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Décisions

CEDH, sect. 1, 31 mars 2005, n° 62740/00

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

ARRET

PARTIES

Demandeur :

AFFAIRE MATHEUS

Défendeur :

c. FRANCE

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

MM.C. L. Rozakis, président, D. Spielmann, juges,

CEDH n° 62740/00

30 mars 2005

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 62740/00) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Victor Matheus (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 juin 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, Directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Le requérant, propriétaire d'un terrain en Guadeloupe, alléguait en particulier que l'impossibilité, depuis 1988, d'obtenir le concours de la force publique pour faire évacuer des occupants sans titre, constituait une violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole No1.

4.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5.  Par une décision du 18 mai 2004, la chambre a déclaré la requête recevable.

6.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

7.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

8.  Le requérant est né en 1926 à Pointe à Pitre et réside à Gargenville.

9.  Le requérant est propriétaire, par héritage de ses parents, d'un terrain situé à Capesterre-Belle-Eau en Guadeloupe.

10.  Par contrat du 12 juin 1972, il loua ce terrain à M. F. Le contrat stipulait notamment « [le requérant] donne en location un terrain à [M. F.] à charge pour lui de le planter en vivres de pays et d'y installer s'il le faut une petite maison en bois. (...) ».

11.  Le 15 octobre 1980, le requérant donna congé à M. F. et lui fixa un délai au mois de janvier 1982 pour libérer le terrain.

12.  Au courant de l'année 1982 le requérant fit établir, par notaire, une promesse de vente à échéance du 29 juillet 1982 au bénéfice de M. F. Ce dernier, dans l'impossibilité d'obtenir un prêt, ne put acheter le terrain à la date prévue et demanda un délai supplémentaire, qui lui fut refusé par le requérant.

13.  M. F. cessa par la suite de payer ses loyers mais continua à occuper le terrain du requérant. Ce dernier saisit le tribunal de Basse-Terre qui rejeta, le 16 juillet 1986, faute de pièces justificatives, la demande de validation de congé et d'expulsion formulée à l'encontre de M. F.

14.  Le requérant fit appel. Le 11 avril 1988, la cour d'appel de Basse-Terre infirma la décision déférée. Elle déclara valable le congé délivré le 15 octobre 1980 pour le mois de janvier 1982, prononça la résiliation du bail intervenu entre les parties à compter du mois et de l'année précitée, ordonna l'expulsion de M. F. ainsi que de tous occupants de son chef avec l'assistance éventuelle de la force publique et ce, sous astreinte provisoire de 100 francs par jour de retard à compter de la signification de l'arrêt. Cet arrêt fut signifié le 20 juin 1988.

15.  Parallèlement, M. F. introduisit plusieurs instances devant le juge des référés du tribunal d'instance de Basse-Terre. Il fut débouté de toutes ses demandes par ordonnances des 5 octobre et 29 novembre 1988 et par jugement du 12 octobre 1989.

16.  En outre, à la suite d'une demande du procureur de la République, le tribunal correctionnel de Basse-Terre ordonna, par un jugement en date du 13 mars 1989, la destruction des constructions édifiées par M. F. sur le terrain appartenant au requérant, sans que le permis de construire ait été requis, ces terres étant des terres agricoles non-constructibles.

17.  L'arrêt du 20 juin 1988 étant passé en force de chose jugée, le requérant chargea un huissier de justice de procéder aux premiers actes (notification, sommation) mais ce dernier ne mena pas la procédure à son terme. Le requérant fit appel à un second huissier de justice, Maître M. Une sommation d'expulsion fut faite par Maître M. à M. F. le 19 juillet 1988. Le 7 juin 1989, Maître M. saisit la préfecture afin d'obtenir le concours de la force publique. Le requérant indique que Maître M. lui réclama alors une somme de 30 000 francs afin d'assurer sa protection au cours de la procédure d'expulsion. Suite au refus du requérant de lui payer cette somme, il se serait désisté du dossier.

18.  Le 16 août 1989, une enquête fut diligentée à la demande du préfet. Il en résultait que M. et Mme F. habitaient les lieux avec leur quatre enfants, leur petit fils et la grand-mère des enfants. L'enquête révélait qu'aucune démarche de relogement n'avait été effectuée et mentionnait deux réserves à l'expulsion : celle d'attendre l'issue d'une procédure judiciaire en cours pour la vente du terrain par le propriétaire au locataire et également celle d'attendre la fin de la saison cyclonique.

19.  Le requérant chargea Maître N., huissier de justice à Basse-Terre, de poursuivre l'expulsion de M. F. Cet huissier sollicita, à nouveau, à plusieurs reprises le concours de la force publique (correspondances des 20 juin et 5 juillet 1991, 28 octobre 1991 et 17 janvier 1992). Le préfet n'y donna aucune suite.

20.  Le 2 août 1993, le requérant introduisit une requête devant le tribunal administratif de Basse-Terre en réparation du préjudice causé par la non expulsion des occupants de son terrain.

21.  Le 11 octobre 1994, le requérant sollicita à nouveau auprès du préfet le concours de la force publique. Une enquête réalisée le 26 octobre 1994 conclut que « compte tenu des circonstances de l'occupation, des charges familiales et du risque de trouble grave à l'ordre public, il ne paraît pas souhaitable d'accorder la force publique pour l'expulsion de la famille F. Par contre, puisque la transaction semble possible entre les parties, il y aurait lieu d'établir la superficie réelle et une estimation équitable de façon à préserver les intérêts de chacun ».

22.  Par jugement du 28 mars 1995, le tribunal administratif de Basse-Terre alloua au requérant 150 000 francs (22 867,35 euros) pour les préjudices nés de la perte de jouissance de son bien ainsi que pour les troubles dans ses conditions d'existence pour la période allant du 9 juin 1989 au 28 mars 1995. Le tribunal considéra ce qui suit :

« Sur la responsabilité de l'Etat

Considérant que les justiciables nantis d'une décision de justice dûment revêtue de la formule exécutoire sont en droit de compter sur l'appui de la force publique pour assurer l'exécution du titre qui leur a ainsi été délivré ; qu'en l'absence de risque de trouble sérieux à l'ordre public, le refus de l'autorité administrative de prêter le concours de la force publique lorsqu'elle a été requise, constitue une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l'Etat ;

Considérant qu'il résulte des pièces du dossier que par décision de la Cour d'appel en date du 11 avril 1988, M. Victor Matheus a obtenu l'expulsion de [M. et Mme F.] du terrain lui appartenant ; que devant le refus des occupants illégitimes d'exécuter cette décision, M. Matheus a sollicité, pour la première fois le 9 juin 1989, puis à maintes reprises le concours de la force publique pour procéder à l'expulsion de [M. et Mme F.] ; qu'ainsi et alors qu'il n'invoque aucun risque sérieux de trouble à l'ordre public, le préfet, en refusant d'accorder le concours de la force publique pour l'exécution de la décision de justice devenue définitive dont M. Matheus était détenteur, a commis une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l'Etat ;

Considérant que pour limiter la responsabilité de l'Etat, le Préfet de la région Guadeloupe soutient que, par décision en date du 23 janvier 1991, il a informé le requérant de ce que le concours de la gendarmerie lui serait accordé à compter du 15 février 1991, et que si l'expulsion n'a pu se faire à ce moment, la responsabilité en incombe à l'huissier de justice commis pour procéder à l'expulsion par M. Matheus ;

Considérant que si la carence de l'huissier à ce moment, n'a pu permettre momentanément l'exécution de la décision de justice, il est constant que M. Matheus a, à nouveau, sollicité dès le 2 avril 1991, puis les 20 juin, 5 juillet, 28 octobre 1991 et encore le 17 janvier 1992, le concours de la force publique pour l'exécution de la décision de justice susvisée ; qu'à cette date, le Préfet de la Guadeloupe n'a donné aucune suite aux nouvelles demandes de M. Matheus ; que dès lors, le Préfet n'est pas fondé à soutenir que la carence de l'huissier pendant une courte période, et alors que les demandes successives du requérant s'étalent sur plus de 5 ans, est de nature à limiter ou à exonérer partiellement la responsabilité de l'Etat ; (...) ».

23.  Les sommes allouées par le tribunal administratif furent réglées par le préfet le 6 octobre 1995.

24.  Par lettre recommandée du 22 mars 1996, Maître N. requit à nouveau l'intervention de la force publique. A la demande du préfet, une nouvelle enquête fut diligentée le 21 juillet 1996. Celle-ci préconisa le non recours à la force publique compte tenu des circonstances de l'occupation du terrain (la mère du requérant, avant son décès en 1972, louait depuis plusieurs années le terrain à M. F. moyennant un dédommagement par des cultures vivrières) et, d'autre part, d'une transaction possible entre les parties.

25.  Le 30 janvier 1998, le requérant introduisit une nouvelle requête en demande d'indemnités pour le refus de concours de la force publique devant le tribunal administratif de Basse-Terre.

26.  Le 5 mai 1998, en réponse à une lettre du requérant datant du 7 août 1997, la préfecture de la région Guadeloupe accorda de nouvelles indemnités au requérant pour la période allant du 29 mars 1995 au 29 mai 1998 (84 283, 48 francs soit 12848 euros) du fait de la non mise à disposition de la force publique pour l'exécution d'une décision de justice. Ce courrier stipulait en outre : « le concours de la force publique a été sollicité les 9 juin 1989 et 20 juin 1991 mais n'a toujours pas été accordé en raison de l'existence de risques de troubles graves à l'ordre public. »

27.  Par jugement du 11 février 1999, le tribunal administratif, après avoir donné acte du désistement du requérant pour la période du 29 mars 1995 au 29 mai 1998, condamna l'Etat à verser à celui-ci une somme de 17 733 francs (2703,38 euros) au titre de dommages et intérêt pour la période du 30 mai 1998 au 31 janvier 1999. Le 25 juin 1999, le préfet régla cette somme au requérant.

28.  Par lettre du 13 mars 1999, le requérant sollicita à nouveau le concours de la force publique auprès du préfet. Il précisa ceci :

« Monsieur le Préfet, je considère que l'Etat a déjà assez payé pour ce monsieur alors que seule votre décision d'accorder le concours de la force publique à l'huissier poursuivant peut arrêter l'hémorragie sans cesse croissante.

Par ailleurs, étant à la retraite, je souhaitais construire une petite maison sur ce terrain afin de venir terminer tranquillement mes vieux jours sur ma terre natale. Actuellement, je suis obligé d'aller à l'hôtel lorsque je me rends au pays. Il en est de même pour mes cinq enfants avec leur famille. J'estime que vous seul pouvez faire un geste pour que ma retraite puisse se dérouler paisiblement. »

29.  Par lettre du 1er février 2000, le requérant saisit à nouveau la préfecture de la région Guadeloupe d'une demande d'indemnités en réparation du préjudice subi pour la période allant du 1er février 1999 au 31 janvier 2000.

30.  Le 13 juin 2000, le préfet sollicita à nouveau une enquête. Le rapport de la gendarmerie daté du 14 octobre 2000 conclut ce qui suit :

« Pour obtenir le départ de cette famille de huit personnes dont six adultes, l'octroi du concours de la force publique est nécessaire sans que des troubles à l'ordre public ne soient à craindre au cours de l'intervention.

Néanmoins et une nouvelle fois pour ce type de dossier, il semble indispensable qu'une solution de relogement soit proposée à cette famille par les services sociaux avant de procéder à la mise à exécution de l'arrêt de la cour d'appel de Basse-Terre du 11 avril 1988. »

31.  Le 3 novembre 2000, la gendarmerie établit un dernier rapport concernant l'expulsion de M.F. Celui-ci indiqua que :

« La famille F., selon ses dires, ne possède aucune autre possibilité de relogement et n'est propriétaire d'aucun autre terrain. Elle n'a pas de problème de voisinage. Une intervention pour une expulsion avec la présence des forces de l'ordre n'entraînera pas un trouble à l'ordre public en ce qui concerne le mis en cause et les voisins. Il n'est pas à exclure qu'un ou plusieurs individus se prétendant d'un quelconque comité de soutien provoquent ce trouble ».

32.  Par arrêté du 11 juillet 2001, le préfet alloua au requérant une somme de 60 864 francs (9278,66 euros) en réparation du préjudice causé par le refus de concours de la force publique pour la période du 1er février 1999 au 31 mai 2001.

33.  Selon le Gouvernement, le 21 octobre 2002, la caisse d'allocation familiale de la Guadeloupe écrivit au service de l'habitation de la direction départementale de l'équipement et indiqua que la situation de M. F. « a favoralement évolué et qu'une offre de vente « objective » leur a été faite par le propriétaire du terrain sur lequel figure leur résidence principale. Cette opération immobilière devrait bientôt être concrétisée par [Maître B.], notaire à Basse-Terre. »

34.  Le 31 octobre 2002, le préfet prit un nouvel arrêté allouant au requérant la somme de 4 965,38 euros pour la période du 1er juin 2001 au 30 septembre 2002.

35.  Le 20 juillet 2004, le requérant informa le greffe qu'il avait vendu en date du 30 juin 2004 le terrain litigieux à M. F. pour un montant d'un peu moins de 300 000 francs. Il précisa ce qui suit : « je me suis résolu dans cette vente dans la mesure où l'action intentée devant votre juridiction a pour but une indemnisation et qu'il apparaît clairement que je ne récupérerai jamais ma terre. S'agissant du préjudice moral, je n'ai absolument aucune idée de la façon dont on évalue seize années de tracasseries, d'attentes décues et la perte du dernier lien qui me rattache à ma terre d'origine ».

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

Nouveau code de procédure civile

 

36.  Les articles 501 et 502 du NCPC sont ainsi rédigés :

Article 501

« Le jugement est exécutoire à partir du moment où il passe en force de chose jugée »

Article 502

  «  Nul jugement, nul acte ne peut être mis à exécution que sur présentation d'une expédition revêtue de la formule exécutoire, à moins que la loi n'en dispose autrement. »

La formule exécutoire est ainsi rédigée (article 1er du décret no 47-1047 du 12 juin 1947) : « En conséquence, la République française mande et ordonne à tous « huissiers de justice », sur ce requis, de mettre ledit arrêt à exécution, aux procureurs généraux et aux procureurs de la République près les tribunaux de grande instance d'y tenir la main, à tous commandants et officiers de la force publique d'y prêter main forte lorsqu'ils en seront légalement requis ».

 

Loi no 91-650 du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d'exécution (modifié notamment par la loi no 92-644 du 13 juillet 1992)

 

 

 

 

 

37.  Les dispositions pertinentes de la loi sont ainsi libellées :

Article 16

« L'Etat est tenu de prêter son concours à l'exécution des jugements et des autres titres exécutoires. Le refus de l'Etat de prêter son concours ouvre droit à réparation. »

Article 17

« L'huissier de justice chargé de l'exécution peut requérir le concours de la force publique. »

Article 61

« Sauf disposition spéciale, l'expulsion ou l'évacuation d'un immeuble ou d'un lieu habité ne peut être poursuivie qu'en vertu d'une décision de justice ou d'un procès-verbal de conciliation exécutoire et après signification d'un commandement d'avoir à libérer les locaux. S'il s'agit de personnes non dénommées, l'acte est remis au parquet à toutes fins. »

Article 62

« Si l'expulsion porte sur un local affecté à l'habitation principale de la personne expulsée ou de tout occupant de son chef, elle ne peut avoir lieu, sans préjudice des dispositions des articles L. 613-1 à L. 613-5 du code de la construction et de l'habitation, qu'à l'expiration d'un délai de deux mois qui suit le commandement. Toutefois, par décision spéciale et motivée, le juge peut, notamment lorsque les personnes dont l'expulsion a été ordonnée sont entrées dans les locaux par voie de fait ou lorsque la procédure de relogement effectuée en application de l'article L. 442-4-1 du code de la construction et de l'habitation n'a pas été suivie d'effet du fait du locataire, réduire ou supprimer ce délai.

Lorsque l'expulsion aurait pour la personne concernée des conséquences d'une exceptionnelle dureté, notamment du fait de la période de l'année considérée ou des circonstances atmosphériques, le délai peut être prorogé par le juge pour une durée n'excédant pas trois mois.

Le juge qui ordonne l'expulsion ou qui, avant la délivrance du commandement d'avoir à libérer les locaux mentionné à l'article 61, statue sur une demande de délais présentée sur le fondement des articles L. 613-1 et L. 613-2 du code de la construction et de l'habitation peut, même d'office, décider que l'ordonnance ou le jugement sera transmis, par les soins du greffe, au représentant de l'Etat dans le département, en vue de la prise en compte de la demande de relogement de l'occupant dans le cadre du plan départemental d'action pour le logement des personnes défavorisées prévu par la loi no 90-449 du 31 mai 1990 visant à la mise en oeuvre du droit au logement.

Dès le commandement d'avoir à libérer les locaux à peine de suspension du délai avant l'expiration duquel l'expulsion ne peut avoir lieu, l'huissier de justice chargé de l'exécution de la mesure d'expulsion doit en informer le représentant de l'Etat dans le département en vue de la prise en compte de la demande de relogement de l'occupant dans le cadre du plan départemental visé à l'alinéa précédent. »

Refus du concours de la force publique

 

38.  Dans l'hypothèse où l'exécution forcée d'une décision de justice serait susceptible de porter un trouble grave à l'ordre public, l'autorité administrative (le préfet) est en droit, en dépit de la formule exécutoire apposée sur le jugement, de refuser à son bénéficiaire le concours, demandé par lui, de la force publique. Cette décision impose au bénéficiaire du jugement une charge excessive qui rompt à son détriment l'égalité devant les charges publiques et lui ouvre droit à réparation à condition qu'il établisse un préjudice anormal et spécial.

Le principe en a été posé par le Conseil d'Etat, dans son arrêt Couitéas du 30 novembre 1923 (Rec. Lebon, p. 789) et qui a donné lieu depuis lors à une jurisprudence constante :

« (...) le justiciable nanti d'une sentence judiciaire dûment revêtue de la formule exécutoire est en droit de compter sur la force publique pour l'exécution du titre qui lui a été ainsi délivré ; (...) si le Gouvernement a le devoir d'apprécier les conditions de cette exécution et de refuser le concours de la force armée, tant qu'il estime qu'il y a danger pour l'ordre et la sécurité, le préjudice qui résulte de ce refus ne saurait, s'il excède une certaine durée, être une charge incombant normalement à l'intéressé, et qu'il appartient au juge de déterminer la limite à partir de laquelle il doit être supporté par la collectivité.(...) ».

Si le refus d'exécuter par la force publique n'est justifié par aucun motif sérieux d'ordre public, il est illégal et la responsabilité de l'Etat sera engagée pour faute lourde (CE Barthelemy, 21 nov. 1947, Rec. Lebon, p. 434 ; CE Horel 7 nov. 1984).

 

Conseil constitutionnel

 

39.  Le Conseil constitutionnel a donné une force particulière au droit à l'exécution forcée d'un jugement, lors de l'examen de la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions (Déc. 98-403 DC, 29 juillet 1998, JO, 31 juillet 1998). La règle selon laquelle tout jugement peut donner lieu à exécution forcée « est le corollaire de la séparation des pouvoirs » et elle ne peut être écartée que pour des « des circonstances exceptionnelles tenant à la sauvegarde de l'ordre public ». N'est pas conforme à la Constitution la disposition prévoyant que lorsque le préfet accorde le concours de la force publique à l'exécution d'un jugement d'expulsion « il s'assure qu'une offre d'hébergement est proposée aux personnes expulsées ». L'appréciation, par le préfet, d'une telle offre aurait constitué une atteinte à l'autorité de chose jugée. (Procédure civile, Jean Vincent, Serge Guinchard, Précis Dalloz, 27e édition).

 

 

 

Conseil de l'Europe

 

40.  Le Comité des Ministres a adopté le 9 septembre 2003 une recommandation Rec (2003)17 en matière d'exécution des décisions de justice. Il rappelle que la prééminence du droit est un principe qui ne peut être respecté que si les citoyens ont réellement la possibilité, en pratique, de faire valoir leurs droits et de contester des actes illégaux . Il prône une plus grande efficacité et une plus grande équité dans l'exécution des décisions de justice en matière civile afin d'établir un juste équilibre entre les droits et les intérêts des parties aux procédures d'exécution. A défaut, « d'autres formes de « justice privée » peuvent surgir et avoir des conséquences négatives sur la confiance et la crédibilité du public dans le système juridique ».

EN DROIT

I.  SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

41.  Le Gouvernement considère que la vente du terrain constitue un élément de fait et de procédure qui justifie un réexamen de la recevabilité de la requête. Il soutient que le requérant a perdu la qualité de victime au sens de l'article 34 de la Convention du fait du bénéfice de ladite vente. A cet égard, il met en rapport la somme allouée par le tribunal administratif de Basse-Terre le 28 mars 1995 pour les préjudices nés de la perte de jouissance de son bien ainsi que pour les troubles dans ses conditions d'existence pour la période allant du 9 juin 1989 au 28 mars 1995 -, soit 150 000 francs (22 867,35 euros), avec le montant de la vente soit 45 665 euros. Il considère que ces bénéfices constituent une réparation suffisante, au plan interne, des conséquences de la violation alléguée.

42.  Le requérant affirme que le Gouvernement soulève des arguments qui tendent à vouloir assimiler le refus illégitime d'exécuter une décision de justice à une mesure d'expropriation sous prétexte d'une indemnisation. Il rappelle que le problème litigieux n'est pas une question d'argent mais que les projets qu'il avait à cinquante six ans ne sont plus envisageables à soixante dix huit ans et considère que la vente du terrain est une conséquence directe de sa qualité de victime.

43.  Aux termes de l'article 34 de la Convention, « la Cour peut être saisie d'une requête par toute personne physique (...) qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles (...) ».

44.  La Cour rappelle qu'il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser une violation alléguée de la Convention. A cet égard, la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime de la violation alléguée se pose à tous les stades de la procédure au regard de la Convention (voir Malama c. Grèce (déc.), no 43622/98, 25 novembre 1999).

45.  La Cour a déjà affirmé qu'une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention » (Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, p. 846, § 36 ; Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI).

46.  S'agissant de la présente affaire, la Cour considère que la vente du terrain du requérant, seize ans après l'arrêt de la cour d'appel de Basse-Terre ordonnant l'expulsion de l'occupant illégal, et quatre ans après l'introduction de la requête devant elle, ne lui ôte pas la qualité de victime au sens de l'article 34 de la Convention. La Cour considère en effet que si cette vente constitue éventuellement un élément de fait nouveau à prendre en considération dans l'examen de l'affaire, elle ne saurait en aucun cas constituer une reconnaissance ou une réparation, de la part des autorités nationales, des violations alléguées par le requérant. Il lui suffit de rappeler à cet égard que le concours de la force publique que les autorités nationales étaient tenues de prêter en vue de l'exécution de la décision de justice favorable au requérant s'est révélé inexistant pendant une très longue période, soit seize années, et jusqu'au jour de la vente de son terrain. En réalité, le requérant n'a jamais pu recouvrer ses droits de propriété sur le terrain litigieux du fait de l'inaction de l'Etat dans la procédure d'exécution forcée.

Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le requérant peut toujours se prétendre victime d'une violation de ses droits garantis par la Convention. Il s'ensuit que l'exception soulevée par le Gouvernement à cet égard ne saurait être retenue.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

47.  Le requérant se plaint de la non exécution de l'arrêt de la cour d'appel de Basse-Terre du 11 avril 1988. Il invoque son droit à une protection judiciaire effective garanti par l'article 6 § 1 de la Convention ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

 

 

A.  Thèses défendues par les parties

1. Le requérant

48.  Le requérant explique que son affaire trouve son origine dans la politique menée en Guadeloupe relative aux expulsions qui sont, dans la pratique, quasiment impossible à réaliser en refus des huissiers de justice eux-mêmes d'y procéder. Il ne trouve aucune explication valable pour justifier l'impossibilité de procéder à l'expulsion après plus de dix années, les conclusions des enquêtes diligentées par le préfet ayant toujours abouti au même constat quant à la situation de la famille F.

2.  Le Gouvernement

49.  Après avoir rappelé la jurisprudence pertinente, à savoir les arrêts Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997 (Recueil des arrêts et décisions 1997-II) et Immobiliare Saffi c. Italie ([GC], no 22774/93, CEDH 1999-V), le Gouvernement rappelle que, en l'espèce, le préfet responsable de l'engagement de la force publique dans son département a fait diligenter des enquêtes dont les résultats ne lui ont pas permis d'envisager sous un jour favorable l'usage de la force publique pour expulser M. F. et sa famille. Il s'agissait d'une famille de huit personnes dont deux enfants mineurs avec des revenus limités et pour laquelle aucune solution de relogement n'était possible. Par ailleurs, la présence d'un comité de soutien en faveur des locataires avait également été soulignée. Enfin, le préfet aurait pris compte des négociations entre le locataire et le propriétaire pour aboutir à la vente du terrain. Selon le Gouvernement, le préfet a préféré privilégier une solution à l'amiable entre le requérant et l'occupant du terrain plutôt que de recourir à l'exécution forcée de la décision d'expulsion.

50.  Le Gouvernement soutient que les intérêts du requérant ont été pris en compte par les sommes qui lui ont été allouées pour compenser la carence du préfet dans l'octroi du concours de la force publique. En l'espèce, le requérant a reçu une somme de 45 961,80 euros pour le préjudice subi entre le 9 juin 1989 et le 30 septembre 2002. Par ailleurs, pendant les périodes non couvertes par les deux jugements du tribunal administratif de Basse Terre, le préfet a conclu des règlements amiables avec le requérant pour permettre l'indemnisation du préjudice subi.

51.  Le Gouvernement rappelle en outre que dans l'affaire Cau c. Italie (no 34819/97, 15 novembre 2002), la Cour a constaté une violation du droit à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 en relevant que « la requérante avait obtenu, en date du 19 juin 1992, une ordonnance exécutoire fixant l'expulsion de la locataire au 31 mars 1996. Même après avoir fait la déclaration selon laquelle elle avait besoin de l'appartement pour elle-même, la requérante n'a pas obtenu l'assistance de la force publique. La requérante ne put récupérer son appartement que le 3 octobre 2000 à la suite du départ spontané de la locataire ». Il souligne que, en l'occurrence, le requérant ne souhaitait pas reprendre son terrain pour y habiter lui-même dans l'immédiat. Il désirait avant tout le vendre ou tout au plus y construire une petite maison afin de venir terminer tranquillement ses vieux jours.

52.  Enfin, le Gouvernement ajoute que le requérant ne justifie pas avoir tenté une action en justice pour obtenir le paiement des indemnités d'occupation par son locataire (sa demande avait été rejetée par le tribunal en 1986 en raison de l'absence de pièces suffisantes présentées à l'appui de cette demande).

53.  Le Gouvernement conclut que, compte tenu notamment du versement de dommages et intérêts au requérant pour compenser les préjudices subis du fait de l'inexécution de l'arrêt de 1988, le refus du préfet d'accorder la force publique pour exécuter la décision de la cour d'appel n'a pas entravé de manière excessive le droit d'accès de celui-ci à un tribunal.

B.  Appréciation de la Cour

54.  La Cour rappelle que le droit à un tribunal serait illusoire si l'ordre juridique interne d'un Etat contractant permettait qu'une décision judicaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d'une partie. En effet, on ne comprendrait pas que l'article 6 § 1 décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties et qu'il ne protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires ; si cet article devait passer pour concerner exclusivement l'accès au juge et le déroulement de l'instance, cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les Etats contractants se sont engagés à respecter en ratifiant la Convention. L'exécution d'un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l'article 6 (voir, entre autres l'arrêt Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997, Recueil 1997-II, § 40).

55.  Par ailleurs, la Cour a considéré que si on peut admettre que les Etats interviennent dans une procédure d'exécution d'une décision de justice, pareille intervention ne peut avoir comme conséquence d'empêcher, d'invalider ou encore de retarder de manière excessive l'exécution, ni moins encore, de remettre en question le fond de cette décision (Immobiliare Saffi c. Italie précité, §§ 63 et 66). Un sursis à l'exécution d'une décision de justice pendant le temps strictement nécessaire à trouver une solution satisfaisante aux problèmes d'ordre public peut se justifier dans des circonstances exceptionnelles (ibidem, § 69).

56.  La Cour rappelle également que le droit à l'exécution d'une décision de justice est un des aspects du droit d'accès à un tribunal (Hornsby c. Grèce précité, § 40). Ce droit n'est pas absolu et appelle par sa nature même une réglementation par l'Etat. Les Etats contractants jouissent en la matière d'une certaine marge d'appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l'accès offert à l'individu d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même. Pareille limitation ne se concilie avec l'article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime, et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Si la restriction est compatible avec ses principes, il n'y a pas de violation de l'article 6 (Popescu c. Roumanie, no 48102/99, 2 mars 2004, § 66).

57.  En l'espèce, la Cour observe que l'arrêt de la cour d'appel de Basse de terre du 11 avril 1988 n'a pas été exécuté pendant plus de seize années et ce jusqu'au jour où le requérant a vendu son terrain. Cette situation continue de non-respect d'une décision de justice doit s'analyser en une restriction au droit effectif d'accès à un tribunal.

58.  La Cour rappelle à cet égard que l'exécution doit être complète, parfaite et non partielle. Dans son arrêt Popescu c. Roumanie précité, elle a jugé que l'attribution au requérant «d'un terrain équivalent qui correspondait pour la plupart de ses caractéristiques déterminantes au terrain fixé et individualisé par le tribunal» (§ 68) ayant eu à statuer sur le droit de propriété du requérant, constitue un défaut d'exécution qui, dans certaines circonstances, peut constituer une restriction du droit d'accès à un tribunal incompatible avec l'article 6 § 1 de la Convention (voir, §§ 68 à 76). En l'espèce, la Cour observe que le requérant a perçu une indemnisation pour faute lourde de l'Etat du fait de son refus de prêter concours à l'exécution de la décision de justice litigieuse. Cette compensation ne saurait cependant combler la carence des autorités nationales dans l'exécution de l'arrêt de la cour d'appel du 11 avril 1988. Il demeure que cette décision n'a pas été exécutée ad litteram dès lors que le requérant n'a jamais pu recouvrer la jouissance de son droit de propriété.

59.  La Cour observe que les motifs avancés par les autorités nationales pour différer en fin de compte sine die l'expulsion de l'occupant illégal ne répondaient pas au souci d'éviter des troubles à l'ordre public. Ceux-ci furent seulement évoqués par le préfet mais n'étaient pas clairement identifiables et manifestement pas la cause de l'inaction de l'Etat. Les motivations d'ordre social, louables en leur temps, ne justifiaient pas non plus seize années d'occupation illégale, le temps écoulé aurait du permettre de trouver une solution au relogement de la famille concernée, qui ne méritait pas, semble-t-il, une protection particulièrement renforcée (voir Immobiliare Saffi c. Italie précité, § 58).

60.  La Cour est d'avis que, nonobstant les circonstances très particulières de l'affaire liées aux parties elles-mêmes, il revenait en définitive au préfet de faire respecter l'obligation d'exécuter l'arrêt de la cour d'appel du 11 avril 1988. Du fait du refus de prêter concours à l'exécution, cette décision a perdu tout effet utile au fil du temps sans que des circonstances exceptionnelles ne viennent expliquer un tel excès de pouvoir. Dès lors, le prolongement excessif de l'inexécution de la décision de justice, et l'incertitude du requérant qui en a résulté quant au sort de sa propriété, a entravé son droit à une protection judiciaire effective garanti par l'article 6 § 1 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 A LA CONVENTION

61.  Le requérant se plaint, du fait du défaut d'octroi de la force publique, d'avoir été privé de ses droits sur sa propriété, tels que reconnus à l'article 1 du Protocole No 1, qui dispose :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A.  Thèses défendues par les parties

1.  Le requérant

62.  Sur la justification de l'atteinte à l'usage de son bien, le requérant fait remarquer que le tribunal administratif de Basse-Terre, dans son jugement du 1er juin 1995, a conclu à une faute lourde de l'Etat en raison du refus du préfet d'accorder le concours de la force publique pour l'exécution de la décision de justice alors même qu'il n'invoquait aucun risque sérieux de trouble à l'ordre public.

63.  Le requérant considère que le préfet n'a pas apprécié concrètement la situation. En ce qui concerne les locataires, il rappelle que M. et Mme F. n'ont jamais été locataires : la maison qu'ils occupent a été construite illégalement par eux après que la cour d'appel de Basse-Terre eut prononcé leur expulsion et, avant cela, ils étaient censés louer un terrain pour l'exploitation des arbres fruitiers. S'agissant de l'impossibilité de relogement des occupants illégaux, il observe qu'elle n'était pas un problème en 1991 mais en devint un à partir de 1994, alors que la famille se composait du même nombre d'individus et que son revenu n'avait pas connu de changement notable. Enfin, l'indemnisation perçue pour le défaut de concours de la force publique ne saurait être déterminante compte tenu du temps écoulé.

2.  Le Gouvernement

64.  Le Gouvernement admet que l'inexécution de la décision d'expulsion et l'impossibilité de récupérer le terrain ont empêché le requérant de l'utiliser librement. En ce sens, le refus par le préfet du concours de la force publique ayant entraîné le maintien des locataires s'analyse en une réglementation de l'usage des biens (arrêt Immobiliare Saffi précité, § 46).

65.  Le Gouvernement explique que la possibilité pour le préfet de refuser le concours de la force publique pour exécuter une décision d'expulsion a pour objectif d'éviter les troubles à l'ordre public et de rendre en compte la situation des locataires.

66.  Rappelant les grands principes dégagés par la Cour dans son arrêt Immobiliare Saffi. Italie précité, et notamment la critique de la rigidité du système italien en matière d'expulsion des locataires, le Gouvernement estime que le système français est différent pour les raisons suivantes. L'appréciation faite par le préfet pour décider ou non d'accorder le concours de la force publique à une expulsion se fait au cas par cas et à chaque demande, y compris si une même demande est répétée plusieurs fois, une enquête est réalisée ; le système ne serait donc pas figé. Par ailleurs, le juge administratif, s'il ne peut enjoindre au préfet d'accorder la force publique, apprécie dans chaque situation l'existence ou non de troubles à l'ordre public et en conséquence d'une faute susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat, étant toutefois précisé que l'absence de faute conduit néanmoins la juridiction à indemniser le préjudice anormal et spécial subi par le bénéficiaire de la décision.

67.  En l'espèce, le Gouvernement affirme que le préfet a apprécié la situation de manière concrète en prenant en compte la situation des locataires, l'impossibilité de leur relogement et l'existence de pourparlers pour la vente du terrain entre les parties. Il observe surtout que le requérant a été indemnisé du préjudice subi pendant la totalité de la période durant laquelle il n'a pu avoir usage de son terrain. Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, le Gouvernement estime qu'il n'y a pas eu rupture de l'équilibre à ménager entre la protection du droit du requérant au respect de ses biens et les exigences de l'intérêt général.

B. Appréciation de la Cour

68.  La Cour est d'avis qu'à la différence de l'affaire Immobiliare Saffi (§ 46), l'interférence mise en cause par le requérant ne s'analyse pas en une mesure de réglementation de l'usage des biens au sens de l'article 1 du Protocole no 1. Certes, la procédure d'expulsion et l'octroi de la force publique en cas de difficulté ne reposent plus sur de simples circulaires administratives ou sur la jurisprudence (Hayot et société caraïbe de développement c. France, no 19053/91, Rapport de la Commission du 5 septembre 1995) puisqu'elle a reçu des fondements législatifs avec notamment les articles 61 et suivants de la loi du 9 juillet 1991 (voir § 37 ci-dessus). Toutefois, en l'espèce, et bien que la question du relogement de l'occupant au travers de la procédure d'exécution dût être prise en compte, le refus du concours de la force publique ne découle pas de l'application d'une loi relevant d'une politique sociale et économique dans le domaine du logement ou d'accompagnement social de locataires en difficulté mais d'une carence des huissiers et du préfet, voire d'un refus délibéré de la part de ce dernier, dans des circonstances locales particulières, et pendant seize années de prêter main-forte dans une procédure d'expulsion. Selon la Cour, il serait exagéré au vu de ces circonstances de considérer que la situation dénoncée ayant entraîné le maintien de l'occupant sur le terrain relève d'une réglementation de l'usage des biens conformément à l'intérêt général. La Cour estime plutôt que le défaut d'exécution de l'arrêt de la cour d'appel de Basse Terre du 11 avril 1988 doit être examiné à la lumière de la norme générale contenue dans la première phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole No 1 à la Convention qui énonce le droit au respect de sa propriété.

69.  A cet égard, la Cour rappelle que l'exercice réel et efficace du droit que l'article 1 du Protocole No 1 garantit ne saurait dépendre uniquement du devoir de l'Etat de s'abstenir de toute ingérence et peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu'un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens (arrêt Öneryildiz c. Turquie [GC], no 48939/99, 30 novembre 2004, § 134).

70.  Par ailleurs, combiné avec la première phrase de l'article 1 du Protocole No 1, la prééminence du droit, l'un des principe fondamentaux d'une société démocratique, inhérente à l'ensemble des articles de la Convention, justifie la sanction d'un Etat en raison du refus de celui-ci d'exécuter ou de faire exécuter une décision de justice (arrêts Georgiadis c. Grèce, no 41209/98, 28 mars 2000, § 31 et Katsaros c. Grèce, no 51473/99, 6 juin 2002, § 43).

71.  La Cour observe que seize années durant, les autorités et agents de l'Etat ont refusé d'apporter leur concours à l'exécution de la décision litigieuse sans que des considérations sérieuses d'ordre public ou social, n'expliquent ce laps de temps déraisonnable. Il en résulte qu'elles n'ont pas fait tout ce qui était en leur pouvoir pour sauvegarder les intérêts patrimoniaux du requérant. Certes, leur responsabilité a été engagée du fait de la faute commise, et le requérant s'est vu allouer des indemnités qui ont effectivement été versées. Toutefois, la Cour est de l'avis que l'attribution de ces indemnités n'est pas de nature à combler l'inaction des autorités. Face aux intérêts individuels en cause, il appartenait à celles-ci de prendre dans un délai raisonnable les mesures nécessaires au respect de la décision de justice. Force est de constater que le refus d'apporter le concours de la force publique en l'espèce a eu pour conséquence, en l'absence de toute justification d'intérêt général, d'aboutir à une sorte d'expropriation privée dont l'occupant illégal s'est retrouvé bénéficiaire. Cette situation renvoie au risque de dérive - en l'absence d'un système d'exécution efficace - rappelé dans la Recommandation du Comité des Ministres en matière d'exécution des décisions de justice, d'aboutir à une forme de « justice privée » (voir § 40 ci-dessus) contraire à la prééminence du droit.

72. Pour des raisons similaires à celles exposées au regard de l'allégation de violation de l'article 6 § 1 de la Convention, la Cour considère, eu égard à ce qui précède, qu'il y a eu en l'espèce violation de l'article 1 du Protocole No 1.

III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

73.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

74.  S'agissant du préjudice moral, le requérant fait valoir « qu'il n'a absolument aucune idée de la façon dont on évalue seize années de tracasseries, d'attentes déçues et la perte du dernier lien qui me rattache à ma terre d'origine. Je laisse ce point à l'appréciation de la Cour ».

75.  La Cour juge que le requérant a subi un certain préjudice moral, que la simple constatation de violation ne saurait compenser. On peut raisonnablement penser que le refus persistant des autorités de prêter leur concours à l'exécution de la justice a provoqué chez le requérant angoisse et tension. Statuant en équité, la Cour lui alloue la somme de 3 000 euros.

B.  Frais et dépens

76.  Le requérant ne réclame rien à ce titre.

C.  Intérêts moratoires

77.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1.  Dit, que le requérant peut se prétendre « victime » aux fins de l'article 34 de la Convention ;

 2.  Dit, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;

 3.  Dit, qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole No 1 à la Convention.

 4.  Dit,

a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 3000 EUR (trois mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 mars 2005 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaChristos Rozakis

Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion concordante de M. J.P. Costa.

 C.L.R.

S.Q.

 OPINION CONCORDANTE DE M. COSTA

 1.Dans cette affaire, l'inexécution d'un jugement d'expulsion (rendu en 1988 !) a certainement eu pour effet de violer au détriment du requérant l'article 6 § 1 de la Convention et l'article 1 du Premier Protocole.

 2.Je voudrais cependant attirer l'attention sur les spécificités de cette affaire.

 3.D'un côté, le requérant, vivant en région parisienne et propriétaire d'un terrain en Guadeloupe, a perçu à plusieurs reprises des indemnités non négligeables pour compenser la perte de jouissance de son bien (voir la partie « en fait » de l'arrêt), et il a fini, de guerre lasse, par vendre son terrain à l'occupant sans titre pour un prix qui ne semble pas non plus ridicule.

 4.D'un autre côté, le refus de concours de la force publique par le préfet a été considéré par le tribunal administratif (voir le § 22) comme constitutif d'une faute lourde engageant la responsabilité de l'Etat. Les considérants du jugement du tribunal administratif sont plutôt accablants pour le préfet et ses services.

 5.On se trouve ici, par conséquent, dans une situation différente de celle du célèbre « grand arrêt » du Conseil d'Etat, Couitéas (30 novembre 1923). Dans l'affaire Couitéas, le refus de concours de la force publique était justifié par de graves risques pour la sécurité publique. Pour déloger les milliers de personnes qui occupaient illégalement un terrain de 38 000 hectares appartenant à M. Couitéas dans le sud tunisien, il aurait fallu organiser une véritable expédition militaire, aux conséquences imprévisibles et vraisemblablement tragiques. Aussi bien la responsabilité de l'Etat vis-à-vis du propriétaire a été constatée sans faute, pour rupture de l'égalité devant les charges publiques.

 6.La présente espèce est beaucoup plus simple et je n'ai pas hésité à trouver, comme mes collègues, que la longue inexécution du jugement rendu en faveur de M. Matheus violait l'article 6 § 1 de la Convention sur le procès équitable, puisque l'exécution d'un jugement doit être considérée comme faisant partie intégrante du procès (Hornsby c. Grèce, arrêt du 19 mars 1997, Rec. 1997-II, §§ 40 et 45).

7.Il est tout aussi flagrant que, par voie de conséquence, le refus d'exécution persistant a porté atteinte à la substance même du droit de propriété du requérant (voir par exemple les arrêts Antonetto c. Italie du 20 juillet 2000, ou Prodan c. Moldova du 18 mai 2004).

 8.Le présent arrêt devrait donc inciter les autorités à refuser moins légèrement l'assistance de la force publique à l'exécution des jugements passés en force de chose jugée, et à mieux peser les risques sociaux et d'ordre public, d'une part, et le droit légitime à jouir de ses biens, d'autre part. Cette pesée, à l'évidence, a été faite de façon incorrecte par les services préfectoraux de la Guadeloupe, qui n'affrontaient pas du tout la même situation que le Résident général et le Commandant supérieur des Troupes en Tunisie.