Cass. com., 16 mai 2018, n° 16-16.547
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Riffault-Silk
Avocats :
SCP Alain Bénabent, SCP Thouin-Palat et Boucard
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 3 mars 2016), que les actions de la société anonyme Acadomia groupe, devenue Domia Group, sont admises aux négociations sur le marché libre Euronext ; que cette société, ayant pour dirigeants M. X..., président du conseil d'administration, ainsi que MM. Y... et Z..., compte parmi ses actionnaires la société Madag et la société Capris ; que le 28 février 2007, l'assemblée générale des actionnaires a autorisé l'augmentation différée du capital par voie d'émission d'obligations à bons de souscription et/ou d'acquisition d'actions remboursables (OBSAAR) ; que le 3 avril 2007, le conseil d'administration a décidé de procéder à l'émission d'un emprunt obligataire de 10 millions d'euros auquel étaient attachés 1 999 950 bons de souscription (les BSAAR) ; que les obligations ont été intégralement souscrites par deux établissements de crédit ; que la société Madag a acquis à compter du 11 mai 2007 des titres de la société Domia Group, et que les négociations engagées en vue de les céder à M. X... ont échoué en février 2008 ; que la société Madag ayant franchi le seuil de 20 % de participation, les bons de souscription qui avaient été acquis auprès des deux établissements de crédit par MM. X..., Y... et Z..., via la société Scad, anciennement dénommée Bastogne, sont devenus immédiatement exerçables, en vertu de la clause dérogeant à la non-exerçabilité des BSAAR avant le 14 octobre 2011, permettant ainsi à M. X..., au travers de cette société, de contrôler la société Domia Group le 25 février 2008 ; qu'estimant avoir surpayé les titres acquis qui ne lui conféraient qu'une participation minoritaire du fait d'un manquement du dirigeant de la société Domia Group à son devoir de loyauté à l'égard de ses actionnaires, la société Madag a assigné M. X... en réparation de son préjudice ;
Sur le moyen unique du pourvoi principal :
Attendu que la société Madag fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes alors, selon le moyen :
1°/ que même en l'absence d'intervention de l'AMF, l'actionnaire d'une société faisant appel public à l'épargne peut engager une action en responsabilité délictuelle à l'encontre de la société ou de ses dirigeants à raison de manquements aux dispositions du règlement général de l'AMF relatives à l'information du public ; que dans ses conclusions d'appel, la société Madag démontrait que M. X... avait méconnu certaines obligations mises à sa charge par le règlement général de l'AMF, et en particulier son obligation d'informer le public de l'émission des OBSAAR par la voie d'un communiqué de presse et son obligation de déclarer l'acquisition de BSAAR dans un délai de cinq jours de bourse ; que pour refuser d'examiner si de tels manquements étaient caractérisés, la cour d'appel a énoncé que le médiateur de l'AMF n'avait relevé l'existence d'aucun manquement aux dispositions du règlement général de l'AMF et qu'il n'était pas établi que l'AMF ait décidé d'une enquête sur l'opération en cause ; qu'en statuant de la sorte, la cour d'appel a méconnu son office, en violation des articles 221-1 et 223-1 et suivants du règlement général de l'AMF, ensemble les articles 4 et 1382 du code civil ;
2°/ que comme le faisait valoir la société Madag dans ses conclusions d'appel, le simple fait que les actionnaires de la société Domia Group aient, lors de l'assemblée générale du 28 février 2007, donné compétence au conseil d'administration pour décider de l'émission d'OBSAAR ne leur permettait nullement de savoir que cette émission serait effectivement réalisée moins de deux mois plus tard, dès lors qu'il ne s'agissait que d'une simple autorisation, que d'autres opérations alternatives avaient été envisagées, et qu'une émission d'OBSAAR pouvait paraître inutile dans l'hypothèse d'un échec de la candidate socialiste aux élections présidentielles ; qu'en jugeant pourtant que la participation du dirigeant de la société Madag à l'assemblée générale du 28 février 2007 impliquait que la décision, prise le 11 mai 2007, de faire entrer cette société dans le capital de la société Domia Group à hauteur d'une première tranche de 10 millions d'euros était « nécessairement » intervenue en connaissance de cause de l'émission d'OBSAAR devenue effective le 11 avril 2007, sans caractériser l'existence d'un quelconque élément qui aurait permis à la société Madag de savoir que l'émission d'OBSAAR avait effectivement été réalisée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil ;
3°/ que le rapport complémentaire décrivant les conditions définitives d'une opération pour laquelle l'assemblée générale des actionnaires d'une société anonyme a délégué sa compétence au conseil d'administration est établi au moment où le conseil d'administration fait usage de sa délégation, mis immédiatement à la disposition des actionnaires au siège social de la société, puis porté à leur connaissance à la plus prochaine assemblée générale ; qu'il en résulte qu'à moins qu'ils ne soient avertis de la décision prise par le conseil d'administration ou de la mise à disposition d'un rapport complémentaire, les actionnaires restent dans l'ignorance, jusqu'à la prochaine assemblée générale, de l'existence d'un rapport complémentaire et ne peuvent donc en réclamer la communication au moment de son établissement ; qu'en jugeant pourtant, pour écarter le moyen selon lequel la société Madag n'avait pas été informée des modalités définitives de l'émission d'OBSAAR au moment où elle a investi dans le capital de la société Domia Group, que ces modalités figuraient dans un rapport complémentaire daté du 18 avril 2007 mis à la disposition des actionnaires et que l'absence de réclamation des actionnaires au sujet de ce rapport « tend[ait] à établir » que celui-ci leur avait été communiqué en temps utile, cependant que tant qu'ils ignoraient que l'opération avait été réalisée, les actionnaires n'étaient pas en mesure de solliciter la communication dudit rapport, la cour d'appel a violé les dispositions de l'article R. 225-116 du code de commerce, ensemble l'article 1382 du code civil ;
4°/ qu'il ressort des constatations de l'arrêt que le rapport complémentaire daté du 18 avril 2007 mentionnait que les BSAAR attachés aux obligations émises en avril 2007 ne seraient « pas exerçables avant le 14/10/2011 », sans faire référence à l'existence d'une clause permettant un exercice anticipé en cas, notamment, de franchissement de seuil de 20 % ; que dès lors, même à supposer que ce rapport ait été porté à la connaissance des actionnaires avant l'assemblée générale qui s'est tenue en 2008, l'information dont ils disposaient alors était nécessairement erronée, peu important que l'assemblée générale n'ait pas imposé au conseil d'administration de différer ainsi l'exercice des BSAAR au 14 octobre 2011 ; qu'en se fondant pourtant sur la circonstance inopérante tenant au contenu de la délégation de compétence de l'assemblée générale pour écarter l'existence d'une dissimulation d'information résultant de l'absence de mention de la clause d'exercice anticipé en cas de franchissement de seuil de 20 %, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil ;
5°/ que le devoir de loyauté du dirigeant lui impose de révéler, avant une opération de cession portant sur les actions de la société, toutes les informations de nature à influer sur le consentement des associés intervenant à ladite opération ; que l'acquisition des titres de la société Domia Group par la société Madag étant intervenue entre le 14 mai et le 8 juin 2007, puis entre le 18 juillet et le 19 septembre 2007, les informations figurant dans l'avis publié au BALO le 17 septembre 2007 étaient trop tardives pour satisfaire à l'obligation de loyauté à laquelle était tenu le dirigeant de la société Domia Group ; qu'en se fondant pourtant sur cet avis pour écarter toute faute de ce dernier, la cour d'appel a statué par des motifs inopérants et ainsi privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil ;
Mais attendu, en premier lieu, que l'arrêt constate que le président de la société Madag a assisté à l'assemblée générale du 28 février 2007, en tant que dirigeant de la société Capris, et qu'il a participé au vote de la résolution autorisant le conseil d'administration à décider de l'émission d'OBSAAR, dans un délai de dix-huit mois ; qu'il relève que le rapport du conseil d'administration précédant cette assemblée générale exposait en détail l'opération projetée, motivée par la nécessité de renforcer les fonds propres de la société, et précisait que les principaux établissements de crédit de la société Acadomia groupe s'étaient déclarés prêts à souscrire des obligations, ces précisions rendant prévisible la concrétisation de cette opération après validation de l'assemblée générale ; qu'il retient que le rapport complémentaire établi par le conseil d'administration a été mis à la disposition des actionnaires dans les quinze jours précédant la réalisation de l'opération, conformément à l'article R. 225-116 du code de commerce, et que parmi les actionnaires, les investisseurs professionnels, donc présumés avertis, ont pu y avoir accès en temps utile, faisant ainsi ressortir qu'avant d'investir des sommes conséquentes, la société Madag aurait pu se renseigner sur les informations qui lui étaient aisément accessibles et qui étaient susceptibles d'affecter son consentement ; qu'il relève qu'en autorisant l'émission des OBSAAR, l'assemblée générale a expressément admis que les bons de souscription seront immédiatement détachables des obligations, ce qui implique qu'ils pourront être cédés sans délai par les banques aux bénéficiaires désignés, qu'elle n'a pas prévu de différer l'exercice des bons de souscription attachés aux obligations émises, et que l'insertion d'une clause dérogeant à la non-exerçabilité de ces bons est une clause usuelle, que la société Madag ne pouvait ignorer ; qu'en l'état de ces constatations et appréciations, la cour d'appel a légalement justifié sa décision ;
Et attendu, en second lieu, que l'arrêt relève que la société Madag n'était pas, lors de ses acquisitions, dans la situation d'un tiers étranger ne disposant que d'informations publiques, son dirigeant ayant eu connaissance des modalités de l'opération, en sa qualité de représentant de la société Capris, actionnaire de la société Domia Group ;
D'où il suit que le moyen, inopérant en ses première et cinquième branches qui critiquent des motifs surabondants, n'est pas fondé pour le surplus ;
Et sur le second moyen du pourvoi incident :
Attendu que M. X... fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes de dommages-intérêts alors, selon le moyen :
1°/ qu'il soutenait dans ses conclusions que la multiplication des procédures diligentées par la société Madag à son encontre démontrait un véritable « acharnement procédural » et une « instrumentalisation de la justice à des fins personnelles », constitutifs d'un abus du droit d'agir ; que pour écarter toute faute de la société Madag dans l'exercice de son action, la cour d'appel s'est fondée sur les seules circonstances que « la présente instance s'inscrit dans le même contexte que la procédure engagée par Madag portant sur la demande d'annulation de l'emprunt obligataire et sur la contestation de la suppression partielle de son droit de vote, qui a donné lieu le 5 novembre 2015 à un arrêt de rejet de la présente cour qui a condamné Madag à payer à Domia Group 100 000 euros » et que M. X... est « rompu au monde des affaires et à ses aléas » ; qu'en statuant ainsi par des motifs inopérants à écarter l'existence d'un abus du droit d'agir, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil, devenu 1240 de ce code ;
2°/ que M. X... soutenait dans ses conclusions que l'acharnement procédural de la société Madag lui avait causé un préjudice financier tenant à ce qu'il avait dû renoncé à sa participation au sein de la société Domia Group, de sorte qu'il ne dirigeait plus la société que pour le compte d'un fonds de retournement anglo-saxon Metric Capital ; que pour juger que M. X... n'aurait pas subi de préjudice économique personnel, la cour d'appel a retenu qu'il « a négocié sa participation auprès d'un fonds d'investissement britannique qui l'a maintenu dans ses fonctions » ; qu'en statuant ainsi par des motifs inopérants à écarter l'existence d'un préjudice financier résultant non de la perte de son mandat social, mais de sa participation au sein de la société Domia Group, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil, devenu 1240 de ce code ;
3°/ que M. X... soutenait dans ses conclusions que l'acharnement procédural de la société Madag lui avait causé un préjudice de réputation en mettant en cause son éthique et sa probité ; que pour juger que M. X... n'aurait pas subi de préjudice moral personnel, la cour d'appel s'est fondée sur les seules circonstances que « la présente instance s'inscrit dans le même contexte que la procédure engagée par Madag portant sur la demande d'annulation de l'emprunt obligataire et sur la contestation de la suppression partielle de son droit de vote, qui a donné lieu le 5 novembre 2015 à un arrêt de rejet de la présente cour qui a condamné Madag à payer à Domia Group 100 000 euros » et que M. X... est « rompu au monde des affaires et à ses aléas » ; qu'en statuant ainsi par des motifs impropres à écarter l'existence du préjudice moral d'atteinte à la réputation personnellement subie par M. X..., la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil, devenu 1240 de ce code ;
4°/ que M. X... produisait régulièrement aux débats un courrier du 16 novembre 2015 aux termes duquel le directeur d'un établissement bancaire soulignait très précisément que « si nos 10 années de collaboration m'ont convaincu à titre personnel de votre intégrité, vos déboires actionnariaux dont la scène judiciaire diffusée dans la presse et dont la banque a par ailleurs été tenue informée, ont évidemment provoqué au sein du comité de Crédit de la BRED une position restrictive à votre endroit qui met aujourd'hui notre établissement dans l'impossibilité de vous accompagner » ; que ce courrier ajoutait qu'il s'agissait là d'une position « communément partagée sur la place bancaire » ; qu'en écartant tout préjudice moral personnellement subi par M. X... sans examiner, serait-ce sommairement, cette pièce, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;
Mais attendu que l'arrêt relève que M. X..., rompu au monde des affaires et à ses aléas, ne caractérise pas suffisamment l'existence d'une faute de la société Madag en lien direct avec le préjudice qu'il invoque, ni l'existence d'un préjudice distinct l'affectant personnellement d'un point de vue moral et économique ; qu'en l'état de ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui n'a ainsi relevé aucun élément de nature à établir que la société Madag aurait fait dégénérer en abus son droit d'agir en justice et d'exercer une voie de recours, et qui n'était pas tenue de s'expliquer sur les pièces qu'elle décidait d'écarter, a légalement justifié sa décision ; que le moyen n'est pas fondé ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le premier moyen du pourvoi incident, qui est éventuel :
REJETTE les pourvois principal et incident.