaises ni la loi applicable.

La société Morgan Stanley (UK) a son siège à Londres, ainsi que son service d'analyse financière en charge du secteur du luxe. Il n'est pas contesté que les analyses critiquées par la société LVMH ont été élaborées à Londres et diffusées à la clientèle des investisseurs directement en Europe et indirectement au travers de sociétés locales du groupe dans divers pays.

La compétence de la juridiction française

Les sociétés Morgan Stanley ne soulèvent pas l'incompétence de la juridiction française pour statuer sur les demandes mais opposent la limitation de cette compétence à l'examen des préjudices subis en France par la société LVMH. En ce que ce moyen revient à contester la soumission au juge français de préjudices subis hors de France, il s'agit bien d'une exception de compétence au sens de l'article 74 du nouveau Code de procédure civile.

La société LVMH considère que cette limitation est irrecevable en raison de trois moyens :

- l'application de l'article 74 du nouveau Code de procédure civile, selon lequel une exception d'incompétence doit être soulevée avant toute défense au fond et ne peut l'être devant la Cour d'appel, faute d'avoir été soulevée devant le tribunal de commerce. Vainement, selon elle, les appelantes soulèvent le cantonnement de la compétence française alors de plus que le moyen, assimilable à une demande, est nouveau et donc irrecevable devant la Cour,

- l'accord procédural de prorogation tacite de compétence passé entre les parties en première instance et même devant la Cour au début de l'instance. Ayant comparu sans contester la compétence des juridictions française, jusqu'à une date récente, les sociétés Morgan Stanley ont tacitement accepté de proroger la compétence des juridictions françaises pour connaître de l'intégralité du litige même si le lieu de réalisation des dommages n'est pas la France, en application de l'article 24 du règlement CE no44/2001 du 22 décembre 2000,

- les dommages dont elle réclame réparation sont tous localisés en France.

Les sociétés Morgan Stanley opposent les moyens suivants :

- avoir invoqué cette limitation de la compétence du juge français dès qu'elles pouvaient le faire, c'est-à-dire à la suite des conclusions du 29 octobre 2004 de la société LVMH dans lesquelles sont précisées les demandes de réparation,

- dès lors, ni en première instance ni en appel la compétence du juge français pour des dommages causés ou subis hors de France n'a été acceptée. Il ne peut y avoir d'accord procédural emportant prorogation de compétence tant que la question de la compétence du juge français n'est pas posée par le caractère international du litige, qui lui-même ne peut ressortir que des prétentions du demandeur,

- certains préjudices sont localisés hors de France. L'exception d'incompétence ne peut être soulevée tant que les demandes ne comportent pas d'élément d'extranéité.

La Cour relève tout d'abord qu'un moyen nouveau n'est pas une demande nouvelle et n'est pas irrecevable devant la Cour d'appel. L'exception d'incompétence est irrecevable sauf si des demandes de la société LVMH ont fait apparaître, en cours de procédure, des dommages dont la réparation n'avait pas encore été sollicitée. Tel est le cas des préjudices liés au report d'émission d'obligations échangeables. Dès lors les dispositions de l'article 74 du nouveau Code de procédure civile selon lequel les exceptions doivent, à peine d'irrecevabilité, être soulevées simultanément et avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir, ne sont pas opposables.

Par ailleurs, en application de l'article 5.3 du règlement CE 44/2001 (entré en vigueur le 1er mars 2002) une personne domiciliée sur le territoire d'un Etat membre peut être attraite dans un autre Etat membre, en matière quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu du fait générateur ou devant le tribunal du lieu de réalisation du dommage. L'article 46 du nouveau Code de procédure civile prévoit, de même, que le demandeur peut choisir la juridiction dans le ressort de laquelle le dommage a été subi.

Toutefois, l'accord procédural relatif à une prorogation de compétence, prévu par l'article 24 du règlement CE précité, se heurte à l'évolution du litige.

Dès lors, la Cour se déclare uniquement compétente pour les faits dont les préjudices ont été subis en France.

La loi applicable

Selon les sociétés Morgan Stanley,

- d'une part, la loi anglaise en vigueur de 1999 à 2002 est seule applicable à la société Morgan Stanley (UK) dans l'exercice de son activité d'analyste financier en ce que le conflit porte sur sa structure, son organisation et son fonctionnement et sur des manquements aux obligations réglementaires et aux devoirs déontologiques à l'occasion de cette activité ;

- d'autre part, une condamnation en vertu de l'article 1382 du Code civil contreviendrait à l'article 49 du traité CEE et à la liberté de prestation de services ; le juge doit rechercher si la soumission à la loi française de l'action en responsabilité civile engagée heurte la liberté de prestation de services et s'interroger sur l'existence d'une entrave concrète à l'exercice de la liberté de prestation de services, puis examiner si la mesure nationale était justifiée par des raisons impérieuses d'intérêt général, si elle s'appliquait sans discrimination, si elle assurait la réalisation de son objectif et si elle n'allait pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre, toutes questions demeurées sans réponse ;

Selon la société LVMH,

- la contestation de l'application de la loi française au litige constitue une demande nouvelle et non un moyen nouveau, dès lors irrecevable ;

- d'autre part, les parties ont scellé un accord procédural par lequel elles se sont accordées sur l'application de la loi française au litige ; la société Morgan Stanley l'a d'ailleurs reconnu jusqu'à ses premières conclusions devant la Cour ; cette solution est conforme aux dispositions de la directive 932/22/CEE du 10 mai 1993 concernant les services d'investissement dans les valeurs mobilières et à l'article 49 du traité CEE relatif à la liberté de prestation de services, lesquels ne traitent pas de la question de la responsabilité des prestataires de services d'investissement ;

- en outre, le principe du rattachement du délit civil à la loi du lieu où il a été commis, étendu au lieu où s'est produit le dommage, doit être appliqué ; le litige ne porte pas sur le respect des prescriptions du droit anglais régissant l'organisation de la banque mais sur une campagne de dénigrement de la société Morgan Stanley. Les préjudices dont se plaint la société LVMH ont été entièrement ressentis en France y compris pour le préjudice lié à l'entrave à l'émission d'obligations échangeables sur lequel la société LVMH relève une interrogation sur le champ de l'expertise ordonnée par le tribunal de commerce et entend à toutes fins utiles le soumettre à la Cour ; aucun autre lien plus étroit avec la France, lieu de survenance des dommages, n'est démontré ;

- enfin le droit communautaire n'a pas pour effet d'écarter le droit de la responsabilité civile.

Pour la Cour, l'application de la loi anglaise à l'examen de l'organisation et la structure de la banque dans son activité d'analyse financière n'est pas une demande nouvelle mais un moyen nouveau recevable pour la première fois devant la Cour d'appel.

L'évolution du litige, déjà relevée, conduit à écarter l'application d'un accord procédural.

L'examen est limité aux préjudices survenus sur le territoire français.

Les règles en matière délictuelle et quasi délictuelle telles que la société LVMH en demande l'application au comportement de la banque ne sont pas incompatibles avec la directive 932/22/CEE du 10 mai 1993 (abrogée par la directive 2004/39/CE du 21 avril 2004 mais applicable aux faits litigieux) concernant les services d'investissement. Cette directive consacre, en effet, la compétence exclusive de l'Etat d'origine au regard de l'organisation de l'entreprise d'investissement.

Par ailleurs, l'application des règles de la responsabilité civile à la banque anglaise ne réduit pas sa liberté de prestation de services sur le territoire français, instituée par l'article 49 du Traité CEE, en ce qu'elles sanctionnent des fautes éventuellement commises et non la violation de règles relatives à son organisation.

Dès lors, la loi française est applicable au litige relevant de la compétence française, sauf en ce qui concerne la structure ou l'organisation de la banque dont les règles sont issues du droit du siège social.

Les principes de la responsabilité invoquée de la banque

La responsabilité quasi délictuelle

Le fondement juridique unique des demandes de la société LVMH est la responsabilité quasi délictuelle pour faute des articles 1382 et 1383 du Code civil. L'application de ce fondement juridique au litige n'est pas discutée en l'absence de contrat liant les parties.

"Tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer" et "chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait mais encore par sa négligence ou par son imprudence". Non définie par ces articles 1382 et 1383 du Code civil, la faute mentionnée peut naître de l'abstention aussi bien que de l'action ; la volonté qui la sous-tend peut exprimer une intention de nuire ou être non intentionnelle et traduire la transgression d'une règle légale ou coutumière, voire de principes professionnels issus de codes ou d'usages et ne pas être justifiée, notamment par l'exercice non abusif d'un droit ; enfin toute faute, même légère, ouvre droit à la réparation intégrale du dommage causé mais à ce seul dommage certain, actuel né de la faute.

La qualification de faute lourde n'est d'aucune conséquence juridique particulière dans le droit de la responsabilité civile.

Les principes liés à l'analyse financière

La responsabilité de la banque Morgan Stanley est recherchée à l'occasion de ses activités d'analyse financière.

Il ne s'agit pas d'examiner le service d'analyse financière de la banque lui-même. La question de la « muraille de Chine » au sein de la banque, débattue par chaque partie, ou celle des conséquences des interventions ou décisions d'autorités judiciaires de l'Etat de New York ou de l'autorité fédérale des marchés américains, concernent l'organisation d'une banque étrangère dont l'examen n'est pas en cause. Mais la connaissance des règles de l'activité professionnelle considérée contribue à l'appréciation de la faute de l'article 1382 du Code civil.

L'application des textes professionnels à la banque étrangère est toutefois discutée. Le Conseil des marchés financiers dans ses réponses de novembre 2002 aux questions posées sur les modalités d'application de sa décision no 2002-01 du 27 mars 2002 précisait lui-même que sa décision n'était pas applicable à un prestataire étranger ayant une succursale ou une filiale en France produisant les analyses à l'étranger et organisant la diffusion de ces analyses depuis l'étranger.

La société Morgan Stanley en déduit, à bon droit, que seule la loi anglaise en vigueur de 1999 à 2002 s'applique à la définition des obligations de son service de recherche.

Toutefois, l'application des principes de rigueur, d'objectivité, d'impartialité et de prudence aux faits soumis n'est pas discutée par les parties, ni la liberté d'opinion.

Selon la banque, la liberté d'opinion dans le domaine de l'analyse financière est un principe ainsi défini par l'article L.544-1 du Code monétaire et financier : "Exerce une activité d'analyse financière toute personne qui, à titre de profession habituelle, produit et diffuse des études sur les personnes morales faisant appel public à l'épargne, en vue de formuler et de diffuser une opinion sur l'évolution prévisible desdites personnes morales et, le cas échéant, sur l'évolution prévisible du prix des instruments financiers qu'elles émettent" ; elle cite aussi la directive 2003/6/CE du Parlement et du Conseil du 28 janvier 2003 qui définit les analystes comme : "les personnes qui réalisent ou diffusent des travaux de recherche concernant des instruments financiers ou des émetteurs d'instruments financiers ou les personnes qui produisent ou diffusent d'autres informations recommandant ou suggérant une stratégie d'investissement, destinés aux canaux de distribution ou au public".

La société LVMH ne dénie pas cette liberté d'opinion mais rappelle que son exercice implique "des devoirs et des responsabilités" en vue d'assurer "la protection de la réputation et des droits d'autrui", les termes cités étant issus de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'Homme.

N'est pas non plus discuté le principe imposant au prestataire d'analyses financières d'appliquer une procédure relative aux avertissements devant figurer avec une analyse et révélant les éléments susceptibles de limiter l'indépendance de l'analyste. Les participations stables entre le prestataire et l'entreprise examinée constituent un exemple de cette limitation devant être signalée, ainsi que toute situation de conflit d'intérêts. Les parties reconnaissent, en outre, que l'analyste financier doit pouvoir justifier du sérieux de ses sources, s'abstenir de diffuser des informations fausses ou trompeuses sur les perspectives ou la situation d'un émetteur d'instruments financiers ou sur les perspectives d'évolution d'un instrument financier.

La faute par le dénigrement

La société LVMH voit dans le dénigrement un acte ou une abstention volontaire par lequel sous des formes diverses, plus ou moins directes et plus ou moins sournoises, une personne jette le discrédit sur une autre personne par des moyens ou dans des circonstances régies par le droit commun de la responsabilité pour faute issu des articles 1382 et 1383 du Code civil. Notamment à propos de la bipolarité discutée du secteur du luxe en bourse, la société LVMH fait grief à la banque d'accompagner sa complaisance envers le groupe Gucci d'un dénigrement systématique de l'émetteur concurrent, elle-même.

Pour la société Morgan Stanley, le dénigrement ne se conçoit qu'avec l'intention de porter atteinte à autrui. Ce qui relève d'une opinion solidement étayée à la lumière d'une réflexion d'ensemble sur le secteur du luxe ne saurait constituer un dénigrement ni les fausses mentions ou dissimulations de conflits d'intérêts.

Ainsi les parties ne contestent pas que le dénigrement soit une faute au sens de l'article 1382 du Code civil en dehors de tout contexte de concurrence déloyale. Cette faute, quasi délictuelle, emporte la violation des devoirs de prudence ou d'objectivité, corollaire de la liberté d'exprimer une opinion, sans qu'il soit nécessaire d'établir une intention de nuire.

Les faits considérés par LVMH comme fautifs : circonstances et portée intrinsèque

La diffusion de mentions fausses sur les relations entre les parties

* un membre de la société Morgan Stanley est salarié ou administrateur de LVMH

Pendant plus de trois ans, du 1er mars 1999 au 14 janvier 2000, puis du 24 mars au 19 mai 2000 et du 1er juin 2001 au 19 juillet 2002, soit 95 fois, les rapports hebdomadaires de la société Morgan Stanley ont comporté, à la fin, la mention : "un salarié ou un administrateur de Morgan Stanley, Morgan Stanley DWInc et/ou de leurs sociétés affiliées siège au conseil d'administration de LVMH".

La société LVMH se plaint de cette erreur qui s'est reproduite malgré ses protestations. Elle avait fait connaître à la banque que cette mention était trompeuse, incitait à croire que les analystes de la banque étaient animés d'un souci de transparence et de neutralité et laissait penser que des avertissements avaient été donnés en présence de conflit d'intérêts.

La société Morgan Stanley explique la mention par la double fonction de Monsieur Evan Y..., à la fois consultant (advisory director) chez Morgan Stanley de 1995 à 2002 et président du conseil d'administration d'une filiale américaine de LVMH de 1985 à 1998. La cessation en 1998 du mandat de M. Y... au sein du groupe LVMH n'a pas été correctement enregistrée chez Morgan Stanley, de sorte qu'il a continué à figurer dans ses bases de données jusqu'en juillet 2002 comme administrateur au sein de ce groupe. La société LVMH lui a signalé le 31 mai 2002 l'erreur, disparue des rapports publiés à partir du 19 juillet 2002.

L'erreur est patente.

Elle s'est reproduite à de nombreuses reprises dans les revues hebdomadaires de la société Morgan Stanley. Sa discontinuité constatée durant les trois années considérées n'a pas été expliquée et il ne peut en être tiré de conséquence. Notamment, il n'est pas démontré d'intention de nuire. En outre, il n'est pas produit de témoignage sur l'influence produite par ces avis erronés, notamment dans le sens du renforcement de la pertinence des avis de la banque qu'ils auraient pu induire chez leurs lecteurs. Mais, l'audience internationale de la "lettre du luxe" dans le secteur économique du luxe et le contexte d'une forte sensibilité des acteurs des marchés du luxe aux conflits d'intérêts impliquaient des informations exactes.

Cette erreur est une faute.

* Morgan Stanley est membre du syndicat de placement de titres de LVMH

La société LVMH reproche, par ailleurs, à la société Morgan Stanley d'avoir faussement mentionné dans ses rapports hebdomadaires 37 fois le fait qu'elle aurait été chef de file ou membre du syndicat de placement d'une offre publique de titres LVMH, soit du 1er mars au 12 novembre 1999 et du 24 mars au 19 mai 2000.

La société Morgan Stanley fait valoir que cet avertissement était exact jusqu'en novembre 1999, Morgan Stanley ayant agi comme co-chef de file dans une opération de la société LVMH en novembre 1996, soit trois ans auparavant. C'est en effet par erreur que l'avertissement a été repris en mars 2000, après avoir été supprimé comme il se devait en novembre 1999.

La Cour relève que, dans le domaine considéré, des informations exactes étaient attendues. L'erreur constitue une faute. Toutefois, la volonté de nuire n'est pas démontrée.

* Morgan Stanley va recevoir ou a reçu des rémunérations ou commissions de LVMH pour des services

La société LVMH se plaint qu'à plusieurs reprises, en juillet 2002, la société Morgan Stanley a indiqué s'attendre à recevoir ou entendait demander à LVMH une rémunération pour des services de banque d'affaires, ce qui était faux. Malgré une mise en demeure de ne plus émettre cette information erronée, la banque indiquait encore en décembre 2002 avoir perçu de LVMH, dans les douze derniers mois, sur le site Internet réservé aux clients de l'analyse financière, une rémunération pour des services de banque d'affaires. La société LVMH estime que cette indication ne procède pas d'une erreur, après les mises en garde effectuées, mais d'une volonté de la société Morgan Stanley de faire croire à l'existence d'une relation de confiance avec les dirigeants de LVMH pour mieux faire porter l'alerte lancée sur la dégradation de la notation.

La société Morgan Stanley reconnaît avoir écrit : "Au cours des trois prochains mois Morgan Stanley... prévoit d'encaisser auprès de LVMH, Richemont ou de facturer à LVMH, Richemont des commissions au titre de prestations de banque d'affaires effectuées pour ces derniers" dans ses courriels, rapports et site Internet. Elle l'explique par l'application d'une nouvelle disposition législative anglaise. Un avertissement rectificatif a été inséré dans quatre rapports de septembre 2002 mentionnant que la banque n'exerce "aucune mission active de banque d'affaires pour LVMH et ne prévoit pas de mener de telles missions dans un avenir proche".

Mais l'information litigieuse n'a pas disparu, à cette date, de toute publication. Ainsi le 5 décembre 2002 la société LVMH a fait constater par procès-verbal d'huissier de justice que le site Internet de la société Morgan Stanley diffusait un rapport sur la société LVMH la mentionnant.

La Cour considère que la justification apportée par la banque ne permet pas de relever d'intention de nuire malgré la poursuite de la publication erronée sur le site Internet, mais que la persistance dans l'erreur, malgré des mises en demeure par la société LVMH, dénote un manque de rigueur fautif.

* entretien paru le 16 mars 2002 dans le "Financial Times" relatif au ratio d'endettement de LVMH

La société LVMH relève qu'un directeur de la banque Morgan Stanley déclarait dans un article du Financial Times du 16 mars 2002 : "LVMH présente un ratio d'endettement net rapporté à sa capitalisation boursière de 37 %, alors que Gucci, au mois d'octobre 2001, dispose d'une trésorerie nette disponible de 1,5 Md$". Or le ratio d'endettement de la société LVMH était de 28% à la date de la parution de l'article.

Pour la société Morgan Stanley, il s'agit de la citation d'une indication donnée au journaliste par son représentant trois semaines plus tôt qui était alors exacte et qui ne pouvait sans dénaturation être sortie de son contexte. La banque ajoute que les seuls chiffres connus, publiés par la société LVMH le 13 septembre 2001, conduisaient à un ratio de 37%.

Il est vrai que la société LVMH n'avait pas fait connaître de ratio plus récent à la date de l'entretien avec le journaliste. Mais, en raison de l'importance en 2002 de la question de l'endettement de la société LVMH, la société Morgan Stanley aurait dû dater le ratio utilisé, comme elle l'a d'ailleurs fait pour la société Gucci. La faute est constituée.

L'atteinte au crédit et à la valeur de LVMH à travers la question de sa notation

La notation de crédit de la société LVMH a été établie le 26 avril 2002 par l'agence américaine Standard & Poor's qui a attribué une notation de crédit à long terme : "BBB+ : perspective négative ; réitération de la note court terme A2", ajoutant dans son communiqué du même jour les raisons de sa notation et les conditions de son maintien à l'avenir ainsi que les déclarations de son analyste crédit :

"- la note reflète la position de numéro 1 mondial du secteur des produits de luxe et la diversité de sa base de résultats

- un profil financier qui reste très médiocre pour la note. Ce profil devrait toutefois s'assainir de façon significative en 2002

- cette note pourrait être remise en cause si le profil financier ne retrouve pas des niveaux plus cohérents avec cette catégorie S&P d'ici la fin de l'exercice 2002

- S&P anticipe également une nouvelle amélioration significative des ratios d'endettement du groupe en 2003 grâce à la détermination du groupe à réduire la dette".

La société LVMH se plaint des commentaires faits par la banque sur sa notation, principalement le 17 juillet 2002. Ce jour, la société LVMH a d'abord annoncé un chiffre d'affaires semestriel qui lui semblait bien orienté et elle estimait se trouver dans une situation idéale pour lancer une opération financière avant le mois d'août. Mais la société Morgan Stanley a commenté dans un courrier électronique les informations publiées : la société "LVMH a enregistré un chiffre d'affaires sur le 1er semestre légèrement en dessous de nos attentes". Puis la société LVMH a communiqué aux analystes un document confirmant la bonne orientation de son chiffre d'affaires du premier semestre 2002 et la réduction de sa dette, notamment par cession d'actifs non stratégiques avant de tenir une conférence téléphonique à laquelle participait la société Morgan Stanley et d'autres banques et agences financières. La société LVMH fait état de : "la tragique annonce de Morgan Stanley le 17 juillet 2002 au soir" .

Les commentaires reprochés à la banque sont : "Risque : changement potentiel de la notation de crédit. Les analystes crédit de MS ne peuvent exclure la possibilité d'un changement de la notation de crédit de LVMH (actuellement BBB+ perspective négative). Dans ce cas la notation évoluerait probablement en BBB+ sous surveillance. Nous pensons que, si cela n'est pas imminent, cela ne peut être écarté au cours des prochains mois. Nous croyons aussi que cela pèserait sur le cours du titre".

Cette opinion de la société Morgan Stanley a été reprise dès le surlendemain dans sa lettre hebdomadaire : "Nous pensons que la notation de crédit de LVMH pourrait être abaissée (¿) Concernant les risques, les analystes crédit de MS ne peuvent pas exclure la possibilité d'un changement de sa notation de crédit (actuellement BBB+ perspective négative). Dans ce cas la notation évoluerait probablement en BBB+ sous surveillance. Nous pensons que cela pèserait sur le cours du titre".

La société LVMH voit dans cette opinion une "grossière manipulation de la banque". Elle soutient qu'elle lui a causé un préjudice considérable d'image et de coûts supplémentaires liés au report puis à l'annulation de l'émission d'obligations échangeables projetée de manière imminente, le marché obligataire se dégradant. La mention, fausse, d'une attente de rémunération par la banque était ajoutée pour accroître, selon l'intimée, la portée du message de la banque, malgré ses protestations dès le 31 mai 2002 contre cette mention. La société LVMH fait aussi valoir que Morgan Stanley était la seule à évoquer une possible dégradation de la notation et que, dès le jour de la publication de la note de crédit, les analystes de Morgan Stanley avaient relevé dans un rapport du 26 avril 2002 qu'il existait un "risque d'abaissement de la notation". Dès lors, les griefs articulés par la société LVMH sur ces faits sont :

- un manquement au devoir de rigueur car la banque ne donne aucune explication sur les raisons de son annonce

- un manquement au devoir d'objectivité car la banque a affirmé qu'il existait un risque que l'agence de notation abaisse la note attribuée en jouant sur la "perspective négative" dont cette note était assortie, alors que l'agence S&P n'a pas varié dans ses appréciations et l'a confirmée le 25 septembre 2002

- un manquement au devoir d'impartialité car lorsqu'il s'agit d'apprécier les conditions d'accès de LVMH au marché obligataire, la banque s'abstient de mentionner les informations communiquées par ses dirigeants lors de la conférence du 17 juillet 2002, alors que lorsqu'il s'agit de Gucci (qui accède au marché obligataire par l'intermédiaire de sa société mère PPR), la banque ne manque pas de justifier ses recommandations en se fondant sur les commentaires positifs formulés par l'équipe de direction de PPR lors d'une conférence téléphonique avec les analystes.

La société Morgan Stanley fait valoir que, dans son courriel du 17 et son rapport du 19 juillet 2002, elle a simplement fait état de l'opinion de ses analystes crédit sans dénigrement. Pour démontrer la constance de ses positions quant à la dette de la société LVMH, elle rappelle l'historique des avis émis dans son rapport hebdomadaire consacré au secteur du luxe avant et après l'attribution à LVMH le 26 avril 2002 de la notation BBB+ avec perspective négative par l'agence Standard & Poor's :

- le 25 janvier 2002, ses analystes estimaient BBB la notation pouvant être attribuée à LVMH

- le 21 février 2002, une recommandation sur la dette était revue à la baisse

- le 26 avril 2002, l'attribution à LVMH par Standard & Poor's de la notation BBB+ à perspective négative, était vue avec scepticisme

- les 23 mai et 20 juin 2002, ses appréciations étaient maintenues.

Ainsi pour la société Morgan Stanley, à partir des informations disponibles, ses analystes ont tiré les conséquences d'une croissance des ventes de 2%, inférieure à sa prévision qui était de 5 %, et d'une croissance du résultat d'exploitation (EBIT) estimée à 15%, inférieure à sa prévision de 18%, en révisant à la baisse ses prévisions de chiffre d'affaires, de résultat d'exploitation et de bénéfice par action pour l'exercice 2002. Elle estime que les conditions d'évolution de la société LVMH ne lui permettaient pas de préjuger de l'évolution de la notation de Standard & Poor's pour qui "la mise sous surveillance ou l'attribution de perspectives sont positives lorsque la notation est susceptible d'être relevée, et négatives lorsqu'elle est susceptible d'être abaissée". Les informations de la société LVMH n'avaient pas amené l'agence Standard & Poors à modifier son appréciation puisque le 25 septembre 2002 elle maintenait sa perspective négative tandis que d'autres analystes relevaient que la note BBB+ pouvait paraître généreuse. Ainsi, la société Morgan Stanley estime avoir exprimé avec prudence et modération l'opinion des analystes crédit d'autres banques, se situant entre les notes données à LVMH par les deux grandes agences de notation de notoriété mondiale, Fitch qui avait attribué à LVMH la note BBB avec perspective stable et Standard & Poor's qui avait attribué la note BBB+ avec perspective négative.

La Cour relève dans les pièces produites plusieurs déclarations d'autres banques ou analystes sur la notation de l'agence S&P.

Dans leur rapport du 29 avril 2002, les analystes crédit de la société BNP Paribas relèvent que la note : "peut paraître bienveillante compte tenu du profil financier actuel de LVMH, mais l'agence de notation considère la position dominante du groupe sur le secteur et la solidité de son portefeuille de marques comme des atouts particulièrement significatifs. S&P maintient toutefois la perspective négative de sa note, en attendant qu'un redressement vigoureux des ratios de crédit du groupe en 2002 vienne confirmer le bien-fondé de la note BBB+".

Le 26 avril 2002, les analystes financiers de la société Crédit Suisse First Boston mentionnent : "Nous réitérons notre note CSFB ¿BBB Haute' pour LVMH. Elle est en ligne avec la note de crédit à long terme ¿BBB+' que lui a récemment attribuée l'agence S&P. La note CSFB concorde avec l'évaluation que fait S&P des risques associés au service de la dette et au remboursement des créances du groupe. S&P a en effet assorti sa note d'une perspective négative (¿) Risque de révision en baisse de la note. En dépit d'un solide portefeuille d'activités, le profil financier de LVMH nous paraît médiocre par rapport à sa note actuelle. La note S&P restera donc sous étroite surveillance jusqu'à ce que la rentabilité s'améliore. L'agence de notation a déjà fait état de cette circonspection en assortissant sa notation d'une perspective négative".

Les analystes crédit de Merrill Lynch évoquent le 2 mai 2002 la note attribuée à LVMH par l'agence de notation Fitch, qui est BBB avec perspective stable et le 4 juillet 2002, ils écrivent : "Perspectives de notation - Récente note de l'agence S&P - S&P a récemment attribué une note BBB+ à LVMH. Ce classement traduit la position solide et diversifiée du groupe dans le secteur du luxe mais également la fragilité de son profil financier. L'agence S&P a assorti cette note d'une perspective négative, suggérant une possible révision en baisse de la note si le groupe ne renforce pas considérablement son bilan d'ici fin 2003. La note de l'agence Fitch est légèrement inférieure - L'agence Fitch a accordé à LVMH une note BBB, assortie d'une perspective stable. Fitch considère en effet, qu'à court et moyen terme, le groupe va concentrer ses efforts sur la génération de trésorerie et la réduction de la dette. Si, comme le suggèrent les deux agences de notation, LVMH décide de classer certaines participations (dont Bouygues voire toute la division Distribution Sélective) comme non stratégiques, il disposerait d'une plus grande marge de manoeuvre financière - Une révision en baisse de la note de crédit ne peut être exclue. Sans cession, la réduction de la dette nous paraît un exercice difficile. Dans ce contexte, on ne peut exclure que l'agence S&P baisse sa note d'un cran d'ici 2002".

Il est vrai, ainsi que le fait valoir la société LVMH, que des banques ont tenu compte des déclarations effectuées le 17 juillet 2002. Mais il ne peut être retenu que les autres aient été influencées par l'analyse de la banque Morgan Stanley, en l'absence de preuve en ce sens.

Ainsi, Merrill Lynch indiquait le 17 juillet 2002 : "En même temps que l'amélioration du résultat opérationnel, nous prévoyons que les cessions et le coût de la dette cette année auront un impact supplémentaire positif sur les charges financières du second semestre".

De son côté, la société BNP Paribas ajoutait le 18 juillet 2002 : "En ce qui concerne le bilan, le directeur financier de LVMH a indiqué que la dette nette a diminué à environ 6 milliards d'euros grâce à quelques cessions et un flux de trésorerie plus soutenu. De plus, le management a exprimé sa confiance quant à sa capacité à atteindre les ratios de crédit cible de S&P d'ici la fin 2002".

La société UBS Warburg commentait ainsi les annonces du 17 juillet 2002 : "LVMH a actuellement un ratio d'endettement de 85% qui a diminué de son niveau de 91% en 2001 grâce à des cessions d'environ 800 millions d'euros d'actifs non stratégiques et de participations. LVMH a une note S&P BBB+ avec perspective négative. Dès lors, compte tenu des actions prises par l'entreprise, nous ne voyons pas de risque de notation de crédit".

Toutefois, ces commentaires, dans lesquels la société LVMH voit des réactions favorables à l'annonce de l'amélioration de sa situation financière, ne démontrent pas que des réserves sur l'évolution de la situation ne puissent être émises. Plusieurs banques et agences avaient douté des perspectives d'évolution jusqu'à considérer la notation de l'agence S&P "bienveillante". Certes, la société Morgan Stanley n'a pas relayé l'amélioration annoncée le 17 juillet mais la précision apportée sur l'endettement de la société LVMH s'inscrivait dans les prévisions à long terme. Dès lors, elle ne renversait pas pour de nombreux analystes l'appréciation portée. La société S&P elle-même a confirmé le 25 septembre 2002 sa notation avec perspective négative et mentionné que la société LVMH devait améliorer son profil financier : "La perspective négative reflète le fait que, pour préserver sa notation actuelle, LVMH devra améliorer encore davantage son profil financier d'ici fin 2002... S&P attend également une amélioration supplémentaire des ratios d'endettement du groupe en 2003, en ligne avec la priorité donnée par le management avec la réduction d'endettement". Ce n'est qu'au printemps 2004 que S&P a rehaussé la note du crédit à long terme de LVMH à BBB+ avec perspective stable. Il n'apparaît pas, non plus, que l'agence Fitch, qui avait publié le 2 mai 2002 la notation "BBB, perspective stable" -plus sévère que celle de S&P-, ait modifié son appréciation.

S'agissant de l'étude du consensus fourni par Jacques Chahine Finance pour la période de février 2001 à décembre 2002, l'AMF mentionne que la recommandation "s'est située un cran au-dessus de celle de Morgan Stanley durant 8 mois et dans la même fourchette pendant 14 autres mois".

Ainsi, la recommandation de la société Morgan Stanley présentait un caractère raisonnable et il ne peut être considéré qu'elle ait commis une faute en assortissant d'un commentaire réservé l'annonce de la société LVMH alors que son opinion ne différait guère de celle que d'autres banques ou agences émettaient.

Les atteintes à la marque Louis Vuitton

* la maturité de cette marque

La société LVMH expose qu'en s'attaquant à la "marque phare" du groupe, la société Morgan Stanley a "sapé" la confiance qu'inspire le groupe et a "cassé" son image. La société LVMH reproche, en premier lieu, à Morgan Stanley d'avoir, à partir de mars 2001, indiqué que la maturité de la marque sera atteinte en 2006. La société LVMH reproche, en second lieu, une inégalité de traitement entre Louis Vuitton et Gucci, pour avoir présenté Gucci, en mars 2001, comme étant exposé au même risque de maturité et pour n'avoir parlé, à partir du mois d'août 2002, que d'une seule marque mature : Louis Vuitton.

La société Morgan Stanley réplique que la maturité dépend de la qualité de l'action et des stratégies de développement et d'innovation mises en place par une entreprise pour assurer la poursuite de l'expansion de la marque et du rythme de sa croissance. L'analyste explique avoir posé la question de la maturité sans discrimination concernant Gucci, Louis Vuitton et Cartier en partant du principe que ce sont des marques qui allaient atteindre leur maturité en 2006. Elle conclut que son opinion est cohérente et équilibrée, dès lors qu'elle ne fait que décrire les risques de dispersion auxquels sont exposés tous les grands groupes du luxe.

La Cour constate que, dans le rapport intitulé Living Legends du 6 mars 2001, sous le titre "Ce qui fait les gagnants, gérer de grandes marques", il est indiqué : " Nous pensons que ceux qui arriveront les premiers dans la course du luxe seront ceux qui sauront simultanément acquérir le statut de légende en restant rentables et gérer de grandes marques. A notre avis, GUCCI, Cartier et Louis Vuitton sont toutes des marques qui vont atteindre leur maturité en 2006. Leurs sociétés mères doivent trouver des successeurs à leurs marques phares pour maintenir leur croissance". Il est ensuite écrit que "certaines sociétés de luxe disposent d'une importante trésorerie ou, dans le cas de LVMH, ont des participations non stratégiques dont elles peuvent se défaire pour obtenir des liquidités". Il est également précisé en page 63 du rapport sous le titre Points forts : "Louis Vuitton est à la fois une légende et la marque de luxe la plus rentable du monde".

La société Morgan Stanley écrit encore, dans le même rapport du 6 mars 2001, "Il est communément admis qu'une marque de luxe de premier plan a un potentiel de ventes de deux milliards de dollars avant d'être exposée au risque d'une banalisation (...) Nous sommes convaincus que certaines des plus grandes sociétés cotées doivent anticiper la venue à maturité de leurs marques phares".

Dans le numéro 132 de la revue hebdomadaire du luxe, en date du 28 septembre 2001, Morgan Stanley écrit sous le titre Luxe au Japon : les perspectives, "A plus long terme : quelques marques vont probablement atteindre la maturité (Gucci, Louis Vuitton)".

La situation particulière de Louis Vuitton au Japon est examinée dans le rapport du 14 novembre 2001, intitulé De retour du Japon, qui indique que "une femme japonaise sur 3 et un homme japonais sur 6 détient un produit Louis Vuitton (...) Louis Vuitton est une légende et la marque de luxe la plus rentable au monde". Sous le titre, "Au Japon, certaines marques semblent proches de la maturité", la société Morgan Stanley conclut qu'il "est difficile d'imaginer que certaines marques de luxe européennes, en particulier Louis Vuitton, sont encore loin de leur maturité. Quoi qu'il en soit, nous sommes convaincus que les grandes sociétés de luxe doivent s'attendre à un ralentissement de leur croissance au Japon, compte-tenu de la progression spectaculaire que la plupart d'entre elles y ont enregistré ces cinq dernières années" et plus loin, sous le titre Perspectives à long terme : "les ventes de certaines marques devraient accuser une baisse de régime au Japon à court terme. Compte-tenu de sa taille, Louis Vuitton nous paraît plus proche de la maturité que la plupart des autres marques de luxe cotées".

Face à ce constat concernant la marque Louis Vuitton au Japon, la société Morgan Stanley a émis l'avis, dans le même rapport, que "la marque GUCCI devrait pouvoir réaliser le même niveau de chiffre d'affaires que Louis Vuitton au Japon ", puisqu'à la date du rapport "le Japon représente 18 % des ventes du Groupe GUCCI", alors que "les japonais représentent 88 % des ventes de Louis Vuitton".

Dans la lettre hebdomadaire du 24 janvier 2002, la société Morgan Stanley estime "Nous retenons l'hypothèse d'une croissance interne de 7 % en 2002 pour Louis Vuitton".

Le rapport hebdomadaire du 13 septembre 2002 parle également de la maturité de Louis Vuitton. Enfin, la responsable du service d'analyse financière de la société Morgan Stanley UK a déclaré le 16 septembre 2002 dans le journal italien Reppublica que "Louis Vuitton est mature, tout en étant la marque la plus rentable au monde".

Les autres analystes financiers ont également parlé de maturité de la marque.

Ainsi, la banque ABN Amro indique le 16 mars 2001 sous le titre "LVMH" : "Notre objectif de croissance du résultat d'exploitation (...) n'est pas irréalisable, mais néanmoins ambitieux, compte-tenu de la maturité du réseau de distribution des marques et des volumes de ventes". Le 21 février 2002, ABN Amro précise qu' " une marque globale a atteint la maturité quand les ventes atteignent environ 2 milliards de dollars".

Dans un rapport de Bear Stearns du 11 mars 2002, Louis Vuitton est présenté comme "la marque (qui) a enregistré une des meilleures performances du secteur du luxe, ce qui est remarquable, notamment pour une marque aussi mature".

Dans la revue Dow Jones Business News du 12 septembre 2002, il est fait référence à "la marque mature, mais toujours résistante de Louis Vuitton".

Un article de Breakingviews du 17 février 2003 décrit la marque Louis Vuitton qui "semble actuellement défier la loi de la pesanteur, on ignore combien de temps elle pourra continuer à ce faire (...) Les investisseurs dans LVMH devraient, aujourd'hui plus que jamais, redouter qu'un court-circuit ne se produise dans l'histoire de Louis Vuitton".

Le directeur général de la société LVMH indique dans la revue Business Week en Ligne, parue le 11 décembre 2000 : "la croissance de Vuitton se poursuit et nous pensons qu'elle va rester à deux chiffres". Dans un communiqué du 12 septembre 2002, la société LVMH mentionne que les ventes de la marque Louis Vuitton ont progressé de 10 %, en raison notamment du succès de l'ouverture de la maison Louis Vuitton à Tokyo et dans ses rapports annuels dressés pour 1999, 2000 et 2001, l'intimée confirme que les nouveaux produits de Louis Vuitton représentent une part grandissante du chiffre d'affaires de Louis Vuitton (10 % en 1999, 15 % en 2000, 18 % en 2001), que les boutiques ouvrent au rythme de 13 par an et que les ventes de Louis Vuitton augmentent à un rythme annuel de 16 %.

Le 6 mars 2003, la société LVMH communique ses résultats pour l'année 2002 et conclut qu'elle a été une excellente année, les nouveaux produits Louis Vuitton suscitant "un fort engouement autour de la marque". Le rapport annuel de l'exercice 2003 fait état de la croissance de Louis Vuitton, de sa rentabilité exceptionnelle, de l'expansion de son réseau de distribution dans toutes les régions du monde. D'ailleurs, la société Morgan Stanley l'a très bien compris, puisqu'elle a écrit le 6 février 2003 : " ¿relative résistance de la marque Louis Vuitton¿ Mais nous craignons de remonter la recommandation de (LVMH)¿ du fait du manque de visibilité sur les questions suivantes : ¿ pourquoi Louis Vuitton réussit-elle beaucoup mieux que toute autre marque établie, en dépit de sa dépendance du tourisme japonais ? et le management est-il capable de créer une seconde marque forte « étant donné la dépendance du groupe envers Louis Vuitton et la maturité de celle-ci ? » et encore le 11 avril 2003 : "Nous sommes surpris de la vigueur de Louis Vuitton au Japon comme aux Etats-Unis".

Ainsi, la société Morgan Stanley n'a pas commis de faute en parlant de maturité, alors que tous les analystes s'accordent pour dire qu'une marque est mature lorsque ses ventes dépassent le chiffre d'affaires de 2 milliards de dollars, ce qui n'apparaissait pas le cas de Gucci. Le fait que Louis Vuitton ait continué à progresser en 2003 n'est pas contradictoire, d'autant que la société LVMH ne verse pas aux débats les chiffres des années postérieures. Enfin, l'étonnement de la société Morgan Stanley, comme des autres analystes, sur la persistance de la réussite de la marque est un constat élogieux en même temps qu'un aveu d'incapacité à l'expliquer.

* la dénonciation de l'exposition au Yen, au dollar et le problème des droits de douane américains

La société LVMH reproche à la société Morgan Stanley d'avoir martelé qu'elle était la société la plus exposée au yen, ceci dans le but de détourner les investisseurs vers Gucci. Elle expose qu'elle a combiné trois mesures pour faire face à l'affaiblissement du yen : des couvertures de change, lui permettant de garantir un taux de change constant, des hausses de prix des produits Louis Vuitton au Japon et des mesures de réduction de coûts chez DFS (Duty Free Shop).

La société Morgan Stanley réplique que toutes les sociétés du luxe subissent les fluctuations des devises et qu'elle s'est contentée de faire état de la corrélation étroite entre les évolutions du yen et les cours de bourse de ces sociétés, dont Gucci et LVMH.

La Cour constate que le 24 janvier 2001, Morgan Stanley indique que "les touristes japonais représentent 50 % du chiffre d'affaires de Louis Vuitton... Les ventes de Louis Vuitton et de DFS aux touristes japonais représentent environ 25 % du chiffre d'affaires consolidé".

Le rapport du 14 novembre 2001, sous le titre Poids du Japon, précise que le marché domestique japonais représente "22 % du chiffre d'affaires de la marque Gucci et 18 % des ventes du Groupe Gucci. Sachant que les touristes japonais représentent 25 % du chiffre d'affaires de la marque Gucci dans le reste du monde, nous estimons que les japonais représentent près de 50 % des ventes totales de la marque Gucci". S'agissant de LVMH, la société Morgan Stanley écrit dans le même rapport que "le marché domestique japonais représente 37 % des ventes de la division Mode de LVMH. Pour Louis Vuitton seul, nous estimons la part du marché domestique japonais à 38 % du chiffre d'affaires. Dans la mesure où une part très conséquente des produits de Louis Vuitton est achetée par les touristes japonais dans d'autres régions du monde, nous estimons que les japonais représentent 88 % des ventes de Louis Vuitton".

Et dans la lettre du luxe du 24 janvier 2002, Morgan Stanley conclut : "Parmi les sociétés de luxe, LVMH est la plus exposée au tourisme japonais ; selon nos estimations, les ventes de Louis Vuitton et de DFS aux touristes japonais représentent 25 % du chiffre d'affaires consolidé".

De son côté, la société LVMH annonce dans des communiqués des 9 juillet 2001, 16 octobre 2001 et 23 janvier 2002, une augmentation des ventes au Japon, une croissance de Louis Vuitton de 9 % en 2001, dont 10 % sur le mois de décembre et le bénéfice d'une bonne couverture de change. Elle précise que ce n'est que pour DFS que l'évolution du yen a affecté les résultats.

Comme l'explique la société LVMH, ce qui doit être pris en compte, c'est l'incidence des ventes en devise japonaise sur le résultat du groupe, incidence beaucoup plus importante pour le groupe Gucci que pour le groupe LVMH.

En effet, si Louis Vuitton est plus exposée que toute autre marque à la baisse du yen, c'est en raison du fait incontestable que cette marque est beaucoup plus présente au Japon que Gucci. Il s'agit d'un élément objectif duquel il se déduit que la société LVMH doit supporter un risque de change plus grand que les autres marques.

Les autres analystes ont également donné leur opinion sur l'influence de la baisse du yen sur le secteur du luxe.

Ainsi, Lehman Brothers indique le 20 janvier 1999 au sujet de LVMH que : "les résultats de l'année 1999 seront marqués par l'explosion des profits dans le champagne mais également par l'évolution du yen" et poursuit "LVMH est très exposée à l'Asie, notamment au Japon et au tourisme japonais. Celui-ci est à son tour très sensible à l'évolution du yen : une stabilisation de celui-ci aux niveaux actuels aurait un effet très positif sur la rentabilité globale de LVMH, voire de tout le secteur".

La banque JP Morgan souligne le 1er août 2001 en parlant de LVMH : "Nous craignons que les résultats trimestriels qui seront publiés le 13 septembre et la détérioration de l'environnement macroéconomique, en particulier l'affaiblissement du yen contre le dollar et l'euro, ne pèsent sur le cours de l'action" et le 9 novembre 2001 : " Nous tablons sur des ventes toujours très soutenues au Japon, puisque les touristes resteront chez eux (même si cela ne suffira sans doute pas selon nous à compenser en totalité les 35 % du chiffre d'affaires de Louis Vuitton réalisés grâce aux touristes japonais)".

Goldman Sachs note le 24 janvier 2001 "La baisse du yen aura un impact négatif sur le groupe compte tenu de la forte exposition des marques Louis Vuitton aux consommateurs japonais" et le 4 novembre 2002, "De toutes les sociétés de notre univers, LVMH est celle dont les profits bénéficieraient le plus d'une reprise du tourisme japonais et de la confiance des ménages, du fait de l'importance des coûts fixes du groupe".

Deutsche Bank affirme le 17 janvier 2001 au sujet de LVMH :"Nous sommes préoccupés par le récent affaiblissement de la devise japonaise, qui pourrait s'accentuer, et par son impact négatif sur la demande de la clientèle japonaise, (32% du total des ventes) au cours des six prochains mois", le 4 juillet 2001 "Toutefois, compte-tenu du manque de visibilité sur le yen et de la faiblesse actuelle de cette devise et de l'économie, nous estimons qu'il est trop tôt pour revenir sur le titre" (LVMH), le 4 décembre 2001 "Les touristes japonais représentent en moyenne 15% du chiffre d'affaires total des sociétés du luxe de notre univers. D'après nos estimations, cette proportion atteint 19% pour LVMH", et le 24 janvier 2002 : "Pour conclure, même si aujourd'hui LVMH a entrepris d'ajuster ses coûts au déclin actuel du yen, le groupe n'est pas à l'abri d'une nouvelle dépréciation de la devise japonaise, qui constitue pourtant le scénario le plus probable".

UBS Warburg écrit le 5 juillet 2001 au sujet de LVMH : "Nous avons ramené nos prévisions de croissance du chiffre d'affaires 2001 de 11,5% à 10,4 %, compte tenu des facteurs suivants « Le risqué élevé lié au yen compte tenu de l'importance des voyageurs japonais (déjà moins nombreux) pour le groupe. En effet, après avoir perdu 10% au cours des six derniers mois, le yen devrait encore se déprécier, ce qui entraînera une nouvelle diminution du nombre de touristes japonais ».

Enfin, la société BNP Paribas indique le 21 juin 2001 : "Vu l'exposition de LVMH au yen, nous restons prudents et ramenons notre objectif de cours(...) Nous demeurons prudents parce que LVMH est la société du secteur la plus exposée au yen" .

Toutes ces banques constatent, avec la société Morgan Stanley, que Louis Vuitton est la marque la plus soumise à l'influence du yen. La société Morgan Stanley n'a donc pas émis une "présentation tendancieuse" de Louis Vuitton. De même, la banque n'occulte pas le fait que la société LVMH a financièrement fait face à la baisse du yen. Si la société LVMH expose que Louis Vuitton a toujours disposé de la faculté d'augmenter ses prix au Japon pour parvenir ainsi à récupérer au Japon une bonne partie des ventes perdues sur les lieux de destination des touristes japonais, la société Morgan Stanley l'indique dès le 24 janvier 2001 : "Pour l'exercice 2001, LVMH a couvert son risque de change $ et yen à des niveaux très intéressants. Pour autant, nous estimons que l'effet de change global sera limité à 3 %".

S'agissant de la baisse du cours du dollar, il est encore reproché à la société Morgan Stanley, non pas d'avoir relevé que les Etats Unis représentaient 22 % des ventes en 1999 et que le dollar représentait 29 % des ventes par devises, mais de n'avoir rien dit d'équivalent pour Gucci.

La société Morgan Stanley estime ne pas dénigrer LVMH lorsqu'elle expose que la dépréciation du dollar a un impact négatif pour le secteur du luxe.

La Cour relève que la lettre du luxe du 8 septembre 2000 indique que : "le raffermissement de l'euro est une mauvaise nouvelle pour les sociétés de luxe européennes. LVMH a annoncé qu'il avait couvert plus de la moitié de ses ventes 2001 en dollars pour conserver les bénéfices de la faiblesse actuelle de l'euro. La monnaie européenne a en effet perdu 23% face au dollar depuis son introduction en janvier 1999. En 1999, LVMH a réalisé 22% de ses ventes aux États-Unis et 29% en dollars".

Mais la société Morgan Stanley ajoutait dans le même rapport : "Nous pensons que Louis Vuitton est fin prêt, car il a pris des dispositions dans cette perspective et dispose de sa propre production aux Etats-Unis".

Il ne peut être considéré que ces indications portent tort à la société LVMH. Elles sont même flatteuses puisque la banque soutient que le groupe LVMH fera face à la baisse du dollar.

Concernant les droits de douane appliqués en représailles par les Etats Unis sur le secteur du luxe, la société LVMH reproche à la société Morgan Stanley d'avoir cité Louis Vuitton comme étant concerné par ces nouveaux droits de douane supplémentaires et de n'avoir pas parlé de Gucci. Pourtant, les sacs Gucci tombent sous le coup de la même mesure, comme relevant de la même catégorie de nomenclature douanière américaine, et Gucci réalise, tout comme LVMH, une part important de ses ventes aux Etats-Unis.

L'appelante réplique qu'il n'y a pas de distorsion, car les droits de douane n'affectaient que "les sacs à main recouverts de matière plastique", comme c'est le cas des sacs Louis Vuitton et non des sacs YSL.

Cette affirmation n'est pas discutée. La discrimination alléguée n'est donc pas établie.

La mise en cause de la crédibilité et de la réactivité des dirigeants de LVMH

La société LVMH reproche à la banque d'avoir formulé des avis "sceptiques" sur ses prévisions de croissance et sur la capacité de ses dirigeants alors que, corrélativement, elle manifestait sa confiance dans les dirigeants de Gucci. Elle articule précisément les griefs suivants :

- un manquement au devoir de rigueur, révélé par un scepticisme injustifié sur les prévisions de retour à l'équilibre de DFS et de réduction des pertes de Sephora US ou encore sur la capacité des dirigeants de LVMH à créer une seconde marque forte

- un manquement au devoir d'objectivité dès lors que les propos de la direction de LVMH sont déformés pour justifier la défiance de la banque envers les prévisions de croissance du groupe

- un manquement au devoir d'impartialité en ne s'interrogeant pas sur le réalisme des prévisions de croissance de Gucci ou sur la capacité de la direction de Gucci à réduire les pertes d'Yves Saint-Laurent.

La société Morgan Stanley soutient qu'elle n'a pas dénigré les dirigeants de la société LVMH.

Les propos litigieux, tenus par la banque dans son rapport du 25 janvier 2002, sont : "Nous doutons de la capacité du groupe à réduire ses coûts de manière aussi significative en 2002 et demeurons persuadés que le retour à une croissance bénéficiaire de qualité n'interviendra pas avant 2003. Nous avons relevé notre prévision du résultat net 2002 de 3,6 % en raison de la réduction des pertes de DFS et de Sephora US, mais nos prévisions demeurent en deçà de celles de la direction". Déjà dans un rapport du 6 mars 2001 la banque mentionnait : "Entreprend trop, ce qui réduit sa capacité à redresser les marques. Quelques acquisitions nous paraissent mal adaptées (Donna Karan par exemple)".

La Cour relève que ces propos, certes critiques, portaient sur des faits avérés, partagés par d'autres analystes s'agissant de la dette du groupe, de son endettement et de sa politique d'achats.

La banque ABN Amro avait tenu des propos proches de ceux de la société Morgan Stanley (UK) en soulignant dans son rapport du 19 juin 2001 : "Stratégie d'entreprise- La destruction de valeur qui persiste au sein de la division Distribution sélective et d'autres activités non stratégiques (vente aux enchères par exemple) pourrait faire douter du bien-fondé de ces prises de participations et peser sur la valorisation du titre LVMH avec, à la clé, une décote par rapport aux multiples des groupes du secteur non diversifiés". Et dans son rapport du 29 août 2001, elle écrivait : "mais le niveau persistant de destruction de valeur dans la Distribution sélective et l'incursion du groupe dans des activités qui ne relèvent pas du luxe pur (Donna Karan, vente aux enchères) remettent en question la prime attribuable au numéro un du secteur".

La société Lehman Brothers, de son côté, écrivait dans son rapport du 3 juillet 2002 sur la société LVMH : "Le groupe avait mal choisi le calendrier de ses acquisitions, c'était une perte d'argent et ces activités étaient non stratégiques. Elles n'ont jamais contribué à la croissance".

Le président de la société LVMH a eu, lui-même, l'occasion de révéler dans le "Financial Times" du 21 novembre 2001 sa conscience du choix à opérer dans les activités de distribution, DFS et Sephora : "Ces activités de distribution sont non rentables, et nous n'aimons pas les activités qui perdent de l'argent. Cependant, nous savons pourquoi elles perdent de l'argent et nous allons remédier au problème".

Ainsi l'opinion exprimée par la société Morgan Stanley, que d'autres analystes partageaient, fondée sur des faits avérés, exprimée sans excès et sans intention de nuire démontrée, ne révèle pas de faute.

La décote de 10% et la destruction de valeur

Ce grief, lié aux précédents, particulièrement aux opinions exprimées sur la marque Louis Vuitton ainsi qu'à la destruction de valeur, aussi reprochée aux dirigeants de LVMH, s'appuie sur les données financières et la politique d'acquisition entre 1999 et 2002 de nombreuses sociétés et marques de prestige inégal : Krug, Château Yquem, Chaumet, Tag Heuer, Zenith, Fendi, Hard Candy, Regina Rubens, Make Up For Ever, Miami Cruise Line Services, Urban Decay, Acqua di Parma, Newton Vineyard, Mountadam, Cloudy Bay, Terrazas, Cape Mentelle, Millennium, Philips¿

La société Morgan Stanley écrivait dans sa "Lettre du Luxe" du 1er août 2002 : "Objectifs de cours. LVMH mérite selon nous une décote de 10% par rapport à ses multiples VE/CA et VE/EBITDA historiques (en retenant la période 1991-2001, hors 1999, qui constitue à nos yeux une anomalie). Cette décote nous paraît justifiée par le fait que durant cette période, les dirigeants de la société ont détruit de la valeur (en 1990, la rentabilité des capitaux employés s'élevait à 19%, contre 9,5% en 2001), et s'appuient sur une marque, Louis Vuitton, qui rencontre un vif succès mais est en phase de maturité. Selon cette méthode de valorisation et d'actualisation des cash flows, la valeur d'équilibre de LVMH ressort à 53,6 ¿, soit un potentiel de revalorisation de 18,8%".

Le 13 septembre 2002, la société Morgan Stanley a de nouveau affirmé, au constat d'une baisse du seul "retour sur les capitaux investis" de LVMH entre 1990 et 2001, que le management du groupe aurait "détruit de la valeur", ce qui justifierait l'application d'une décote de 10% sur la valeur du titre.

La société LVMH estime que ces opinions témoignent de manquements de la société Morgan Stanley à ses devoirs de rigueur, d'objectivité et d'impartialité :

- manquement au devoir de rigueur : la banque a utilisé une méthode fausse (retour sur les capitaux investis) et elle s'abstient de justifier du lien logique qui existe entre une prétendue destruction de valeur au cours des 10 années passées et une décote de 10% pour le calcul de la valeur future du titre

- manquement au devoir d'objectivité : le groupe du luxe n'a pas détruit de la valeur entre 1990 et 2001 mais en a créé

- manquement au devoir d'impartialité par l'inégalité de traitement opérée entre LVMH et Gucci car si la société Morgan Stanley avait appliqué à Gucci sa singulière méthode basée sur l'évolution du seul retour sur investissement, elle aurait dû immanquablement constater que ce ratio de la maison de luxe italienne était passé de 62,6% en 1996 à 10% en 2001 ou, selon les chiffres de Finexsi, son expert, de 220,3% en 1996 à 12,2% en 2001. Loin d'en tirer la moindre conséquence sur la valorisation du titre Gucci ni même d'évoquer la question de l'application d'une éventuelle décote sur le titre, comme elle le fait pour LVMH, la banque applique une prime de 10% au motif que "l'équipe de direction est la seule à pouvoir créer une marque forte", occultant dans le même temps le facteur de risque considérable que constituait le départ, depuis longtemps attendu, des dirigeants de Gucci.

Face à l'ambiguïté de l'expression "décote de 10%" ou de son usage par la société LVMH, la société Morgan Stanley se défend d'avoir visé le cours de l'action en bourse du titre LVMH ou sa capitalisation boursière. Elle rappelle que l'action était alors de 45,2¿ et que la décote préconisée s'insérait dans une démarche d'évaluation aboutissant à un cours de 53,6¿.

Il ressort, en effet, des explications apportées, que la société Morgan Stanley (UK) n'appliquait cette décote ni à la valorisation de la société LVMH ni à son objectif de cours en bourse mais à son appréciation sur la dépendance du groupe à la marque Louis Vuitton et à la baisse de la rentabilité des capitaux investis. Sa démarche n'était à l'égard de la société LVMH ni spécifique ni discriminatoire. Elle a produit un tableau des décotes et primes appliquées à 7 sociétés à compter d'août 2002 utilisant ces ratios : outre la société LVMH, les sociétés Bulgari, Burberry, Gucci, Hermes, Swatch et Richemont y sont analysées. Il en ressort que malgré la décote appliquée à la société LVMH et la prime appliquée à Gucci, les objectifs de cours définis par Morgan Stanley (UK) traduisent des anticipations de croissance beaucoup plus élevées sur LVMH que sur Gucci. Ainsi, la société Morgan Stanley justifie l'absence de connotation dénigrante qu'y voyait la société LVMH s'agissant uniquement de mesurer la baisse de la rentabilité des capitaux investis à une époque précisée.

La destruction de valeur est invoquée pour justifier une décote de valorisation selon la méthode des ratios historiques utilisés par la banque et s'entend de la baisse de rentabilité des capitaux employés entre 1991 et 2001. Elle ne concerne pas directement la valeur du titre.

La société LVMH soutient cependant que la nouvelle méthode financière appliquée, qualifiée de "triturage", n'avait pour but que de maintenir sa recommandation "en ligne" alors que sans la décote de 10 %, l'estimation aurait abouti à un "fair value" de 58, représentant un potentiel de hausse de 34 %, le cours de l'époque étant de 43,50, ce qui aurait obligé la banque à faire passer sa recommandation à "surpondérer".

La Cour rappelle que l'expression litigieuse désignait la valorisation de ratios d'évaluation financière, discutables, mais connus (ratios dits "historiques" VE/EBITDA (valeur d'entreprise sur l'excédent brut d'exploitation) et VE/CA (valeur d'entreprise sur le chiffre d'affaires). En outre, cette présentation de l'analyse financière et la formulation des résultats ne sont pas propres à la société Morgan Stanley. La banque ABN Amro dans son rapport précité du 19 juin 2001 évoquait : "La destruction de valeur qui persiste au sein de la division Distribution sélective et d'autres activités non stratégiques...".

Déjà présente dans les commentaires de la banque ABN Amro, la destruction de valeur l'est aussi dans une note établie par la banque JP Morgan le 7 septembre 2001 : "le titre LVMH a considérablement souffert le mois dernier ... affichant ... un ratio valeur théorique EBITDA de 12,6x, qui représenterait une décote de 12%, cette dernière étant justifiée selon nous au vu de l'exposition plus marquée de la société au marché des consommateurs japonais".

En outre, la méthode d'analyse a été appliquée par la société Morgan Stanley à d'autres valeurs du secteur. Une décote sur leurs "multiples historiques" de 10 % puis 30 % pour Bulgari, de 15 % pour Swatch et de 10 % pour Burberry a été préconisée.

Ainsi, l'opinion critiquée est exprimée par la banque Morgan Stanley à partir d'une méthode argumentée d'analyse financière dont les résultats sont partagés par d'autres analystes financiers et qu'elle applique également à d'autres sociétés. La Cour n'a pas à expertiser cette méthode sur le plan financier et relève que l'opinion qui en est issue n'a pas été l'objet d'une présentation particulière et demeure modérée dans son acception du langage financier. Dans ces conditions, elle ne peut être considérée comme constituant une faute civile quasi délictuelle.

La mise en perspective des faits reprochés à la société Morgan Stanley

La société LVMH se plaint aussi de comportements de la société Morgan Stanley, soit en ce qu'ils révèlent des conflits d'intérêt au sens de l'article 10 de la directive 93/22/CEE précitée, soit en ce qu'ils la dénigrent.

L'ombre portée du conflit d'intérêts

La société LVMH reproche à la société Morgan Stanley d'une part la révélation de faux conflits d'intérêts avec elle et d'autre part la dissimulation de conflits d'intérêts avec le groupe Gucci.

* La révélation de faux conflits d'intérêts entre Morgan Stanley et LVMH

Les faits ici reprochés par la société LVMH ont été isolément examinés. Il s'agit de la mention erronée d'un salarié ou d'un administrateur commun, de la présence de la banque dans un syndicat de placement d'une offre publique de titres LVMH, de la demande d'une rémunération pour des services de banque d'affaires.

La société Morgan Stanley oppose que les mentions critiquées ne constituent pas une faute quelconque. Ces mentions avaient pour but d'inviter les investisseurs à plus de retenue à l'égard de l'opinion de l'analyste ou, selon la formule de la directive 2003-125-CE du 22 décembre 2003, de garantir des atteintes à l'objectivité de la recommandation.

Il a été démontré que ces faits, maintes fois renouvelés pour certains, étaient faux et susceptibles de faire croire à des liens de confiance entre les deux parties, ces liens induisant une perception déformée des opinions formulées, voire la croyance en des informations privilégiées. En revanche, les explications apportées par la banque sur l'origine de ces erreurs établissent qu'elles procèdent de l'insuffisance du contrôle de l'information délivrée par la société Morgan Stanley et non d'une intention de faire croire à un faux conflit d'intérêts avec la société LVMH.

Cependant, même non intentionnelle, la faute existe en ce que des lecteurs des informations erronées ont pu croire aux liens de confiance qu'elles suggèrent.

* La dissimulation de conflits d'intérêts entre Morgan Stanley et Gucci

Selon la société LVMH, la société Morgan Stanley cherche, depuis 1995, à lancer la marque Gucci contre elle. L'intimée soutient que cette stratégie se manifeste par des omissions, qualifiées de mensonges. Ainsi, la banque a occulté dans chacun de ses rapports d'analyse financière hebdomadaires, diffusés entre fin 1999 et août 2002, le conflit d'intérêts dans lequel la plaçaient ses relations avec la société Gucci. Le manquement lui paraît d'autant plus délibéré que la banque avait conscience que son service d'analyse financière ne pouvait travailler en toute indépendance alors qu'elle conseillait Gucci pour son acquisition de Sanofi Beauté, de Boucheron ou de Bottega Veneta. Les mentions de la perception d'honoraires à compter d'août 2002 et de sa participation à l'émission de titres Gucci ne répondaient pas à l'exigence attendue de transparence. La société LVMH souligne avoir le 31 mai 2002 mis en demeure la banque de mentionner dans ses rapports qu'elle conseillait Gucci et ce n'est qu'après son assignation en référé du 25 juillet 2002 que la société Morgan Stanley a révélé le conflit d'intérêts.

La société LVMH soutient, en outre, que tout ce qui la concerne est déformé par le rappel de la destruction de valeur, de l'incapacité de son management à lancer une seconde marque forte ou par l'expression d'un scepticisme sur ses prévisions alors que le nom de Gucci est accompagné de louanges sur les capacités du management et d'expressions euphoriques sur les recommandations bien que la situation du groupe fût alors fortement dégradée. Elle ajoute que la banque a joué habilement de la publicité donnée à ses opinions dans la presse internationale. L'intimée estime que même le vocabulaire employé par la banque démontre le dénigrement d'un côté et les louanges de l'autre. Par exemple, lorsqu'il s'agit d'apprécier les conditions d'accès de la société LVMH au marché obligataire, la banque s'abstient, selon elle, de mentionner les informations communiquées le 17 juillet 2002, alors que lorsqu'il s'agit de Gucci (qui accède au marché obligataire par l'intermédiaire de sa société mère PPR), la banque ne manque pas de justifier ses recommandations en se fondant sur les commentaires positifs formulés par l'équipe de direction de PPR.

La société Morgan Stanley estime que l'accusation relative à la dissimulation de conflits d'intérêts se confond avec celle de dénigrement.

Cependant, il convient de relever que plusieurs avertissements circonstanciés relatifs au groupe Gucci ont été donnés par la société LVMH depuis le courrier en date du 17 juillet 2000 de son directeur financier, la demande de cesser "de publier des rapports sur LVMH aussi longtemps que Morgan Stanley conseillera Gucci dans le conflit qui l'oppose à notre groupe" ayant été réitérée par lettre du 8 septembre 2000 à la suite d'échanges de courriers avec la banque. La lettre du 31 mai 2002 du conseil de la société LVMH précisait les griefs.

De 1999 à 2002 la société Morgan Stanley a informé dans 64 rapports, dont 39 hebdomadaires, de ses relations avec Gucci. Il est vrai que la plupart de ses rapports n'ont pas fait état d'un conflit d'intérêts avec la société Gucci et qu'elle n'a mentionné être le conseiller de Gucci qu'à partir d'août 2002 alors qu'elle était depuis1995 la banque de ce groupe et avait organisé sa cotation en bourse. Elle avait, toutefois, suspendu la publication d'objectifs de cours et de recommandations sur Gucci et sur LVMH à compter du 25 janvier 1999 en raison de son implication comme conseil de Gucci sur l'attaque de LVMH. Après la décision du 27 mai 1999 de la Cour d'appel d'Amsterdam déboutant la société LVMH, elle a repris ses recommandations, toute recherche étant arrêtée du 3 juin au 15 septembre 1999 pendant qu'elle conseillait Gucci sur son rachat à PPR de Sanofi Beauté ; de nouveau, du 5 au 7 septembre 2001, elle a suspendu ses recommandations dans l'attente de l'annonce d'un accord entre les groupes PPR et Gucci et du 21 au 24 septembre 2001, dans l'attente de l'annonce de l'autorisation par le régulateur néerlandais du rachat par PPR d'une fraction de la participation de LVMH dans Gucci.

Ainsi, le rapport hebdomadaire du 1er août 2002 sur le secteur du luxe mentionne les deux avertissements relatifs aux perceptions de rémunérations ou de commissions, l'un, nouveau et exact sur Gucci, l'autre, persistant et faux, sur LVMH.

Cependant, la conséquence pour la société LVMH de la révélation à éclipses du conflit d'intérêts entre la société Morgan Stanley et Gucci ne peut se trouver que dans le dénigrement qui, seul, peut l'amener à se plaindre de ce conflit d'intérêts entre la banque et un tiers quant bien même la bipolarité discutée du secteur du luxe entre ce groupe et LVMH serait établie.

Les déclarations de la banque, susceptibles de constituer un dénigrement, seront examinées sous le titre donné par la société LVMH : "la campagne de dénigrement". Celles concernant Gucci seront ensuite examinées sous l'angle de la dissymétrie de traitement entre les sociétés Gucci et LVMH.

La campagne de dénigrement

L'accusation de dénigrement constitue le dénominateur commun à tous les griefs articulés par la société LVMH, dont certains sont fondés.

Elle concerne, au-delà de ces griefs, d'autres faits ou déclarations en eux-mêmes non fautifs. Elle porte, ainsi, sur le management, la stratégie du groupe, sa capacité d'adaptation, ses marques, sa capacité financière et a pris des formes diverses : altérations des objectifs de cours, des recommandations, des cours de bourse.

Il a été indiqué que le dénigrement était pris dans son sens général, qui n'est pas exactement celui de la concurrence déloyale. L'auteur d'un dénigrement au sens de l'article 1382 du Code civil s'efforce par ses discours d'effacer la bonne opinion que les autres ont de quelqu'un ou de dépriser la qualité de ses actions ou de ses produits.

La société LVMH fait tout d'abord grief à la banque d'avoir, de 1999 à 2003, concentré l'attention de son public sur deux de ses cinq pôles d'activité : la mode et maroquinerie, d'une part, la distribution, de l'autre.

La société Morgan Stanley estime ne pas avoir ignoré les cinq pôles du groupe LVMH, par exemple dans son rapport du 14 septembre 2001 dans lequel elle les présente, même si elle a analysé, en priorité, les secteurs les plus dynamiques.

Sur cette approche sélective, la Cour relève qu'il n'est pas démontré que des activités de la société LVMH aient été privilégiées par la banque d'une manière tendancieuse.

Par ailleurs, la société LVMH cite de nombreux extraits de rapports de la société Morgan Stanley dans lesquels elle voit la preuve du dénigrement dont elle soutient avoir été victime :

- 14 juillet 2000 : "Nous recommandons de prendre les profits"

- 26 janvier 2001 : "Sur le plan de notre valorisation par la somme des parties, il y a encore place à une baisse des actions"

- 8 mars 2002 : "il y a trop de risques pour recommander l'action"

- 27 avril 2001 : "Nous pensons toujours que LVMH va sous-performer le secteur dans les mois à venir"

- 4 mai 2001 : "Nous avons réitéré notre position prudente sur LVMH. Notre valorisation sur la somme des parties aboutit à un fair value de 58, soit 15 % de moins que le cours actuel"

- 13 juillet 2001 : "encore trop tôt pour acheter l'action"

- 20 juillet 2001 : "Il est trop tôt pour acheter, à notre avis "

- 14 septembre 2001 : "Nous maintenons notre position négative"

- 26 octobre 2001 : "Nous ne voyons aucune justification à la rapide reprise du cours de LVMH¿"

- 7 décembre 2001 : "La reprise du cours est injustifiée au vu des fondamentaux"

- 22 février 2002 : "Nous ne croyons pas que la valorisation du titre offre une opportunité d'acheter", "des risques importants pèsent sur LVMH en 2002" , "le Groupe pourrait également être contraint de constater des dépréciations d'actifs significatives"

- 1er mars 2002 : "Il y a encore trop d'incertitude pour recommander cette action aux niveaux actuels"

- 8 mars 2002 : "il y a trop de risques pour recommander l'action"

- 30 août 2002 : "LVMH et Swatch sous-performent l'indice Luxe de Morgan Stanley ... Ce sont actuellement les deux valeurs que nous apprécions le moins sur le secteur. Nous préférons Gucci, Burberry, Bulgari et Richemont (toutes à Surpondérer)"

- 13 septembre 2002 : "Nous préférons toujours Richemont et Gucci à LVMH dans une perspective de 12 à 18 mois"

- 7 novembre 2002 : Les valeurs qui nous paraissent les moins attrayantes sont LVMH (En ligne) et Swatch (Sous-pondérer)

- 6 février 2003 : "Nous avons peur de rehausser la recommandation".

La société LVMH estime que, sous couvert d'une recommandation "neutre", la banque exprimait, en réalité, une invitation à la vente du titre. Même si elle limitait son commentaire à ne pas recommander le titre à l'achat, les raisons invoquées conduisaient l'investisseur à se défaire de la valeur.

La société Morgan Stanley se défend de tout dénigrement et oppose que les citations de ses publications ne doivent pas être sorties de leur contexte et que du début de l'année1999 jusqu'en avril 2003, ses recommandations n'ont jamais été "sous pondérer" ni "sous performance".

Il convient de rappeler que les difficultés financières de la société LVMH, au cours de la période examinée, liées à son endettement, ne sont pas fondamentalement discutées, ni l'annonce de l'amélioration de sa dette à long terme, le 17 juillet 2002.

Doivent aussi être soulignés, d'une part, la légitimité de la société Morgan Stanley dans son activité d'analyste financière, notamment dans le domaine du commerce de produits de luxe au niveau international, d'autre part, le style de ses analyses ressortant de ses rapports hebdomadaires.

En effet, le contexte dans lequel la banque emploie la formule ci-dessus citée : "LVMH et Swatch sous-performent l'indice Luxe de Morgan Stanley ... Ce sont actuellement les deux valeurs que nous apprécions le moins sur le secteur. Nous préférons Gucci, Burberry, Bulgari et Richemont (toutes à Surpondérer)", doit être précisé afin de rechercher si les qualifications dépréciatives, néanmoins nuancées, constituent une comparaison dénigrante pour la société LVMH. Il en va de même de la formule : "Les valeurs qui nous paraissent les moins attrayantes sont LVMH (En ligne) et Swatch (Sous-pondérer)", employée dans l'exemplaire du même journal daté du 7 novembre 2002.

La "lettre du luxe" comporte, en première page dans les exemplaires produits aux débats, des formules du même registre subjectif avec l'indication des "valeurs préférées". Les appréciations sur les sept sociétés plus particulièrement suivies sont distribuées dans le sens positif comme dans le sens négatif. Ainsi le 20 décembre 2002 il est mentionné en première page que : "Les résultats légèrement décevants de la division Gucci confortent nos craintes d'une période difficile pour l'industrie du Luxe à Noël 2002 et en 2003".

Mais ce registre de commentaires subjectifs est étayé par des analyses financières. Au-delà du ton employé, il convient d'examiner si la banque a apporté toute l'objectivité requise à l'expression de ses opinions financières.

Deux avis relatifs à la position adoptée par la société Morgan Stanley par rapport aux autres banques et analystes financiers ont été produits aux débats.

D'une part, la note établie par la société Finexsi le 23 décembre 2004 à la demande de la société Morgan Stanley : "On constate que dans le temps, à aucun moment, avant ou après mars 2002, l'équipe Morgan Stanley ne se trouve en position extrême par rapport aux autres analystes, et à aucun moment elle n'émet une recommandation négative sur LVMH. Lorsque certains de ses concurrents restent neutres, elle passe une recommandation « surperformance » ; lorsque certains sont à alléger, elle reste neutre, de même que lorsque certains passent à l'achat, elle reste neutre".

D'autre part, l'AMF fait état dans son rapport des résultats de son examen de 62 articles parus au cours de la période dans la presse financière dans lesquels est émise une opinion sur la société LVMH. Ces documents de l'étude ne sont pas eux-mêmes produits aux débats et la société LVMH estime qu'aucune information utile au litige ne saurait être tirée des appréciations de l'AMF puisque son enquête est limitée à l'examen du respect de la réglementation boursière. Mais aucune critique précise de l'étude effectuée n'est formulée par les parties notamment quant aux qualifications des opinions émises et à leur classification par l'AMF. Aussi, l'analyse de contenu de la presse spécialisée, dont le détail est produit dans le rapport de l'AMF, constitue un élément d'appréciation soumis à la juridiction dont il convient de rendre compte.

L'AMF relève en conclusion de l'étude :

"-les opinions défavorables forment la majorité des cas ;

- il n'existe pas d'établissement qui n'ait pas émis au moins une opinion négative au cours de la période ;

- il n'existe pas d'établissement qui n'ait émis que des opinions positives ;

- aucun établissement n'a émis qu'un seul type d'opinion ;

- tous, Morgan Stanley compris, présentent une gamme de positions qui vont du positif au négatif, ou du neutre au négatif, et vice-versa".

L'AMF ajoute que : "le profil de commentaires de Morgan Stanley ne se distingue pas significativement du point de vue de ses concurrents". La société Morgan Stanley a émis le plus d'opinions neutres et moins de commentaires négatifs que d'autres banques.

L'AMF conclut que : "l'analyse exhaustive comparée des agences montre que sur le fond ... les convergences de vues sont fortes entre les unes et les autres".

Ces avis sont concordants. Ils tiennent compte de nombreuses opinions émises par les analystes financiers dont la Cour ne peut, a priori, considérer qu'ils ont tous été tendancieux. Dès lors que les déclarations critiquées de la société Morgan Stanley ne divergent pas des opinions ailleurs exprimées, le dénigrement à travers les formules litigieuses n'est pas démontré.

La dissymétrie de traitement entre Gucci et LVMH

Le dénigrement pourrait aussi venir d'une dissymétrie de traitement entre les groupes LVMH et Gucci par la société Morgan Stanley dans un contexte de conflit d'intérêts, déjà relevé dans les courriers évoqués, eu égard aux relations de la banque et de la société Gucci. Il est même soutenu, dans des pièces produites aux débats, que la société Morgan Stanley a participé à l'échec de la prise de contrôle de la société Gucci par la société LVMH.

La société LVMH appuie sa démonstration du dénigrement dont elle se plaint d'avoir été l'objet sur des citations extraites des rapports de la société Morgan Stanley, dont, outre les citations précédentes :

- 20 avril 2000 : "Toutefois, malgré les excellents chiffres du 1er trimestre¿ nous croyons que toute hausse serait une bonne occasion de prendre les profits, car nous prévoyons une décélération de la croissance durant le reste de l'année"

- 15 mai 2000 : "Nous croyons qu'en cas de correction de marché, l'activité de LVMH serait affectée, surtout aux Etats-Unis"

- 14 juillet 2000 : "Chiffre d'affaires de LVMH au 1er semestre dépasse nos prévisions, mais nous resterons à « Neutre » sur l'action¿ et nous recommandons de prendre les profits".

L'intimée déduit de toutes ces citations que, sous couvert d'une recommandation prétendument « neutre », et alors même que ses résultats étaient excellents, la société Morgan Stanley recommandait en réalité de vendre. Dans le même temps, la société Gucci échappait aux critiques de la banque, alors que ce groupe était, lui aussi, sensible au risque macro-économique d'une crise américaine.

Par ailleurs, la société LVMH souligne les propos traduisant un dénigrement par rapport au groupe Gucci, desquels il ressort que la société Morgan Stanley :

- s'est abstenue de mentionner les informations positives communiquées par le groupe le 17 juillet 2002 alors que les recommandations sur Gucci étaient accompagnées de commentaires positifs formulés sur l'équipe de direction de PPR.

- a salué la performance des ventes de Gucci sur le marché local japonais quand, à l'inverse, parfois dans le même rapport, elle passait sous silence les performances de LVMH sur ce marché

- a cherché à flétrir les acquisitions de marques effectuées par LVMH, affichant un pessimisme de principe sur l'aptitude de ce groupe à développer de nouvelles marques en vue (dont Fendi et Donna Karan) quand elle affichait un optimisme indéfectible dans la capacité de Gucci à faire de même avec ses marques (Yves Saint-Laurent puis Bottega Veneta) ;

- a présenté en 2002 la seule marque Louis Vuitton comme une marque mature alors qu'un an auparavant elle avait dit que Gucci était exposée au même risque de maturité

- a affirmé une destruction de valeur dans le cas de LVMH quand les mêmes méthodes auraient dû la conduire à constater une destruction de valeur pour Gucci.

L'intimée conclut que ces manquements aux devoirs de rigueur, d'objectivité et d'impartialité ainsi que de prudence et de diligence suffisent à caractériser la faute de dénigrement. L'altération de la réalité, caractéristique du discrédit, ressort de la minoration des qualités, de l'exagération des défauts, de la déformation ou de la dénaturation d'une situation. La société LVMH ajoute que sur le marché du luxe s'affrontent deux groupes, elle et Gucci, à travers les marques dont ces sociétés sont propriétaires. Ce qui nuit à l'une profite mécaniquement à l'autre. Dans ce contexte, la stratégie de dénigrement orchestrée par la société Morgan Stanley sert la place du groupe Gucci sur les marchés financiers, au détriment de celle occupée par son concurrent LVMH.

La société Morgan Stanley dénie toute dissymétrie de traitement et entend démontrer que le secteur n'est pas bipolaire. Sept valeurs étaient en permanence suivies par ses analystes : Bulgari, Burberry, Gucci, Hermes, LVMH, Richemont et Swatch. Or, selon la société Morgan Stanley, Richemont est un groupe plus important que Gucci. Les sociétés autres que LVMH et Gucci représentaient près de la moitié de la capitalisation boursière de l'ensemble des sept sociétés, et plus de 60% de leur flottant entre le 1er janvier 1999 et le 31 décembre 2002. Il est vrai, selon la banque, que LVMH se trouve en tête, légèrement devant Richemont et loin devant Gucci. Dès lors, la thèse des "vases communicants" n'est pas vérifiée. L'exclusion de Richemont de la liste des groupes comparables, voulue par la société LVMH en raison de son activité dans le tabac, n'est pas fondée : des comportements éthiques d'investisseurs peuvent conduire à exclure tout autant les activités vins et alcools, pratiquées par le groupe LVMH que le tabac vendu par le groupe Richemont.

La banque fait aussi valoir que, loin d'avoir dénigré la société LVMH, elle a fait état dans son rapport du 18 juillet 2000 de la révision à la baisse de toutes les valeurs, sauf de celles qui étaient déjà en "neutre"-cas de LVMH- les signes de ralentissement du luxe invitant à la prudence. Dans son rapport du 11 janvier 2002, elle constatait un "manque de visibilité pour 2002 des sociétés de luxe". Le rapport du 11 octobre 2002 maintenait qu'il serait sans doute prématuré de considérer le secteur attrayant. Cette analyse globale du secteur du luxe était effectuée par rapport aux autres secteurs et par rapport aux indices boursiers, sans comparaison directe des émetteurs, LVMH ou Gucci. Chaque valeur a été examinée à travers ses points faibles et ses points forts. C'est ainsi que pour LVMH, il a été écrit dans le rapport du 6 mars 2001 : "LVMH : la valeur du luxe par excellence, Louis Vuitton est à la fois une légende et la marque de luxe la plus rentable du monde..." mais aussi : "Dépendance assez forte à l'égard du taux de change dollar/yen (LV et DFS). L'essor du commerce électronique pèsera sur la rentabilité. Entreprend trop, ce qui réduit sa capacité à redresser les marques. Quelques acquisitions nous paraissent mal adaptées (Donna Karan par exemple)". De juin 1999 à mars 2000, la recommandation sur l'action était neutre, puis de mars 2000 à avril 2000, "surperformance" puis de fin avril 2000 à décembre 2002 neutre, puis en ligne, après le changement de grille de recommandations en mars 2002. Ce changement concernait les rapports hebdomadaires "Luxury goods" et non les rapports "European retail & consumer products" dans lesquels la recommandation était "sous-performance". Le groupe Gucci, de 1999 à septembre 2001, était peu valorisé, des réserves étaient émises sur l'évolution du titre. Dans le rapport de septembre 2001, était soulignée "une stratégie effrénée de croissance externe susceptible de distraire l'équipe de direction des priorités". De janvier 1999 au 21 juillet 2000, la recommandation était achat fort, puis le 21 juillet 2000 surperformance et surpondérer en mars 2002 en raison de la confiance dans le redressement d'Yves Saint Laurent.

La société Morgan Stanley voit une autre réfutation de l'accusation de dénigrement dans l'intérêt porté à d'autres groupes. De mars 1999 à mars 2002, elle a manifesté à de nombreuses reprises une faveur nette pour Bulgari. Deux exemples extraits de ses rapports peuvent en être donnés : "Compte tenu de ses perspectives de croissance, nous estimons que Bulgari est la valeur la plus intéressante de notre univers du luxe" (le 1er octobre 1999) ou "Nous continuons de penser que Bulgari est le "must" du secteur" (rapport du 14 novembre 2000). A partir de mi-2002, elle a exprimé une appréciation favorable sur le groupe Richemont, comme en témoigne son rapport du 14 octobre 2002 intitulé "La valeur la plus attrayante du secteur". A d'autres moments la société Morgan Stanley (UK) a relevé "une décote sur Bulgari et Swatch".

L'appelante conclut qu'en réalité la société LVMH considère comme insupportable tout éloge de Gucci.

Deux questions préalables à l'examen des propos argués de dénigrement, relatives au contexte dans lequel ces propos ont été publiés, doivent être examinées : la bipolarité du secteur et les contentieux entre les trois sociétés, Morgan Stanley, LVMH, Gucci.

* La bipolarité du secteur du luxe

Cette bipolarité est une des conditions majeures du dénigrement dans la thèse de la société LVMH. Outre les sociétés LVMH et Gucci, sont cotées en bourse les sociétés nonomarques Hermès, Burberry, Bulgari et Swatch et le groupe Richemont, multimarques, qui présente la particularité, déjà examinée, d'avoir une activité orientée vers le tabac. Il est rappelé que la société Gucci a acquis successivement depuis 1999 Yves Saint-Laurent, Boucheron, Bottega Veneta, Alexander Mc Queen, Stella Mc Cartney et Balenciaga.

Parmi ces sept sociétés, LVMH vient en numéro un pour la capitalisation boursière, suivie de Richemont puis de Gucci.

Le tableau suivant précise le montant de la capitalisation boursière, en millions d'euros, fin 2002, de chaque société ainsi que le pourcentage par rapport au total de ces 7 sociétés et leur rang respectif. Les mêmes calculs sont présentés pour le nombre de citations dans la presse des sociétés examinées durant la période 1995-2003 (9000 sources de la presse de 118 pays ont été étudiées par des moyens informatiques). Les données -non discutées- sont extraites des rapports produits aux débats par chaque partie. Elles sont présentées dans les conclusions de l'appelante, s'agissant de la capitalisation boursière, et dans une étude de l'Edhec, produite par la société LVMH, s'agissant de l'analyse des citations des sociétés dans la presse :

capitalisation boursière

%

rang

nombre de citations dans la presse

%

rang

LVMH

Richemont

Gucci

Hermes

Swatch

Burberry

Bulgari

18.349

9.784

7.434

4.818

4.658

1.726

1.335

38,1

20,3

15,5

10,0

9,7

3,6

2,8

1

2

3

4

5

6

7

52.593

17.059

74.682

6.926

24.970

18.941

11.865

25,4

8,2

36,1

3,3

12,1

9,1

5,7

2

5

1

7

3

4

6

La confrontation de ces deux méthodes d'inspiration différente permet de compléter une approche financière avec la perception induite par les choix de la presse spécialisée.

Il ressort des capitalisations boursières comparées que, fin 2002, la société LVMH était loin en tête suivie de Richemont puis de Gucci mais que la presse mondiale projetait au premier plan, par le nombre d'articles, Gucci devant LVMH, ces deux sociétés se partageant près des deux tiers de l'ensemble des articles consacrés aux sept sociétés examinées.

Mais la bipolarité implique une influence marquée de chacune des deux parties par rapport aux autres sociétés. Or, les deux facteurs présentés ne permettent pas de conclure à une bipolarité nette de ce secteur économique entre les sociétés LVMH et Gucci alors que les cinq autres sociétés représentent 46,4% pour la capitalisation boursière et 38,5% pour le nombre d'articles de presse, soit plus du tiers dans les deux cas outre que Gucci n'est pas en deuxième position pour la capitalisation boursière.

La démonstration de propos dénigrant, à travers la bipolarité recherchée par la société LVMH, n'est pas apportée.

* Les contentieux antérieurs

Les contentieux entre les trois sociétés, Morgan Stanley, LVMH, Gucci, précédemment évoqués, ont commencé en 1995 lorsque la société Morgan Stanley a conseillé Gucci pour son entrée en bourse. En février 1999, la société LVMH annonçait détenir 20 %, puis 32 % des actions de Gucci. La société Morgan Stanley a alors assisté le groupe PPR dans sa prise de contrôle de Gucci. C'est ainsi que le 19 mars 1999, les dirigeants de Gucci ont ouvert le capital de la société au groupe PPR par une émission de titres conférant à ce dernier 40 % du total des actions, PPR apportait en échange 2,9 milliards de dollars. En février 2000, c'est la banque Morgan Stanley qui mettait à la disposition de Gucci un de ses directeurs financiers. Lors du contentieux ouvert devant les tribunaux néerlandais, la société Morgan Stanley a assisté Gucci pendant les procès puis le 9 septembre 2001 dans l'élaboration de la transaction signée entre Gucci, PPR et LVMH. C'est aussi la société Morgan Stanley qui assistait Gucci lors de ses acquisitions de Sanofi Beauté, de Boucheron en mai 2000 et de Bottega Veneta en février 2001.

* Les propos du dénigrement

Le contexte financier étant précisé, il convient d'examiner les propos du dénigrement. Une première observation s'impose : il n'est pas fait état de déclarations dans lesquelles la société Morgan Stanley dénigrerait directement une société ou avantagerait l'autre dans le même article, hormis les préférences émises par la banque dont la fréquence et le style ont été soulignés et ne conduisent pas à retenir un discrédit de la société LVMH.

En revanche, des textes concernant chaque société sont présentés dans une proximité susceptible de susciter une comparaison des mérites respectifs. Un exemple est donné par les articles parus dans le rapport du luxe daté du 22 février 2002. Dans la même page numérotée 3, sur deux colonnes, la société Morgan Stanley présente un article relatif à la cession partielle de Phillips par la société LVMH et un article sur les ventes de Gucci sur le marché asiatique. Sous deux titres différents, l'un consacré à "la recherche de la semaine" et l'autre introduisant la rubrique "actualités sociétés", ces articles n'appellent pas a priori de rapprochement. Cependant, le premier se termine par une note négative, tenant à la forte exposition au yen de la société LVMH, sans rapport apparent avec le reste de l'article, tandis que l'autre article, consacré à Gucci, fait état de manière positive de ventes demeurées dynamiques en dépit de l'affaiblissement du yen. La même référence au yen dans les deux articles peut amener le lecteur à comparer. Toutefois, cette comparaison n'est pas proposée ; d'autre part les contextes des deux articles et des deux sociétés examinées sont différents et n'incitent pas à cette comparaison. Il ne peut donc être conclu qu'il s'agit d'un propos dénigrant.

S'agissant de la maturité des marques Louis Vuitton et Gucci, la société Morgan Stanley n'a pas parlé de phase de maturité en 2002 pour Gucci alors qu'elle l'a fait pour la société LVMH. Elle a justifié cet avis par le temps nécessaire à cette société pour réaliser "le même niveau de chiffre d'affaires que Louis Vuitton" au Japon. Mais aucune discrimination ne peut être reprochée dès lors que les deux sociétés sont dans des situations objectivement différentes puisque les ventes de Gucci n'avaient pas atteint le seuil fatidique de 2 milliards de dollars déjà mentionné.

Ainsi, aucune des citations rapportées ne contient tous les éléments constitutifs du dénigrement en tant que faute civile.

Ceci étant, dans le contexte financier de tentative de prise de contrôle de Gucci par LVMH, connu des investisseurs, l'engagement de la banque aux côtés de la société Gucci, lui-même connu, devait conduire la banque à la prudence à laquelle expose une situation objective de partialité. Ainsi, l'erreur déjà relevée de la banque sur le taux d'endettement de 37%, publié dans le Financial Times le 16 mars 2002, a eu d'autant plus de portée que la situation de la société LVMH était comparée dans l'article examiné à celle de la société Gucci, considérée par la banque comme plus favorable.

* La juxtaposition d'opinions négatives

Il reste à rechercher si la juxtaposition d'opinions négatives, fautives ou non fautives, constitue un dénigrement. En effet, la multiplicité d'erreurs et d'opinions négatives émises par la société Morgan Stanley sur la société LVMH suggère le discrédit.

Mais, d'une part, l'intention que révéleraient ces erreurs n'est pas suffisamment établie ; d'autre part, les opinions négatives et erreurs ont été publiées au cours de trois années dans des contextes financiers et économiques différents, ce qui a réduit leur portée, à supposer qu'un investisseur ait pu en conserver la mémoire.

De plus, les opinions litigieuses étaient mélangées avec de nombreuses appréciations positives sur la société LVMH, formulées par la société Morgan Stanley dans ses rapports, qui en atténuaient les effets et, à tout le moins, rendaient plus trouble la perception d'une intention sous-jacente aux erreurs. Parmi ces opinions positives il faut citer :

- 7 juillet 2000 : "LVMH : Fortes ventes, valeur stable"

- 20 juillet 2001 : "Selon nous, LVMH est la valeur la plus à même de profiter d'une amélioration du sentiment vis-à-vis du secteur du Luxe, mais il nous semble qu'il est encore trop tôt pour acheter le titre"

- 7 novembre 2002 : "le titre LVMH affiche une performance relativement satisfaisante depuis le début de l'année 2002 grâce à deux facteurs : 1) la bonne tenue du chiffre d'affaire de LV et 2) les perspectives ouvertes par le processus de "restructuration". Nous sommes aussi favorablement impressionnés par la résistance relative des ventes de LV en cette période de déclin".

Par ailleurs, la Cour relève que dans son "rapport d'enquête sur l'information financière et le marché du titre LVMH à compter du 26 février 2001" l'AMF retient qu'il n'a pas été établi que les erreurs commises par la banque (sur la présence d'un administrateur commun, sur la perception de commissions et sur le ratio d'endettement) avaient été de nature à fausser le fonctionnement du marché. Les opinions émises ne constituent pas de fausses informations au sens du règlement COB no98-07. Enfin l'AMF conclut : "il n'a pas été possible d'établir une corrélation entre ces opinions de Morgan Stanley et l'évolution du cours de l'action LVMH. A l'inverse, l'impact des considérations macro-économiques globales, le choc des événements internationaux, voire les annonces de la société LVMH elle-même (notamment celles concernant les résultats ou les avertissements sur résultats) n'ont pas toujours été sans effet sur le cours".

En conclusion, les affirmations de la société LVMH quant à la volonté de la société Morgan Stanley de la dénigrer ne sont pas suffisamment démontrées.

Les préjudices subis et leur lien de causalité avec les fautes

La société LVMH a droit à la réparation du préjudice subi du fait des fautes retenues contre la société Morgan Stanley. Il est rappelé que la Cour n'est saisie que des préjudices soufferts sur le territoire national et par la société LVMH elle-même, non par ses filiales. L'intimée convient que le débat ne peut être étendu, comme l'a fait le premier juge dans la définition de la mission d'expertise, aux filiales de la société LVMH.

Les préjudices dont se plaint la société LVMH sont d'ordre moral et matériel, le lien de causalité permettant de définir précisément la conséquence des fautes sur l'image commerciale ou financière de la société.

L'indemnisation concerne les mentions erronées dont certaines révèlent de faux conflits d'intérêts : la mention fausse d'un salarié ou administrateur de Morgan Stanley siégeant au conseil d'administration de LVMH a eu lieu 95 fois pendant un peu plus de trois ans ; la mention fausse de la perception de commissions au titre de prestations de banque d'affaires de LVMH a eu lieu 4 fois en 2002 ; la mention fausse selon laquelle la société Morgan Stanley a été chef de file ou membre du syndicat de placement d'une offre publique de titres LVMH s'est produite plusieurs fois de 2000 à 2002 ; l'erreur sur le ratio d'endettement de LVMH a eu lieu une fois lors de la parution de l'article du Financial Times le 16 mars 2002.

les préjudices matériels

La société LVMH a chiffré son préjudice pour deux fautes non retenues, la préconisation d'une décote de 10 % et l'entrave à l'émission d'obligations échangeables.

Elle n'a pas chiffré le préjudice subi du fait des fautes retenues. Dans l'attente du dépôt du rapport de l'expertise ordonnée par le tribunal de commerce, qui porte, notamment, sur ces fautes, elle a demandé à la Cour de ne pas évoquer les points non jugés. Puisqu'elle n'a pas fourni à la Cour les éléments pour statuer, un sursis sur les préjudices résultant de fautes constituées s'impose.

Toutefois, il est de bonne justice de donner à l'affaire une solution définitive, au sens de l'article 568 du nouveau Code de procédure civile, après avoir ordonné une mesure d'instruction confiée au même expert. La mission d'expertise doit être redéfinie pour être en accord avec les préjudices retenus afin que les investigations ne portent que sur les effets de ces préjudices.

le préjudice moral

L'observation de la société Morgan Stanley selon laquelle le tribunal de commerce aurait statué ultra petita, en raison de l'absence de demande d'indemnisation du préjudice moral par la société LVMH, est sans portée puisqu'il n'est pas sollicité d'annulation du jugement et que la demande de confirmation de la condamnation à payer 30 millions d'euros est présentée devant la Cour sans constituer une demande nouvelle, s'agissant d'une demande qui tend aux mêmes fins que celles présentées devant le premier juge.

Le préjudice moral a pour objet de réparer les conséquences du faux conflit d'intérêts et des erreurs factuelles notamment sur le ratio d'endettement. Il s'agit d'une atteinte à l'image et à la réputation de la société LVMH.

Mais la société LVMH n'a pas précisé sa demande pour les fautes retenues, étant rappelé que la décision du tribunal de commerce a porté sur des fautes dont certaines sont désormais écartées, ce qui conduit à infirmer la décision sur le montant fixé et à surseoir sur son appréciation.

Le rôle de la société Morgan Stanley US

La société Morgan Stanley US sollicite sa mise hors de cause.

La société LVMH fait valoir que les rapports d'analyse financière indiquent tous à leur dernière page que la société Morgan Stanley DW Inc "accepte la responsabilité du contenu" des rapports d'analyse. Sur ce seul fondement la société LVMH demande que les condamnations soient prononcées in solidum.

Mais aucune faute quasi délictuelle n'est articulée contre la société Morgan Stanley US dont l'acceptation de responsabilité est sans portée au regard de sa responsabilité civile délictuelle.

Cette société est mise hors débat sans dépens lesquels sont à la charge de la société LVMH. Elle demande des dommages et intérêts pour procédure abusive. Mais les éléments de la cause ne permettent pas de caractériser une faute commise par la société LVMH ayant fait dégénérer en abus son droit d'agir en justice. Il n'est pas inéquitable de laisser à la charge de la société Morgan Stanley US ses frais non répétibles supportés en première instance et devant la cour.

Les autres demandes

La société Morgan Stanley (UK) a présenté une demande de la somme de 10 millions d'euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive ainsi qu'une demande de publication de l'arrêt à intervenir dans trois quotidiens de la presse économique et financière et dans trois quotidiens de la presse grand public de diffusion internationale. Mais, des demandes de la société LVMH étant admises, il ne saurait y avoir d'abus de procédure de sa part et les demandes de l'appelante ne sont pas fondées.

La société LVMH a sollicité la publication de la décision, mesure ordonnée par le tribunal de commerce. Mais cette demande, non étayée, ne s'impose pas en l'absence de preuve d'un quelconque retentissement des faits retenus auprès des investisseurs. Le jugement du tribunal de commerce est infirmé sur ce point.

Il est sursis à statuer sur l'évaluation des préjudices matériel et moral dans l'attente de l'expertise ordonnée ainsi que sur les frais non répétibles demandés par la société LVMH et sur les dépens.

PAR CES MOTIFS

Confirme le jugement du 12 janvier 2004 du tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a déclaré la société Morgan Stanley & Co International Limited (UK) responsable de fautes commises au préjudice de la société LVMH Moët Hennessy Louis Vuitton, en ce qu'il a admis l'existence d'un préjudice matériel et d'un préjudice moral subis par la société LVMH Moët Hennessy Louis Vuitton et en ce qu'il a débouté les sociétés Morgan Stanley (UK et US) de leurs demandes reconventionnelles,

L'infirme pour le surplus,

Statuant à nouveau quant à ce et évoquant,

Sursoit à statuer sur la demande en réparation du préjudice matériel et du préjudice moral subis par la société LVMH,

Avant dire droit sur l'appréciation du préjudice matériel, désigne M. Didier E..., ..., en qualité d'expert avec pour mission, tenant compte des travaux déjà effectués à la demande du tribunal de commerce de Paris, de :

* collecter auprès de la société LVMH les éléments chiffrés permettant de connaître pendant la période allant de 1999 à 2003 :

les dépenses publicitaires directes et de communication de la société LVMH ayant un rapport avec le préjudice allégué

* donner un avis, après avoir collecté ces chiffres, sur la part de dépenses supportée par la société LVMH pour maintenir son image atteinte par les fautes commises par la société Morgan Stanley UK à savoir les annonces erronées tenant à :

- la présence d'un administrateur ou d'un salarié commun aux deux sociétés,

- la présence de la société Morgan Stanley UK dans un syndicat de placement d'une offre publique de titres LVMH

- la rémunération attendue de la société LVMH,

- le ratio d'endettement erroné à la date de sa publication dans le Financial Times du 16 mars 2002,

- les faux conflits d'intérêts entre les deux parties

Rappelle que l'expert prendra en considération les observations ou réclamations des parties -la société LVMH et la société Morgan Stanley UK-, et, lorsqu'elles sont écrites, les joindra à son avis si les parties le demandent et fera mention, dans son avis, de la suite qu'il aura donnée aux observations ou réclamations présentées, dans les conditions prévues par l'article 276 du nouveau Code de procédure civile dans sa rédaction du décret du 28 décembre 2005,

Fixe à la somme de 5.000 ¿ le montant de la consignation à valoir sur la rémunération de l'expert à la charge de la société LVMH,

Dit que cette consignation devra être déposée avant le 1er octobre 2006 au greffe de la Cour d'appel et que le défaut de consignation dans le délai pourra entraîner la caducité de la mesure,

Dit que l'expert déposera le rapport avant le 1er avril 2007, sauf modification apportée par le magistrat de la mise en état chargé du contrôle de l'expertise,

Déboute la société Morgan Stanley (UK) de ses demandes devant la Cour,

Déboute la société LVMH de sa demande de publication de la décision,

Met hors de cause la société de droit américain Morgan Stanley DW Inc,

Déboute la société de droit américain Morgan Stanley DW Inc de ses demandes de dommages et intérêts pour procédure abusive et sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

Condamne la société LVMH aux dépens de première instance et d'appel de la mise en cause de la société de droit américain Morgan Stanley DW Inc, avec application de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile,

Réserve la demande de frais non répétibles de la société LVMH et les autres dépens.