CJUE, 8e ch., 22 décembre 2022, n° C-98/22
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Eurelec Trading SCRL, Scabel SA
Défendeur :
Ministre de l’Économie et des Finances, Groupement d’achat des centres Édouard Leclerc (GALEC), Association des centres distributeurs Édouard Leclerc (ACDLEC)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Safjan (rapporteur)
Juges :
M. Piçarra, M. Jääskinen
Avocat général :
M. Emiliou
Avocats :
Me Boularbah, Me Derenne, Me Laude, Me De Sart, Me Dupont, Me Parleani
LA COUR (huitième chambre),
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Eurelec Trading SCRL (ci-après « Eurelec ») et Scabel SA, sociétés ayant leur siège en Belgique, au ministre de l’Économie et des Finances (France) au sujet de pratiques restrictives de concurrence à l’égard de fournisseurs établis en France.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Le considérant 10 du règlement no 1215/2012 énonce :
« Il est important d’inclure dans le champ d’application matériel du présent règlement l’essentiel de la matière civile et commerciale, à l’exception de certaines matières bien définies [...] »
4 L’article 1er de ce règlement, qui figure au chapitre I de celui-ci, intitulé « Portée et définitions », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Le présent règlement s’applique en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction. Il ne s’applique notamment ni aux matières fiscales, douanières ou administratives, ni à la responsabilité de l’État pour des actes ou des omissions commis dans l’exercice de la puissance publique (acta jure imperii). »
Le droit français
5 Le livre VI du code de commerce, dans sa version applicable aux faits au principal (ci-après le « code de commerce »), intitulé « De la liberté des prix et de la concurrence », comprend, notamment, un titre IV, lui même intitulé « De la transparence, des pratiques restrictives de concurrence et d’autres pratiques prohibées ». L’article L 442-6 de ce code, qui figure sous ce titre IV, dispose :
« I. Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé par le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :
[...]
2° De soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ;
[...]
III. L’action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d’un intérêt, par le ministère public, par le ministre chargé de l’économie ou par le président de l’Autorité de concurrence lorsque ce dernier constate, à l’occasion des affaires qui relèvent de sa compétence, une pratique mentionnée au présent article.
Lors de cette action, le ministre chargé de l’économie et le ministère public peuvent demander à la juridiction saisie d’ordonner la cessation des pratiques mentionnées au présent article. Ils peuvent aussi, pour toutes ces pratiques, faire constater la nullité des clauses ou contrats illicites et demander la répétition de l’indu. Ils peuvent également demander le prononcé d’une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à cinq millions d’euros. Toutefois, cette amende peut être portée au triple du montant des sommes indûment versées, ou, de manière proportionnée aux avantages tirés du manquement, à 5 % du chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France par l’auteur des pratiques lors de dernier exercice clos depuis l’exercice précédant celui au cours duquel les pratiques mentionnées au présent article ont été mises en œuvre. La réparation des préjudices subis peut également être demandée. [...]
[...] »
6 Le titre V du livre VI du code de commerce, intitulé « Des pouvoirs d’enquête », contient les articles L 450-1 à L 450-10 de ce code.
7 L’article L 450-1, II, dudit code dispose :
« Des fonctionnaires habilités à cet effet par le ministre chargé de l’économie peuvent procéder aux enquêtes nécessaires à l’application des dispositions du présent livre. »
8 Selon l’article L 450-4, premier alinéa, du code de commerce, les agents mentionnés à l’article L 450-1 de ce code peuvent, avec l’autorisation d’un juge et sous le contrôle de celui-ci, procéder à des visites en tous lieux ainsi qu’à la saisie de documents et de tout support d’information dans le cadre d’enquêtes demandées, notamment, par le ministre chargé de l’économie.
9 L’article L 450-8 dudit code énonce :
« Est puni d’un emprisonnement de deux ans et d’une amende de 300 000 euros le fait pour quiconque de s’opposer, de quelque façon que ce soit, à l’exercice des fonctions dont les agents mentionnés à l’article L. 450-1 sont chargés en application du présent livre. »
Le litige au principal et la question préjudicielle
10 Eurelec, société de droit belge, est une centrale de négociation des prix et d’achats fondée par le groupe E. Leclerc et le groupe Rewe, qui sont respectivement des coopératives de commerçants de droit français et de droit allemand.
11 Scabel, société de droit belge, exerce un rôle d’intermédiaire entre Eurelec et les centrales d’achat régionales françaises et portugaises de la société Leclerc et assure un rôle de prestataire de services administratifs et techniques pour Eurelec.
12 Le Groupement d’achat des centres Édouard Leclerc (GALEC) est la centrale d’achat nationale du groupe Leclerc, qui négocie les contrats cadre annuels avec les fournisseurs français, lesquels contrats cadre sont mis en œuvre par les centrales d’achat régionales.
13 L’Association des centres distributeurs Édouard Leclerc (ACDLEC) est en charge de l’élaboration de la stratégie à long terme du Mouvement E. Leclerc et a été à l’initiative de l’alliance entre les enseignes E. Leclerc et Rewe en Europe.
14 Entre l’année 2016 et l’année 2018, le ministre de l’Économie et des Finances a mené une enquête qui l’a conduit à soupçonner l’existence de pratiques possiblement restrictives de concurrence mises en œuvre en Belgique par Eurelec à l’égard de fournisseurs établis en France. En effet, selon cette enquête, Eurelec contraindrait les fournisseurs à accepter des baisses de prix sans contrepartie, en violation du code de commerce, et imposerait à ceux-ci l’application de la loi belge aux contrats conclus, afin de contourner la loi française.
15 Estimant que la réalité des pratiques soupçonnées avait été confirmée par des visites et des saisies de documents effectuées au cours du mois de février 2018 dans les locaux du GALEC et de l’ACDLEC, le ministre de l’Économie et des Finances a, par actes d’huissier des 19 juillet et 27 septembre 2019, en vertu de l’article L 442-6 du code de commerce, assigné Eurelec, Scabel, le GALEC et l’ACDLEC devant le tribunal de commerce de Paris (France), aux fins que celui-ci constate que ces pratiques soumettaient leurs partenaires commerciaux à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, enjoigne à ces sociétés de cesser lesdites pratiques et condamne lesdites sociétés, entre autres, à une amende civile. Les sociétés assignées ont soulevé une exception tirée de l’incompétence des juridictions françaises pour connaître de l’action introduite par le ministre de l’Économie et des Finances en ce qu’elle était dirigée contre Eurelec et Scabel, sociétés établies en Belgique, conformément aux dispositions du règlement no 1215/2012.
16 Par jugement interlocutoire du 15 avril 2021, le tribunal de commerce de Paris a rejeté l’exception d’incompétence et s’est déclaré compétent pour connaître de l’action.
17 Eurelec et Scabel ont interjeté appel de ce jugement devant la cour d’appel de Paris (France), la juridiction de renvoi, en exposant que l’action intentée par le ministre de l’Économie et des Finances ne relevait pas de la « matière civile et commerciale », au sens du règlement no 1215/2012, et, par suite, que cette juridiction était incompétente en ce que l’action était dirigée contre elles.
18 Le ministre de l’Économie et des Finances estime que ses demandes entrent bien dans le champ d’application matériel du règlement no 1215/2012. En effet, l’objet de l’action introduite étant de défendre l’ordre public économique français, il considère que la connaissance de celle-ci doit être réservée au juge français. S’agissant de l’utilisation de ses pouvoirs d’enquête, il estime nécessaire de distinguer la phase d’enquête de celle de la procédure juridictionnelle, en soutenant que le critère d’applicabilité du règlement no 1215/2012 est l’usage effectué de ces éléments de preuve, et non leurs modalités de recueil. Il ajoute enfin que son action s’inscrit dans un rapport d’égalité avec les sociétés assignées, dans la mesure où il est lui aussi soumis aux règles du code de procédure civile applicables à toutes les parties à l’instance.
19 Dans ces circonstances, la cour d’appel de Paris a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« La matière “civile et commerciale” définie à l’article 1er, paragraphe 1, du [règlement no 1215/2012] doit-elle être interprétée comme intégrant dans son champ d’application l’action – et la décision judiciaire rendue à son issue – i) intentée par le [ministre de l’Économie et des Finances] sur le fondement de l’article [L 442-6, I, 2°, du code de commerce] à l’encontre d’une société belge, ii) visant à faire constater et cesser des pratiques restrictives de concurrence et à voir condamner l’auteur allégué de ces pratiques à une amende civile, iii) sur la base d’éléments de preuve obtenus au moyen de ses pouvoirs d’enquête spécifiques ? »
Sur la question préjudicielle
20 Par sa question, la juridiction de renvoi souhaite savoir, en substance, si l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que la notion de « matière civile et commerciale », au sens de cette disposition, inclut l’action d’une autorité publique d’un État membre contre des sociétés établies dans un autre État membre aux fins de faire reconnaître, sanctionner et cesser des pratiques restrictives de concurrence à l’égard de fournisseurs établis dans le premier État membre, lorsque cette autorité publique exerce des pouvoirs d’enquête ou des pouvoirs d’agir en justice exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers.
21 À cet égard, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, si certains litiges opposant une autorité publique à une personne de droit privé peuvent relever du champ d’application du règlement no 1215/2012, il en est autrement lorsque l’autorité publique agit dans l’exercice de la puissance publique (arrêt du 16 juillet 2020, Movic e.a., C 73/19, EU:C:2020:568, point 35 ainsi que jurisprudence citée).
22 En effet, la manifestation de prérogatives de puissance publique par l’une des parties au litige, en raison de l’exercice par celle-ci de pouvoirs exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers, exclut un tel litige de la « matière civile et commerciale », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 (arrêt du 16 juillet 2020, Movic e.a., C 73/19, EU:C:2020:568, point 36 ainsi que jurisprudence citée).
23 Il s’ensuit que, pour déterminer si une matière relève ou non de la notion de « matière civile et commerciale », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012, et par voie de conséquence du champ d’application de ce règlement, il y a lieu d’identifier le rapport juridique existant entre les parties au litige et l’objet de celui-ci, ou, alternativement, d’examiner le fondement et les modalités d’exercice de l’action intentée (arrêt du 16 juillet 2020, Movic e.a., C 73/19, EU:C:2020:568, point 37 ainsi que jurisprudence citée).
24 Ainsi, relève de la notion de « matière civile et commerciale » une action opposant les autorités d’un État membre à des professionnels établis dans un autre État membre dans le cadre de laquelle ces autorités demandent, à titre principal, à ce que soit constatée l’existence d’infractions constituant des pratiques commerciales déloyales prétendument illégales et à ce que soit ordonnée la cessation de celles-ci ainsi que, à titre accessoire, à ce que soient ordonnées des mesures de publicité et à ce que soit imposée une astreinte (voir, en ce sens, arrêt du 16 juillet 2020, Movic e.a., C 73/19, EU:C:2020:568, point 64).
25 Tel n’est en revanche pas le cas d’une demande tendant à se voir octroyer la compétence d’établir l’existence d’infractions futures par simple procès-verbal rédigé par un fonctionnaire de l’autorité publique en cause, une telle demande portant en réalité sur des pouvoirs exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers (voir, en ce sens, arrêt du 16 juillet 2020, Movic e.a., C 73/19, EU:C:2020:568, point 62).
26 En l’occurrence, il ressort de la décision de renvoi que, d’une part, l’action en cause au principal, qui a pour objet la défense de l’ordre public économique français, a été introduite sur la base d’éléments de preuve obtenus dans le cadre de visites sur les lieux et de saisies de documents. Or, de tels pouvoirs d’enquête, même si leur exercice doit être préalablement autorisé par le juge, n’en demeurent pas moins exorbitants par rapport au droit commun, en particulier parce qu’ils ne peuvent être mis en œuvre par des personnes privées et parce que, conformément aux dispositions nationales pertinentes, toute personne s’opposant à l’exercice de telles mesures encourt une peine d’emprisonnement ainsi qu’une amende de 300 000 euros.
27 D’autre part, l’action au principal tend, notamment, au prononcé de l’amende civile visée à l’article L 442–6, III, deuxième alinéa, du code de commerce. Or, s’il est vrai qu’une telle amende doit être infligée par la juridiction compétente, seuls le ministre chargé de l’économie et le ministère public peuvent en demander le prononcé. En particulier, en vertu de l’article L 442-6 du code de commerce, la victime de pratiques restrictives de concurrence ne peut agir qu’en réparation du préjudice causé par ces pratiques et solliciter la cessation desdites pratiques ou la nullité de la clause concernée.
28 À cet égard, l’action en cause au principal se distingue de celle en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 16 juillet 2020, Movic e.a. (C 73/19, EU:C:2020:568), dès lors que, dans cette affaire, les autorités publiques compétentes demandaient, contre des sociétés auxquelles des infractions de nature commerciale étaient reprochées non pas le prononcé d’une amende, mais seulement la délivrance d’une injonction de cessation desdites infractions, faculté dont disposaient également les personnes intéressées et les associations de protection des consommateurs (voir, en ce sens, arrêt du 16 juillet 2020, Movic e.a., C 73/19, EU:C:2020:568, point 48).
29 Dans ces conditions, en mettant en œuvre l’action en cause au principal, le ministre de l’Économie et des Finances agit « dans l’exercice de la puissance publique (acta jure imperii) », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012, de telle sorte que cette action ne relève pas de la notion de « matière civile et commerciale », visée à ladite disposition, ce qu’il appartient toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier.
30 Au vu de ce qui précède, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que la notion de « matière civile et commerciale », au sens de cette disposition, n’inclut pas l’action d’une autorité publique d’un État membre contre des sociétés établies dans un autre État membre aux fins de faire reconnaître, sanctionner et cesser des pratiques restrictives de concurrence à l’égard de fournisseurs établis dans le premier État membre, lorsque cette autorité publique exerce des pouvoirs d’agir en justice ou des pouvoirs d’enquête exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers.
Sur les dépens
31 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) dit pour droit :
L’article 1er, paragraphe 1, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale,
doit être interprété en ce sens que :
la notion de « matière civile et commerciale », au sens de cette disposition, n’inclut pas l’action d’une autorité publique d’un État membre contre des sociétés établies dans un autre État membre aux fins de faire reconnaître, sanctionner et cesser des pratiques restrictives de concurrence à l’égard de fournisseurs établis dans le premier État membre, lorsque cette autorité publique exerce des pouvoirs d’agir en justice ou des pouvoirs d’enquête exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers.