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Décisions

Cass. com., 12 mai 2021, n° 19-18.500

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Darbois

Rapporteur :

Mme Lefeuvre

Avocats :

SARL Cabinet Briard, SCP Boutet et Hourdeaux, SCP Piwnica et Molinié

Amiens, du 17 janv. 2019

17 janvier 2019


Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Amiens, 17 janvier 2019), selon un protocole du 27 décembre 2007, M. [L] [Y] et la société Calypso ont cédé à la société Myrdhin, dirigée par M. [P], les actions qu'ils détenaient dans le capital des sociétés Herbette, [Personne physico-morale 2]Herbette couverture, [Personne physico-morale 3], Herbette plomberie, Blondin Roussel SN, Adelec 60, Menuiserie du Thère, [Personne physico-morale 4] et Entreprise nouvelle Poirier.

2. Les enfants de M. [L] [Y], Mme [V] et MM. [R], [C] et [Q] [Y], son épouse [F] [Y], ainsi que Mme [S] et M. [X], ont également cédé les actions qu'ils détenaient dans le capital de ces sociétés, sans avoir pour autant été parties au protocole.

3. Pour financer cette acquisition, la société Myrdhin a contracté deux emprunts auprès des banques Crédit du Nord et HSBC.

4. A la suite de la découverte d'anomalies comptables au sein des sociétés du « groupe Herbette » par le commissaire aux comptes au début de l'année 2008 et de la mise en oeuvre, par M. [P], de la garantie de passif assortissant la cession, M. [L] [Y], la société Calypso et la société Myrdhin sont convenus, selon un protocole d'accord du 4 juillet 2008, d'une réduction du prix de cession.

5. Par un jugement du 25 juillet 2008 et par des jugements prononcés entre les mois de septembre et décembre 2008, la société Myrdhin et les sociétés du « groupe Herbette » dont elle avait acquis les actions ont été mises en redressement puis en liquidation judiciaires.

6. La société [Personne physico-morale 1], liquidateur judiciaire de la société Myrdhin, et M. [P] ont assigné la société Calypso, M. [L] [Y], son épouse et ses enfants, ainsi que Mme [S] et M. [X], notamment en annulation de la cession des actions pour dol.

Examen des moyens

Sur le moyen du pourvoi principal

Enoncé du moyen

7. M. [L] [Y], agissant tant en son nom personnel qu'en qualité d'ayant droit d'[F] [Y], la société Calypso, Mme [V] et MM. [R], [C] et [Q] [Y], agissant en qualité d'ayant droit d'[F] [Y], font grief à l'arrêt d'annuler les cessions conclues le 27 décembre 2007, selon tableau des cessions, d'ordonner la restitution des titres aux cédants, de condamner la société Calypso, Mme [S], M. [X], Mme [V] et MM. [W], [C], [R] et [L] [Y], en qualité d'ayant droit d'[F] [Y], Mme [V] et MM. [W], [C], [R] et [L] [Y], chacun à titre personnel, à payer certaines sommes à la société Myrdhin et à M. [P], avec intérêts et capitalisation, de condamner in solidum M. [L] [Y], la société Calypso, Mme [S] et M. [X], ces derniers dans la limite de 5 000 euros chacun, à payer à M. [P] la somme de 50 000 euros à titre de réparation de son préjudice moral et de rejeter leurs demandes, alors :

« 1°/ que le dol implique l'intention de tromper ; que le dol ne résulte pas du seul constat d'irrégularités comptables et fiscales commises par le cédant, antérieurement à la cession si ces anomalies n'ont pas été délibérées et faites intentionnellement pour tromper le cessionnaire ; qu'en se bornant à relever, pour annuler les cessions litigieuses, que les cédants avaient commis un certain nombre d'irrégularités comptables et fiscales, des malversations et une fraude caractérisée aux règles fiscales, ce qui avait eu pour effet de donner des sociétés cédées une image fausse, sans rechercher si ces irrégularités étaient intentionnelles de la part des cédants et destinées à tromper les cessionnaires, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1116 du code civil, devenu 1137 du même code ;

2°/ que le dol n'est une cause de nullité de la convention que si les manoeuvres pratiquées par l'une des parties sont telles qu'il est évident que, sans ces manoeuvres, l'autre partie n'aurait pas contracté ; qu'en se bornant à relever, pour annuler les cessions litigieuses, que M. [Y] avait commis un certain nombre d'irrégularités comptables et fiscales, des malversations et une fraude caractérisée aux règles fiscales, ce qui avait eu pour effet de donner des sociétés une image fausse, sans rechercher si les cessionnaires n'auraient pas acquis les actions s'ils avaient connu la réalité de la situation des sociétés acquises, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1116 du code civil, devenu 1137 du même code ;

3°/ que le dol n'est une cause de nullité de la convention que si les manoeuvres pratiquées par l'une des parties sont telles qu'il est évident que, sans ces manoeuvres, l'autre partie n'aurait pas contracté ; que la cour d'appel a constaté que les cessionnaires avaient été alertés par leur propre conseil sur la situation des sociétés, l'insuffisance des documents transmis, le mode de gestion et l'existence même des actifs, mais qu'ils avaient néanmoins poursuivi leur projet ; qu'en annulant cependant les cessions pour dol, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et a violé l'article 1116 du code civil, devenu 1137 du même code. »

Réponse de la Cour

8. Après avoir énoncé qu'en application de l'article 1116 du code civil, dans sa rédaction applicable au litige, le dol est une cause de nullité de la convention lorsque les manoeuvres pratiquées par l'une des parties sont telles qu'il est évident que, sans elles, l'autre partie n'aurait pas contracté et relevé qu'aux termes du protocole du 27 décembre 2007, M. [L] [Y] avait déclaré qu'aucune des sociétés n'était en état de cessation des paiements et que les comptes annuels, réguliers et sincères, donnaient une image fidèle de la situation financière et des résultats de chaque société à la date de clôture, l'arrêt retient qu'il ressort des éléments de la vérification fiscale opérée sur les trois exercices antérieurs à la date de référence des cessions, du rapport du commissaire aux comptes du mois de février 2008, de celui du liquidateur judiciaire de la société Blondin Roussel du 24 septembre 2008 et des éléments de comptabilité reconstitués par le mandataire ad hoc, que le chiffre d'affaires de la société Herbette avait été systématiquement et artificiellement gonflé par la passation en « ventes » d'acomptes reçus au titre de chantiers non commencés, que la comptabilité de cette société présentait des factures fictives, des doubles factures, des surfacturations ou des doubles règlements pour une même facture et que des paiements avaient été effectués en faveur de personnes physiques tierces à la relation contractuelle visée par la facture correspondante. Il retient également que les produits d'exploitation de la société Blondin Roussel avaient été artificiellement majorés par de fausses facturations ou, inversement, minorés par la facturation de nombreux chantiers exécutés au profit personnel de M. [Y] sur des bases inférieures au prix de revient et que ses charges comprenaient des sommes versées à une société dirigée par M. [Y] en dehors de toute convention, cependant que ces paiements étaient intervenus dans des conditions manifestement anormales. Il retient ensuite que la société Entreprise nouvelle Poirier avait acquitté des sommes conséquentes au profit de sociétés contrôlées par M. [Y], sans contreparties avérées, et que, pour retenir la responsabilité de M. [Y] dans l'insuffisance d'actif de la société Nouvelle Duclos, le tribunal de commerce avait relevé que la comptabilité de cette société présentait des doubles facturations. Relevant que la matérialité de ces malversations n'est pas contestée par M. [Y], l'arrêt retient que l'importance des fraudes opérées à la fois pour présenter une image fausse de la situation des entreprises et pour dissimuler des détournements au profit de particuliers est suffisamment illustrée par la rectification de l'administration fiscale qui a mis à la charge de la société Herbette des pénalités pour fraude délibérée. Il relève encore que la baisse importante de la marge de la société Herbette au cours du dernier trimestre 2007, la fonte de sa trésorerie et l'aggravation du solde débiteur des sociétés Blondin Roussel et Nouvelle Duclos, qui, en dehors de la société Herbette, représentaient l'essentiel de l'activité et du résultat du groupe, n'ont pas suscité la moindre information ou explication lors de la conclusion des contrats de cession. Il relève en outre que les dates de cessation des paiements des sociétés Blondin Roussel et Nouvelle Duclos ont été fixées judiciairement au 31 mars 2007 pour la première et au 30 juin 2007 pour la seconde et retient que toutes les sociétés étaient de fait en état de cessation des paiements avant les cessions. Il retient enfin que si M. [P] avait poursuivi son projet d'acquisition, cependant qu'il était informé, par le cabinet EAG, que le mode de gestion de l'entreprise ne permettait pas d'analyser la pertinence des comptes présentés, il ne pouvait pas imaginer que les factures passées en comptabilité étaient pour certaines fausses, pour d'autres doublées, ou pour d'autres acquittées en faveur d'un tiers à la relation contractuelle apparente, les comptes de résultat et les bilans communiqués ne permettant pas de déceler les falsifications qui, opérées de manière habituelle, ne nuisaient pas à leur cohérence apparente. Il en déduit que les diligences du cabinet EAG n'étaient pas de nature à informer le cessionnaire sur le système frauduleux entachant l'ensemble de la gestion des sociétés dont il projetait d'acquérir les actions.

9. En l'état de ces motifs, faisant ressortir l'intention dolosive des cédants et le caractère déterminant de l'erreur provoquée par leurs agissements, la cour d'appel, qui a procédé aux recherches invoquées par les première et deuxième branches, a pu, sans méconnaître les conséquences légales de ses constatations, déduire que le dol était caractérisé.

10. Le moyen n'est donc pas fondé.

Mais sur le moyen du pourvoi incident

Enoncé du moyen

11. M. [P] et la société [Personne physico-morale 1], ès qualités, font grief à l'arrêt de condamner la société Calypso, Mme [S], M. [X], Mme [V] et MM. [W], [C], [R] et [L] [Y], en qualité d'ayant droit d'[F] [Y], Mme [V] et MM. [W], [C], [R] et [L] [Y], chacun à titre personnel, à payer certaines sommes à la société Myrdhin et à M. [P], avec intérêts et capitalisation, alors :

« 1°/ qu'en vertu de l'effet rétroactif attaché à l'annulation d'un contrat, les parties doivent être remises dans l'état qui était le leur antérieurement à l'annulation ; qu'il résulte des constatations de la cour d'appel jointes aux articles III et IV du protocole d'accord du 27 décembre 2007 que le montant total des cessions de M. [L] [Y] à la SAS Myrdhin s'élevait à la somme de 468 323 euros ; que le montant total des cessions de la Sarl Calypso à la SAS Myrdhin s'élevait à la somme de 2 199 325 euros ; que le montant total des cessions de Mme [B] [Y] et MM. [Q], [C] et [R] [Y] s'élevait, pour chacun, à la somme de 149 952 euros et que le montant total des cessions d'[F] [Y] s'élevait à la somme totale de 86 762 euros ; qu'en prononçant des restitutions comme elle le fait, même en tenant compte de la réduction du prix dans le protocole transactionnel conclu le 4 juillet 2008 à hauteur de 896 000 euros, la cour d'appel ne pouvait, sans dénaturer les articles III et IV du protocole ci-dessus visé, en violation de l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016, condamner M. [L] [Y] à restituer une somme supérieure à celle qu'il avait reçue et condamner les autres défendeurs, notamment la société Calypso, à restituer des sommes manifestement inférieures à celles reçues ;

2°/ qu'en condamnant Mme [S] à payer à la société Myrdhin la somme de 3 700 euros à titre de restitution, après avoir constaté que celle-ci n'étant pas partie au protocole transactionnel devait restituer le prix perçu ab initio et qu'il résulte des constatations de la cour qu'elle avait cédé 370 actions de la SAS [Personne physico-morale 3] quand l'article III du protocole d'accord du 27 décembre 2007 fixait le prix de cession à 19 euros l'action, ce qui entraînait la restitution d'une somme de 7 030 euros, telle que déterminée dans l'article IV dudit protocole relatif au paiement du prix de cession, la cour d'appel a dénaturé ledit protocole en violation de l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016 ;

3°/ qu'en condamnant Mme [B] [Y] et MM. [W], [C] [R] et [L] [Y], en qualité d'ayant-droits d'[F] [Y], à payer à la société Myrdhin la somme de 34 600 euros à titre de restitution, après avoir constaté qu'[F] [Y] n'étant pas partie au protocole transactionnel devait restituer le prix perçu ab initio et qu'il résulte des constatations de la cour qu'elle avait cédé 346 actions de la SAS Menuiserie du Thère, quand l'article III du protocole d'accord du 27 décembre 2007 fixait le prix de cession à 250,75 euros l'action, ce qui entraînait la restitution d'une somme de 86 762,00 euros, telle que déterminée dans l'article IV dudit protocole relatif au paiement du prix de cession, la cour d'appel a dénaturé ledit protocole en violation de l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016. »

Réponse de la Cour

Vu l'obligation pour le juge de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis :

12. Pour condamner M. [L] [Y] à payer à la société Myrdhin la somme de 1 919 592 euros et à M. [P] la somme de 100 euros, la société Calypso à payer à la société Myrdhin la somme de 394 470 euros, Mme [S] et M. [X] à payer chacun la somme de 3 700 euros, Mme [V] et MM. [W], [C], [R] et [L] [Y], ayants droit d'[F] [Y], à payer la somme de 34 600 euros, et Mme [V] et MM. [W], [C] et [R] [Y] à payer, chacun, la somme de 28 400 euros, l'arrêt, après avoir énoncé que l'annulation d'une cession emporte obligation pour le cédant de restituer le prix de cession puis relevé que c'est la somme de 2 469 862 euros qui doit être restituée à la société Myrdhin à concurrence de 2 469 772 euros et à M. [P] à concurrence de 100 euros, retient que cette restitution est à la charge de chaque cédant pour le prix qu'il a perçu, étant observé que Mme [S], M. [X] et [F] [Y], en la personne de ses ayants droit, n'étant pas parties au protocole transactionnel, devront restituer le prix qu'ils ont effectivement perçu initialement.

13. En statuant ainsi, alors que les valeurs nominales des actions prises en compte par la cour d'appel ne sont pas celles mentionnées à l'article 3 du protocole du 27 décembre 2007 et que les montants des condamnations prononcées ne correspondent pas aux prix des cessions mentionnés à l'article 4 de ce protocole, la cour d'appel, qui en a dénaturé les termes clairs et précis, a violé le principe susvisé.

Mise hors de cause

14. En application de l'article 625 du code de procédure civile, il y a lieu de mettre hors de cause, sur sa demande, la société Crédit du Nord, dont la présence n'est pas nécessaire devant la cour d'appel de renvoi.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne M. [L] [Y] à payer à la société Myrdhin, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, la somme de 1 919 592 euros et à M. [P] la somme de 100 euros, en ce qu'il condamne la société Calypso à payer à la société Myrdhin, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, la somme de 394 470 euros, en ce qu'il condamne Mme [S] à payer à la société Myrdhin, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, la somme de 3 700 euros, en ce qu'il condamne M. [X] à payer à la société Myrdhin, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, la somme de 3 700 euros, en ce qu'il condamne Mme [V] et MM. [W], [C], [R] et [L] [Y], en leur qualité d'ayants droit d'[F] [Y], à payer à la société Myrdhin, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, la somme de 34 600 euros, en ce qu'il condamne Mme [B] [Y] à payer à la société Myrdhin, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, la somme de 28 400 euros, en ce qu'il condamne M. [Q] [Y] à payer à la société Myrdhin, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, la somme de 28 400 euros, en ce qu'il condamne M. [C] [Y] à payer à la société Myrdhin, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, la somme de 28 400 euros, en ce qu'il condamne M. [R] [Y] à payer à la société Myrdhin, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, la somme de 28 400 euros et en ce qu'il statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 17 janvier 2019, entre les parties, par la cour d'appel d'Amiens ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Douai.