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Décisions

Cass. com., 9 février 2022, n° 19-26.339

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Guérin

Rapporteur :

M. Ponsot

Avocats :

SARL Ortscheidt, SCP Piwnica et Molinié, SCP Rocheteau et Uzan-Sarano

Lyon, du 17 oct. 2019

17 octobre 2019

Faits et procédure

2. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 17 octobre 2019), rendu sur renvoi après cassation (chambre commerciale, financière et économique, 12 mai 2015, pourvoi n° 13-28.059), la société anonyme [N] SA, ayant pour administrateurs MM. [V], [D] et [S] [N], ce dernier étant en outre président de la société (les consorts [N]), était une société holding qui détenait la quasi-totalité des titres représentant le capital de la société [N] frères, ayant une activité industrielle dans le secteur du textile. Le 14 avril 1999, la société [N] SA a cédé à la société Rocade, détenue majoritairement par les consorts [N], la totalité des titres de la société [N] frères. Le 5 juillet 1999, la société Artimon a acquis l'intégralité des actions représentant le capital de la société [N] SA, qu'elle a ensuite absorbée.

3. Le 12 octobre 2001, l'administration fiscale a notifié à la société Artimon un redressement au titre de l'impôt sur les sociétés, motivé par l'insuffisance, par rapport à leur valeur vénale, du prix des actions de la société [N] frères retenu par les parties à l'acte du 14 avril 1999.

4. Le 12 avril 2002, la société Artimon, aux droits de laquelle sont venues, successivement, les sociétés SOFIPE et PGFP, faisant valoir que les consorts [N] avaient, notamment en cédant à la société Rocade à un prix anormalement bas les actions de la société [N] frères, commis des fautes de gestion préjudiciables à la société [N] SA, les a assignés en paiement de dommages-intérêts. [V] puis [D] [N] étant décédés en cours d'instance, leurs héritiers respectifs, Mme [K] [N] et M. [B] [N], d'une part, Mmes [T] et [J] [N] et [O] [Z], d'autre part, ont été appelés ou sont intervenus volontairement à l'instance.

5. Celle-ci a été suspendue dans l'attente de l'issue du contentieux opposant l'administration fiscale à la société Artimon, qui avait contesté le redressement. Ce contentieux a pris fin le 16 mars 2010 par la décision du Conseil d'Etat de ne pas admettre le pourvoi formé contre l'arrêt de la cour administrative d'appel ayant confirmé le jugement du tribunal administratif qui avait rejeté le recours de la société Artimon.

Examen des moyens

Sur le moyen du pourvoi principal, pris en ses première, deuxième et troisième branches, sur le premier moyen du pourvoi incident de M. [S] [N], Mme [O] [Z] et Mmes [T] et [J] [N], et sur le moyen du pourvoi incident de M. [B] [N], pris en ses première et sixième branches, ci-après annexés

6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Mais sur le second moyen du pourvoi incident de M. [S] [N], Mme [O] [Z] et Mmes [T] et [J] [N], pris en sa deuxième branche, et sur le moyen du pourvoi incident de M. [B] [N], pris en sa quatrième branche, en ce qu'il fait grief à l'arrêt de le condamner in solidum avec les consorts [N] à payer à la société SOFIPE la somme de 204 884,84 euros, réunis

Enoncé des moyens

7. M. [S] [N], Mme [O] [Z] et Mmes [T] et [J] [N] font grief à l'arrêt de les déclarer responsables des préjudices subis par la société SOFIPE à raison des fautes de gestion commises par MM. [V], [S] et [D] [N] et de les condamner in solidum à payer à celle-ci la somme de 204 884,84 euros en réparation du préjudice subi au titre du redressement fiscal, alors « que le préjudice indemnisé doit être en relation de causalité directe avec la faute reprochée ; qu'en l'espèce, les consorts [N] faisaient valoir qu'en renonçant au bénéfice d'une garantie de passif, à l'effet de payer un prix de cession ne représentant qu'une fraction de la valeur des capitaux propres de la société [N] SA, la société Artimon, dans les droits de laquelle se trouve la société SOFIPE, avait accepté de courir le risque d'avoir à supporter les conséquences d'un éventuel redressement fiscal de la société cédée ; qu'en se bornant à observer que le choix de la société cessionnaire de prendre en charge le risque de l'absence de garantie de passif n'était pas fautif, sans rechercher, comme il lui était demandé, si l'économie ainsi réalisée sur le prix de cession n'impliquait pas de la part de la société Artimon que celle-ci prenne en charge le risque du redressement fiscal que pourrait avoir à supporter la société cédée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 225-251 du code de commerce. »

8. M. [B] [N] fait, notamment, grief à l'arrêt de le condamner in solidum avec les consorts [N] à payer à la société SOFIPE la somme de 204 884,84 euros, alors « que le cessionnaire qui a renoncé volontairement à solliciter une garantie de passif afin de réaliser une plus-value immédiate constituée par une réduction du prix et choisi ainsi de supporter un risque fiscal éventuel, ne peut solliciter la condamnation du cédant aux causes d'un redressement fiscal ultérieur, en l'absence de lien de causalité entre ledit redressement et une faute du cédant ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que la société Artimon avait accepté d'assumer les risques de la cession risque en ne concluant pas de garantie de passif, en contrepartie notamment d'une réduction du prix de 4 %, soit une économie de 805 483,48 francs (122 795,16 euros) ; qu'en se bornant à déduire des causes du redressement fiscal la somme de 122 795,16 euros, sans rechercher, ainsi qu'elle y était invitée si, en raison de cette acceptation du risque de redressement fiscal, le cessionnaire n'était pas définitivement privé du droit de solliciter la condamnation du cédant aux causes du redressement fiscal, en l'absence de tout lien de causalité entre ledit redressement et une faute du cédant, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 225-251 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1134, alinéa 1er, du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 :

9. Selon ce texte, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites et doivent être exécutées de bonne foi.

10. Pour condamner in solidum MM. [S] et [B] [N], Mme [O] [Z] et Mmes [T] et [J] [N] à payer à la société SOFIPE la somme de 204 884,84 euros en réparation du préjudice né de l'obligation de régler les causes du redressement fiscal, l'arrêt retient que la faute des administrateurs ayant consisté en une vente des titres de la société [N] frères à un prix minoré est en lien causal avec ce préjudice. Ayant constaté que la société Artimon, cessionnaire des titres de la société [N] SA, avait accepté de prendre en charge le risque de l'absence de garantie de passif moyennant une réduction du prix de 4 %, l'arrêt retient toutefois que ce choix ne saurait être qualifié de fautif, dès lors que la société Artimon n'était pas en possession de toutes les informations sur la cession de la société [N] frères et des conséquences qui pouvaient en découler.

11. En se déterminant par de tels motifs, sans rechercher, comme il lui était demandé, si l'économie ainsi réalisée sur le prix de cession n'impliquait pas de la part de la société Artimon que celle-ci prenne en charge le risque du redressement fiscal que pourrait avoir à supporter la société cédée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.

Sur le pourvoi principal, pris en ses quatrième, cinquième, sixième et septième branches

Enoncé du moyen

12. La société PGFP, venant aux droits de la société SOFIPE, fait grief à l'arrêt de n'avoir condamné in solidum MM. [S] et [B] [N], ainsi que Mmes [K], [T] et [J] [N] et [O] [Z] à lui payer que les sommes de 49 867,30 euros au titre du prix de cession anormalement bas et 204 884,84 euros en réparation du préjudice subi au titre du redressement fiscal, alors :

4°/ que M. [B] [N], Mme [K] [N], épouse [L], et M. [S] [N] et Mmes [O] [Z], [T] et [J] [N], avaient dans leurs conclusions respectives, invoqué la circonstance selon laquelle la cession des parts de la société [N] SA à la société Artimon n'avait pas été assortie d'une garantie de passif pour solliciter le rejet de la demande de la société Artimon tendant à l'indemnisation de son préjudice résultant du redressement fiscal ; qu'ils avaient fait valoir que le choix délibéré de la société Artimon de ne pas demander de garantie de passif, ce qui lui avait permis de bénéficier d'un prix de cession minoré, excluait toute indemnisation à ce titre, M. [B] [N] qualifiant en outre ce choix de fautif ; qu'aucun des intimés n'avait fait valoir, à titre subsidiaire, qu'il y avait lieu de tenir compte, pour l'évaluation du préjudice, d'un avantage dont la société Artimon aurait bénéficié, et qu'il y avait ainsi lieu de déduire du montant du redressement fiscal le montant de la réduction de prix obtenue par la société Artimon en faisant le choix de ne pas solliciter de garantie ; qu'en relevant ce moyen d'office, sans inviter les parties à s'en expliquer, la cour d'appel a violé l'article 16 du code de procédure civile ;

5°/ qu'après avoir retenu que "la faute des administrateurs ayant consisté en une vente des titres à un prix minoré est en lien causal avec le préjudice" résultant du redressement fiscal subi par la société Artimon, et que "ce préjudice consistant à avoir payé un impôt sur une somme non perçue est réparable", la cour d'appel a jugé que "le préjudice dont il est réclamé l'indemnisation au titre du redressement fiscal subi par la société Artimon doit prendre en compte les éventuels avantages dont a elle bénéficié" ; que la cour d'appel a par ailleurs constaté que "la société Artimon a accepté de prendre en charge le risque d'absence de garantie de passif, moyennant une réduction du prix de 4 %", réalisant une économie de 122 795,16 euros ; que la cour d'appel a estimé qu'il y avait lieu, pour évaluer le préjudice, de déduire du montant du redressement la somme de 122 795,17 euros correspondant à l'économie qu'elle avait réalisée en optant pour une cession des titres sans garantie de passif, tout en relevant que ce choix de la société Artimon "ne saurait être qualifié de fautif, contrairement à ce qu'affirme M. [B] [N], dès lors qu'elle n'était pas en possession de toutes les informations sur la cession de la société [N] frères et des conséquences qui pouvaient en découler" ; qu'en statuant ainsi, quand il résultait de ses propres constatations que l'économie réalisée résultait, non de la minoration fautive des capitaux propres de la SA [N], mais du choix non fautif de la société Artimon de ne pas solliciter la stipulation d'une garantie de passif dans l'acte de cession, de sorte que cette économie réalisée sur le prix de cession ne constituait pas un avantage résultant de la situation dommageable dont la cour d'appel pouvait tenir compte pour minorer le préjudice, la cour d'appel a violé le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, ensemble l'article L. 225-251 du code de commerce ;

6°/ qu'en toute hypothèse, en jugeant qu'il y avait lieu, pour évaluer le préjudice résultant du redressement fiscal subi par la société Artimon, de déduire du montant de ce redressement la somme de 122 795,17 euros correspondant à l'économie qu'elle avait réalisée en optant pour une cession des titres sans garantie de passif, sans caractériser que cette économie résultait de la minoration fautive des capitaux propres de la SA [N], la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 225-251 du code de commerce ;

7°/ que la cour d'appel a constaté que le protocole d'accord de cession des actions de la société [N] SA du 5 juillet 1999 stipulait, en son article 2, que "la cession des actions sera consentie moyennant un prix global égal à la valeur des capitaux propres, telle qu'elle figurera au passif du bilan des sociétés, arrêté à la date du 30 juin 1999, diminué d'un abattement forfaitaire de 9,5 %" et que la société Artimon avait payé une somme de 17 619 053 F ; qu'elle a par ailleurs constaté qu'à l'occasion des négociations de la cession des actions de la société [N] SA à la société Artimon "deux options ont été envisagées : soit le paiement d'un prix égal à 94,5 % du montant des capitaux propres, en cas de fourniture d'une garantie de passif, soit le paiement d'un prix égal à 90,5 % du montant des capitaux propres, en l'absence de garantie de passif", et que "les parties se sont accordées sur la seconde solution" ; qu'il résulte de ces constatations que la valeur des capitaux propres retenue dans l'acte de cession était de 19 468 566,85 francs (la somme de 17 619 053 francs correspondant à 90,5 % de la somme de 19 468 566,85 francs) et que, si la garantie de passif avait été prévue, la société Artimon aurait payé la somme de 18 397 795,67 francs, correspondant à 94,5 % de ce montant ; que, pour limiter à la somme de 204 884,84 euros le préjudice résultant pour la société Artimon du redressement fiscal d'un montant de 327 680 euros, la cour d'appel a considéré qu'il y avait lieu déduire de ce montant la somme de 805 483,48 francs, soit 122 795,16 euros, correspondant à la somme économisée par la société Artimon, qui avait payé une somme de 17 619 053 francs au lieu de 18 424 536 francs ; qu'en statuant ainsi, tandis qu'il résultait de ses propres constatations que la société Artimon aurait dû payer, si une garantie de passif avait été prévue, une somme de 18 397 795,67 francs, et qu'ainsi l'économie réalisée s'élevait à la somme de 778 762,67 francs, soit 118 718,39 euros, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, ensemble l'article L. 225-251 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

13. La cassation de l'arrêt sur les pourvois incidents rend sans objet l'examen de ces griefs.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

REJETTE le pourvoi principal ;

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne in solidum MM. [S] et [B] [N], Mmes [K], [T] et [J] [N] et Mme [O] [Z] à payer à la société PGFP, venant aux droits de la société SOFIPE, la somme de 204 884,84 euros outre intérêts au taux légal et capitalisation dans les conditions de l'article 1343-2 du code civil en réparation du préjudice subi au titre du redressement fiscal, et en ce qu'il les condamne à payer à la société SOFIPE la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens, l'arrêt rendu le 17 octobre 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Lyon ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Grenoble.