CA Paris, Pôle 5 ch. 8, 17 septembre 2013, n° 12/14712
PARIS
Arrêt
Confirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Hirigoyen
Conseillers :
Mme Delbès, M. Boyer
Avocats :
Me Torre, Me Gondard
Le 7 août 2003, la société Groupe Bartin qui a pour activité la collecte et le retraitement de déchets industriels a acquis de M. Alain L. et de Mlle Marie F. la totalité des actions composant le capital social de la société de retraitement de ferraille Etablissements Pierre L. par voie de cession et d'apport, les consorts L. recevant ensemble 4 297 actions, soit 3% du capital de la société Groupe Bertin en contrepartie de leur apport valorisé à 1 524 490 euros.
Une convention entre les actionnaires historiques du Groupe Bartin et les époux L., régularisée le 17 septembre 2003, ménageait à ces derniers un droit de retrait en cas de modification du contrôle du groupe, à un prix ne pouvant être inférieur à la valeur d'apport de leurs titres, majorée d'un intérêt annuel au taux légal, sans capitalisation et déduction faite des dividendes perçus sur la période.
M L. a, à la même date, été embauché en qualité de directeur commercial du Groupe Bartin, et se trouve à ce jour responsable du site de La Courneuve.
A la suite de l'entrée d'un nouvel investisseur dans le capital de la société Groupe Bartin, celle-ci est devenue Bartin Recycling Group (BRG), à laquelle les anciens actionnaires ont fait, par convention du 17 mars 2005, apport de leurs titres, M. L. ayant ainsi reçu 337 303 actions de la société nouvelle (soit 1, 8% du capital) en contrepartie de ses titres Groupe Bartin.
Par acte sous seing privé en date du 30 mars 2007, M. L. a cédé à M. B., alors actionnaire majoritaire et président de la société BRG, la totalité de sa participation au capital de cette dernière au prix de 825 135 euros, les parties étant convenu, comme précisé au préambule du protocole, de fixer le prix en considération des accords conclus lorsqu'elles étaient actionnaires de la société Groupe Bertin nonobstant la caducité desdits accords et M. L. ayant souscrit à une clause de renonciation à recours figurant à l'article 3.2 de la convention.
Le 16 novembre 2007, la société Veolia Propreté a conclu avec l'ensemble des actionnaires de la société BRG un contrat portant sur l'acquisition de la totalité du capital social de cette dernière, la réalisation définitive de la cession étant intervenue le 13 février 2008.
Invoquant le silence gardé par son associé sur l'existence de pourparlers en cours avec Veolia Propreté lors de la cession du 30 mars 2007, M. L. a fait assigner M. B., par acte du 25 novembre 2008, devant le tribunal de commerce de Paris, sur le fondement de la réticence dolosive, en réparation de son préjudice.
Par jugements avant dire droit des 11 mars 2010, 9 février et 4 octobre 2011, le tribunal a fait injonction à M. B. de verser aux débats, notamment, le protocole d'accord conclu avec Veolia Propreté en date du 16 novembre 2007, les éventuels courriers entre Veolia et BRG ou ses actionnaires, l'éventuel accord de confidentialité signé entre ces mêmes parties et une éventuelle lettre de mission.
Invoquant les clauses de confidentialité et le secret des affaires, M. B. n'a déféré que partiellement à cette injonction en produisant un constat d'huissier dressé le 13 avril 2010 faisant notamment référence à un accord de négociation conclu avec Veolia Propreté le 15 mai 2007.
C'est dans ces conditions que, par jugement en date du 15 juin 2012, le tribunal de commerce de Paris a condamné M. B. à payer à M. L. les sommes de 2.182.865 euros à titre de dommages et intérêts en compensation de la nullité de la cession des titres et de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.
M. B. a relevé appel de cette décision par déclaration en date du 1er août 2012.
Dans ses dernières conclusions signifiées le 3 avril 2013, il demande à la cour, au visa de l'article 1116 du code civil, d'infirmer le jugement déféré, de débouter M. L. de toutes ses demandes, de le condamner à lui payer la somme de 50.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
Dans ses dernières conclusions signifiées le 9 avril 2013, M. L. demande à la cour de confirmer le jugement entrepris et de condamner M. B. à lui payer la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
SUR CE
Sur la fin de non-recevoir opposée à M. L. tirée de la clause de renonciation à recours
M. B. se prévaut de l'article 3.2 du protocole de cession litigieux pour soutenir, au visa de l'article 32 du code de procédure civile, qu'en ayant souscrit à une clause de renonciation définitive et irrévocable à recours, M. L. se trouve dépourvu du droit d'agir et fait reproche aux premiers juges de n'avoir pas statué sur ce moyen d'irrecevabilité avant tout examen au fond.
L'article 3.2 du protocole de cession est ainsi rédigé :
Le cédant déclare (i) que ses droits vis-à- vis de la société ont été intégralement satisfaits et (ii) renoncer, définitivement et irrévocablement, à faire valoir une réclamation ou à intenter une procédure de quelque nature que ce soit à l'encontre de Monsieur Vincent B. e/ou de la société au titre de sa participation au capital de la Société ».
Mais, comme les premiers juges l'ont souligné à juste titre, la validité de la clause de renonciation à recours est subordonnée à l'examen du moyen tiré de la réticence dolosive alléguée qui est de nature à avoir vicié le consentement à l'acte, lequel constitue un tout indivisible dont ladite clause est inséparable.
Aussi le moyen tiré de la réticence dolosive doit-il être d'abord examiné.
Sur la réticence dolosive
Pour critiquer le jugement déféré, M. B. fait valoir que le dol ne se présume pas et que la preuve de manoeuvres ou d'une réticence dolosive n'est pas rapportée.
Il conteste toute manoeuvre à l'égard de son associé en faisant valoir qu'il a acquis les parts de M. L. à la demande de ce dernier, comme cela résulte expressément du préambule du protocole d'acquisition qui mentionne M. Alain L. a manifesté le souhait de céder l’intégralité de sa participation dans le capital de la société dans les plus brefs délais' et souligne que M. L., professionnel averti, n'aurait pas consenti à une telle formulation si elle n'avait pas été conforme à la réalité.
Il fait grief aux premiers juges d'avoir dénaturé la portée d'un message électronique qu'un de ses collaborateurs a adressé à M. L. le 15 mars 2007, soit quinze jours avant la cession, faisant état d'une urgence à signer le protocole, liée à la régularisation de sa situation patrimoniale avec ses enfants, en relevant notamment qu'à cette date le principe de la cession était parfaitement acquis et que le motif avancé n'était nullement un prétexte fallacieux de sa part, comme ont cru devoir le retenir les premiers juges.
Il souligne que la preuve de pourparlers en cours avec Veolia Propreté à la date de la cession de ses parts par M. L., le 30 mars 2007, n'est pas davantage rapportée, le protocole d'accord avec Veolia Propreté en vue de l'acquisition de la société BRG n'étant intervenu que le 16 novembre 2007, soit sept mois plus tard, pour une réalisation définitive au 13 février 2008.
Il se défend enfin de toute réticence à communiquer les pièces relatives aux accords passés avec Veolia Propreté, compte tenu des clauses de confidentialité le liant à l'acquéreur et du secret des affaires, en soulignant avoir versé aux débats deux constant d'huissier, successivement en première instance et en cause d'appel, mentionnant, sur la base des documents qui avaient été présentés à l'officier public ministériel, les seules informations utiles au règlement du litige, à savoir, sur le constat du 13 avril 2010, l'indication d'un accord de négociation avec Veolia Propreté signé le 15 mai 2007, et sur le constat du 14 avril 2013, celle de la valorisation de la société BRG à la date de son acquisition par cette dernière, à 147 314 000 euros.
Il résulte des pièces produites que M. L. a cédé le 30 mars 2007 à M. B. 1,8% du capital de la société BRG au prix de 762 245 euros, somme augmentée des intérêts au taux légal de 2003 à 2007 conformément aux accords antérieurement convenus entre les parties, soit la somme totale de 825 135 euros, d'où résulte une base de valorisation de la société à cette date de (825 135 / 1,8 x 100 =) 45 840 833 euros.
Le 15 mai 2007, M. B. a signé avec la société Veolia Propreté un accord de négociation en vue de l'acquisition par cette dernière de la société BRG, laquelle a abouti, selon protocole du 16 novembre 2007, à une cession de la totalité du capital de BRG sur la base d'une valorisation révélée en cause d'appel de 147 314 000 euros.
Seule la réticence dolosive étant invoquée par M. L., la discussion entretenue par les parties sur d'éventuelles manoeuvres de M. B. pour convaincre M. L. de lui céder ses parts de capital est indifférente au règlement du litige.
De même, le point de savoir qui de M. L. ou de M. B. se trouve à l'initiative de la cession litigieuse est sans portée, aussi singulières que puissent paraître, dès lors que les parties s'étaient librement accordées sur le principe et sur le prix de cession, les deux précisions figurant au préambule du protocole du 30 mars 2007 selon lesquelles M. Alain L. a manifesté le souhait de céder l'intégralité de sa participation [...] dans les plus brefs délais' et M. Vincent B. a manifesté son accord pour l'acquisition [...] aux conditions de prix proposées par M. Alain L.',
Seul en effet est en discussion le point de savoir si à la date de la cession, M. B. a manqué à l'obligation de loyauté qui s'impose au dirigeant de société à l'égard de tout associé en dissimulant au cédant une information de nature à influer sur son consentement, peu important que ce dernier ait eu la ferme volonté de céder ses parts dès lors que l'information dont il aurait été privé était de nature à le faire se raviser sur la date ou le prix de cession envisagé.
Le dol est un fait juridique qui peut être prouvé par tout moyen, y compris en se référant à des éléments postérieurs à la conclusion du contrat s'ils permettent d'établir le dol au moment de celle-ci.
En l'espèce, la signature par M. B., le 15 mai 2007, soit un mois et demi à peine après avoir acquis les parts de M. L. le 30 mars 2007, d'un accord de négociation avec la société Veolia Propreté, établit à elle seule, comme l'ont à juste titre retenu les premiers juges et compte tenu notamment de la durée incompressible des discussions préalables à la formalisation d'un accord de négociation qui n'impliquait pas seulement M. B. et la société Veolia Propreté mais, comme le souligne au demeurant l'appelant lui-même dans ses dernières écritures d'appel, de nombreuses personnes physiques ou morales notamment une importante filiale et des associés de la Banque Lazard', que ce dernier était, à la date du protocole conclu avec M. L., nécessairement informé de l'intérêt manifesté par Veolia Propreté pour la société B. Recycling Group.
Il sera relevé, de surcroît, que loin de combattre cette présomption par la production de cet accord de négociation, lequel fait communément référence à la date à laquelle le candidat acquéreur a manifesté son intérêt, M. B. s'en abstient, en invoquant le secret des affaires, alors que l'acquisition est aujourd'hui consommée depuis plus de 5 ans et que l'accord de négociation ne comporte par définition aucune indication sur les conditions dans lesquelles la cession est intervenu. S'agissant enfin de la clause de confidentialité dont cet accord de négociation était assorti, elle est nécessairement caduque et pouvait en tout état de cause, selon les mentions portées sur le constant d'huissier, être levée sur accord préalable de l'autre partie, ce que M. B. ne justifie pas avoir tenté d'obtenir, alors qu'il produit, par ailleurs, en cause d'appel et pour la défense de ses droits, plusieurs pièces en rapport direct avec la cession elle-même (prix de cession, garantie à première demande, mise en oeuvre de cette garantie par Veolia Propreté).
Enfin, il importe peu qu'à la date de signature de l'accord de négociation les audits d'acquisition n'aient pas été réalisés, ni les pourparlers en vue du prix du prix entamés, dès lors que la seule dissimulation par le dirigeant cessionnaire à l'associé cédant de l'intérêt alors manifesté par un candidat potentiel au rachat de la totalité du capital de la société constitue un manquement à la loyauté entre associés de nature à vicier le consentement.
Compte tenu de surcroît des caractéristiques de l'acquéreur intéressé et de celles de la société cible, troisième opérateur du marché, ainsi que de la différence de valorisation de la société lors de chacune des deux opérations conclues à quelques mois d'intervalle (45 millions d'euros en mars 2007, 147 millions en novembre 2007), c'est vainement que M. B. paraît faire plaider, subsidiairement, que la réticence qui lui est reprochée n'aurait pas été déterminante du consentement de M. L. à contracter aux conditions fixées par le protocole du 30 mars 2007.
Les premiers juges seront à cet égard pleinement approuvés d'avoir considéré, tout au contraire, que la dissimulation des perspectives financières ouvertes par l'éventualité d'une vente à bref délai de la société BRG à un acteur tel que Veolia, de surcroît intéressé au rachat de l'intégralité du capital social de la société cible, a nécessairement vicié le consentement de M. L..
Aussi la réticence dolosive sera t-elle retenue, qui a affecté le protocole du 30 mars 2007 en son entier, la clause de renonciation à recours qui n'en est pas détachable ne pouvant dès lors pas être opposée à M. L..
Sur le préjudice
Le préjudice invoqué par M. L. s'analyse en la perte de chance de n'avoir pas cédé à un meilleur prix.
Compte tenu des observations précédentes (identité de l'acquéreur intéressé, souhait de ce dernier d'acquérir la totalité du capital, en ce compris la part des minoritaires, rapidité des négociations avec Veolia, conclues dans les six mois de la signature de l'accord de négociation) cette perte de chance doit être évaluée à 100% de la plus value de cession dont M. L. a été privé.
Faute de toute autre indication en première instance de la part de M. B. sur le prix d'acquisition de la société BRG par la société Veolia Propreté, le tribunal s'est fondé sur l'évaluation de l'apport en nature des titres détenus par M. B., en juin 2007, à une société de droit belge, Bel Aventure, dont il est le gérant et qu'il avait constituée à cette même date dans la perspective de la cession à intervenir avec la société Veolia Propreté, soit 160 millions d'euros.
Il résulte cependant du constat d'huissier produit par M. B. en cause d'appel, que la cession est intervenue au prix de 147 314 000 euros.
L'appelant justifie en outre qu'une garantie à première demande a été consentie à la société Veolia Propreté à hauteur de 25 millions d'euros, cette garantie ayant été actionnée par la société cessionnaire à hauteur de 24 067 138 euros.
Le préjudice subi par M. L., égal à la plus value de cession dont il a été privé, doit donc s'apprécier en fonction de la valeur réelle de la totalité du capital cédé, soit (147 314 000 - 24 067 138 =) 123 246 862 euros, ramenée au prorata de sa part de capital (1, 8% soit 2 218 443 euros), déduction faite du prix payé (825 135 euros), soit 1 393 304 euros.
Le jugement déféré sera réformé en ce sens.
Compte tenu de l'issue du litige, M. B. sera débouté de sa demande présentée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, l'équité ne commandant pas d'ajouter, en cause d'appel, à l'indemnité qui a été allouée de ce chef à M. L. en première instance.
PAR CES MOTIFS
Confirme le jugement déféré sauf sur le quantum de la condamnation prononcée à l'encontre de M. B. du chef des dommages et intérêts en compensation de la nullité de la cession des titres,
Statuant à nouveau de ce seul chef,
Condamne M. B. à payer à M. L. la somme de 1 393 304 euros à titre de dommages et intérêts,
Rejette toute autre demande,
Condamne M. B. aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.