CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 14 décembre 2022, n° 21/00412
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Francelot (SAS), Khor Immo (SAS)
Défendeur :
Atelier Pages (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
Mme Brun-Lallemand, Mme Depelley
Avocats :
Me Guizard, Me Ferrant, Me Leboucq Bernard, Me Prince
La SAS Francelot et la SAS Khor Immo exercent une activité de promotion, de construction et d'aménagement immobilier. Elles ont le même associé unique, disposent d'un établissement principal commun en région parisienne et de plusieurs établissements secondaires en France. La marque Khor Immobilier appartient à la société Francelot mais son usage est conféré à la société Khor Immo.
La SARL Atelier Pagès est un prestataire de services intervenant à l'occasion de projets immobiliers afin d'élaborer des plans d'exécution, d'aménagement, de vente ou des permis de construire, par dessin assisté par ordinateur (DAO).
Les sociétés Francelot et Khor Immo ont été en relation d'affaires avec la société Atelier Pagès qui élaborait divers plans techniques, permis de construire et plans de vente relatifs à leurs projets immobiliers.
Dans le courant de l'année 2017, ces commandes ont cessé alors que la société Atelier Pagès demandait le paiement de plusieurs factures qu'elle avait émises à l'attention de ses clientes, dont certaines ont depuis été acquittées.
Par acte extrajudiciaire du 15 mai 2019, la société Atelier Pagès a assigné les sociétés Francelot et Khor Immo devant le tribunal de commerce de Paris en paiement des factures litigieuses ainsi que pour rupture brutale d'une relation commerciale établie.
Par jugement du 6 novembre 2020, le tribunal de commerce de Paris a :
- condamné la société Khor Immo à payer à la société la somme de 22 321,60 € TTC en principal au titre de sa facture, avec intérêt au taux légal, à compter du 15 mai 2019, date de l'assignation ;
- condamné la société Francelot à payer à la société Atelier Pagès la somme de 9 537,60 € en principal au titre de sa facture, avec intérêt au taux légal à compter du 15 mai 2019, date de l'assignation ;
- condamné les sociétés Francelot et Khor à payer in solidum à la société Atelier Pagès la somme de 88 294,00 € au titre de la rupture brutale des relations commerciales';
- débouté la société Atelier Pagès du surplus de ses demandes';
- débouté les sociétés Francelot et Khor Immo de l'ensemble de ses demandes';
- condamné les sociétés Francelot et Khor Immo à payer in solidum à la société Atelier Pagès la somme de 5 000,00 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- dit n'y avoir lieu à l'exécution provisoire ;
- condamné les sociétés Francelot et Khor Immo aux dépens.
Par déclaration reçue au greffe de la Cour le 28 décembre 2020, les sociétés Francelot et Khor Immo ont interjeté appel de ce jugement.
Aux termes de leurs dernières conclusions, déposées et notifiées le 10 septembre 2021, les appelantes demandent à la Cour de':
Vu les articles 1108 et 1341 et s. anciens du code civil,
Vu les articles 1128, 1231-6 et 1359 nouveau du code civil,
Vu l'article L. 442-1-II du Code de commerce,
Vu les articles 242 nonies A Annexe 2 et 289 du code général des impôts,
Vu la jurisprudence visée,
- juger les sociétés Francelot et Khor Immo recevables en leur appel,
- débouter la société Atelier Pagès de son appel incident,
- infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Bordeaux le 6 novembre 2020 en ce qu'il a :
condamné la société Francelot à verser à la société Atelier Pagès la somme de 9 537,60 € TTC avec intérêts au taux légal à compter du 15 mai 2019 ;
condamné la société Khor Immo à verser à la société Atelier Pagès la somme de 22 321,60 € TTC avec intérêts au taux légal à compter du 15 mai 2019 ;
condamné in solidum les sociétés Francelot et Khor Immo à payer à la société Atelier Pagès la somme de 88 294 € au titre de la rupture brutale des relations commerciales,
Statuant à nouveau,
Sur les factures impayées,
A titre principal,
- débouter la société Atelier Pagès de sa demande de paiement des factures impayées et de frais connexes,
A titre subsidiaire,
- réduire le montant de la condamnation aux seules factures justifiées,
- rejeter la demande d'intérêts de retard,
Sur la rupture brutale des relations commerciales,
A titre principal,
- juger qu'aucune rupture fautive ne peut être imputée aux sociétés Francelot et Khor Immo,
A titre subsidiaire,
- juger que la société Atelier Pagès a valablement bénéficié d'un délai d'un à compter de l'arrêt des paiements,
En conséquence,
- débouter la société Atelier Pagès de sa demande fondée sur la rupture abusive des relations commerciales,
A titre infiniment subsidiaire,
- réduire la durée du préavis à 6 mois,
En tout état de cause,
- rejeter toutes autres demandes plus amples et contraires,
- condamner la société Atelier Pagès à verser tant à la société Francelot qu'à la société Khor Immo la somme de 10 000 € sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi que les dépens de l'instance.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 23 juin 2021, l'intimée demande à la Cour de :
Vu l'article 1172 et 1341 du code civil,
Vu l'article L442'6,I,5° du code de commerce devenu l'article L 442-1- II du code de commerce,
- confirmer le jugement du tribunal de commerce de Bordeaux du 6 novembre 2020, en ce qu'il a':
condamné la SAS Khor Immo à payer à la SARL Atelier Pagès la somme de 22 322 €, au titre des factures impayées ;
condamné la SAS Francelot à payer à la SARL Atelier Pagès 9 357,60 €, au titre des factures impayées';
jugé que les relations commerciales entre la SARL Atelier Pagès et les SAS Francelot et Khor Immo ont duré 16 ans ;
jugé que la rupture des relations commerciales entre les Francelot et Khor Immo, d'une part, et la SARL Atelier Pagès, d'autre part, est intervenue brutalement, sans préavis ;
jugé que cette rupture est imputable à Francelot SAS et Khor Immo SAS ;
constaté la situation de dépendance économique de la SARL Atelier Pagès à l'égard de Francelot SAS et Khor Immo SAS ;
jugé que la marge brute annuelle de la SARL Atelier Pagès est égale au chiffre d'affaires réalisé avec Francelot SAS et Khor Immo SAS ;
fixé le montant de la marge brute annuelle à 88 294 € ;
Recevant la SARL Atelier Pagès en son appel incident et y faisant droit,
- Infirmer le jugement du tribunal de commerce de Bordeaux du 6 novembre 2020 en ce qu'il a :
« fixé les intérêts au taux légal, à valoir sur les factures impayées, à compter de l'assignation, soit du 15 mai 2019 »;
« débouté la SARL Atelier Pagès de sa demande de condamnation des sociétés Francelot et Khor Immo sur le fondement de l'article 1231-6 du code civil »;
fixé la durée du préavis dont aurait dû bénéficier la SARL Atelier Pagès à 12 mois.
Statuant à nouveau,
- juger que les intérêts sont dus sur les factures impayées à compter de la mise en demeure, restée infructueuse, du 30 mai 2018,
Vu l'article 1231-6 du Code Civil,
- condamner la SAS Khor au paiement de 5 000 € au titre du préjudice distinct subi par la SARL Atelier Pagès,
-condamner la SAS Francelot au paiement de 2 500 € au titre du préjudice distinct subi par la SARL Atelier Pagès,
Vu L'article L442'6,I,5° du code de commerce devenu L442-1-II,
- fixer à 24 mois le préavis dont aurait dû bénéficier la SARL Atelier Pagès,
En conséquence,
- condamner in solidum Francelot SAS et Khor Immo SAS à indemniser la SARL Atelier Pagès pour la rupture brutale des relations commerciales à hauteur de 176 588 €,
En tout état de cause,
- débouter Francelot SAS et Khor Immo SAS de leur demande de condamnation de la SARL Atelier Pagès à leur verser la somme de 10.000 € chacune en application de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner in solidum Francelot SAS et Khor Immo au paiement d'une indemnité de 10 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 13 septembre 2022.
MOTIVATION
La Cour se réfère, pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens échangés et des prétentions des parties, à la décision déférée et aux dernières conclusions échangées en appel.
Sur les factures impayées
Sur le paiement des factures et les intérêts de retard
Exposé du moyen :
Les sociétés Francelot et Khor Immo soutiennent qu'aucun contrat-cadre n'a été établi pour organiser la relation des parties, que la société intimée exécutait des prestations à la mission et qu'en conséquence, la Cour doit rechercher si chacune des factures litigieuses correspond à une prestation effectivement réalisée et ayant fait l'objet d'une commande préalable.
Elles prétendent que l'intimée n'apporte pas la preuve d'accords de volonté relatifs aux prestations facturées et observent qu'aucun bon de commande validé ni devis accepté n'est produit, mais seulement des devis qui auraient été édités postérieurement à l'émission des factures, de sorte que les conditions de validité des contrats prévues aux articles 1108 ancien et 1128 nouveau du code civil ne seraient pas remplies.
Elles considèrent qu'il n'est pas non plus démontré que les prestations facturées ont été effectivement réalisées. Les témoignages d'anciens employés poseraient difficulté en terme de fiabilité et de l'objectivité, les échanges de mail produits ne concerneraient pas toujours les prestations en question, les livrables évoqués ne seraient pas toujours ceux pour lesquels elle réclame une rémunération, de sorte qu'Atelier Pagès échouerait à administrer la preuve au sens des articles 1341, 1343 et 1344 anciens et 1359 nouveau du code civil.
Elles affirment également que plusieurs factures émises ne sont pas conformes aux dispositions de l'article L.441-9 du code de commerce et à celles des articles 242 nonies A I 6° et 10° et 289 I 3 du code général des impôts, notamment en ce que la quantité n'est pas identifiée ni le prix unitaire renseigné, de sorte que les demandes de paiement y afférentes doivent être rejetées.
Elles précisent ne jamais avoir été opposées par principe au règlement des factures litigieuses mais avoir simplement demandé à l'intimée, dès avant l'introduction de l'instance, de lui transmettre les justificatifs pertinents afin de satisfaire à leurs obligations comptables, ce qui n'a été fait qu'à un stade très avancé de la procédure et de manière insatisfaisante'; de sorte qu'en toute hypothèse les intérêts de retard ne sont pas dus.
La société Atelier Pagès répond qu'il n'a jamais été question de devis ou de bons de commande au cours des seize années de collaboration avec les sociétés appelantes, qu'aucun contrat-cadre n'a jamais été signé mais que les commandes avaient lieu par mail ou par téléphone de manière régulière, que cette pratique s'était instituée entre les parties et que chacune respectait ses obligations jusqu'en 2016, date à laquelle les paiements ont cessé.
Elle produit sept attestations d'anciens responsables des appelantes ainsi que des échanges de mails corroborant l'existence d'une relation basée sur la confiance et un usage professionnel, et fait valoir qu'en toute hypothèse la signature d'un contrat-cadre n'est pas nécessaire pour établir une relation commerciale, ni celle de tout autre écrit pour conclure valablement des contrats de prestations de services.
Elle affirme avoir eu des intervenants différents (dont elle précise les noms) pour interlocuteurs et relève que la plupart travaillaient directement au siège social de Khor et Francelot. Elle produit en outre de nombreux justificatifs desquels elle déduit la réalisation de la prestation. Elle ajoute que sur les vingt-sept factures litigieuses, seules sept factures font l'objet de contestations précises en appel.
S'agissant plus spécifiquement, pour Khor Immo, de la facture n°035062015 du 25 juin 2015, elle observe que les appelantes ne démontrent pas s'être acquitté du montant HT, comme elles le doivent pour être libérées de leur obligation. S'agissant de la facture n°013022016 du 18 février 2016, elle renvoie aux mails produits (Pièce Atelier Pagès n°60-) et conteste, justificatifs à l'appui, que cette facture fasse double emploi avec la facture n°030062016. S'agissant de la facture n°005012017 du 27 janvier 2017, elle rappelle avoir communiqué les 15 plans de vente en première instance. Elle produit par ailleurs en appel, à titre de justificatifs du travail effectué, les plans d'exécution et les plans de masse ayant fait l'objet de la facture n°030042017 du 12 avril 2017. S'agissant de la facture n°044072017 du 17 juillet 2017, elle fait valoir justifier tant de la commande pour ce projet que du travail réalisé (pièces Atelier Pagès n°142 et 142-4 à 142-6). S'agissant plus spécifiquement, pour Khor Immo, de la facture n°006022017 du 3 février 2017, elle soutient, pièces n°75-2, 75-4, 75-5131,132 à l'appui, que la réalisation des plans d'exécution pour un montant total de 3 537, 60 euros a été commandée et exécutée.
Elle précise enfin que les factures, contrairement à ce que soutiennent les appelantes, sont conformes aux dispositions invoquées du code de commerce (mention de la date de prestation de service et de la date à laquelle le règlement doit intervenir) et du code général des impôts (numéro unique, chronologique et continu).
Réponse de la Cour :
En premier lieu, s'agissant de la demande en paiement, la Cour constate que la société Atelier Pagès produit (pièces n° 12 à 14, 94, 95, 143 et 144), des attestations circonstanciées et convergentes de sept anciens collaborateurs de Francelot et Khor Immo, lesquels ont exercé, pendant des années, à des postes variés (conducteur de travaux, directeur régional, assistante administrative et commerciale, responsable de programmes, dessinateur, directeur de la construction...).
Il ressort de ces attestations, d'une part, qu'il n'a jamais été question, avec Atelier Pagès, de devis ni de procédure écrite, les commandes intervenant par simple mail ou appels téléphoniques et que, d'autre part, le travail a toujours été fait, étant rappelé que sans plan d'exécution et plans de vente, les dossiers (de demande de permis de construire, de commercialisation et d'exécution) ne pouvaient avancer.
C'est donc à raison que le tribunal de commerce en a, dans la décision attaquée, retenu que les relations commerciales entre les sociétés ont toujours été identiques et que, de facto, elles avaient instauré un mode de fonctionnement depuis plus de 10 ans, qu'il qualifie de coutume, qui reposait sur la confiance et le respect tarifaire entre elles, ce que développent au demeurant de nombreuses sociétés pour simplifier leurs relations commerciales.
La Cour constate, ensuite, que la société Atelier Pagès produit un nombre très important de pièces relatives tant aux commandes passées pour chaque projet (pièces 114 à 142-6) qu'à la réalisation des prestations facturées (pièces n°65 à 90-4).
Il en ressort que pour chacune des 27 factures litigieuses émises, lesquelles sont valides et étayées par de nombreuses pièces, elle justifie du bien fondé de sa demande en paiement.
C'est de façon pertinente que le tribunal, dans la décision attaquée, a par ailleurs relevé que ces dernières n'ont jamais fait l'objet d'une contestation avant l'assignation.
En conséquence, la décision attaquée sera confirmée en ce que':
- Francelot a été condamnée, au titre de la facture 2016 n°034072016 et des factures 2017 n°002012017, 006022017, 007022017, 029032017, 024032017, 025032017, 045072017, 047092017 et 063112017, à payer à Atelier Pagès la somme de 9 537, 60 euros ';
- Khor Immo a été condamnée, au titre de la facture 2014 n°030072014, de la facture 2015 n°035062015, des factures 2016 n°044072016, 005012016, 013022016, 014032016, 030062016, 003012016 et 040902016 et des factures 2017 n°003012017, 004012017, 005012017, 028032017, 030042017, 03405207, 044072017, 06411207, à payer à Atelier Pagès la somme de 22 321, 60 euros.
En second lieu, s'agissant du point de départ des intérêts dus, la Cour retient qu'en raison des circonstances de fait et de droit qui viennent d'être exposées, les deux courriers LRAR adressés par Atelier Pagès le 30 mai 2018 à Francelot, d'une part et à Khor Immo, d'autre part (pièces Atelier Pagès 1 et 2) constituent des actes portant interpellation suffisante des débitrices et sont donc équivalents à une sommation.
Or la mise en demeure de payer une obligation de somme d'argent fait courir l'intérêt moratoire au taux légal.
En conséquence, la décision attaquée sera infirmée et il sera dit que les intérêts moratoires sont dus en l'espèce à compter du 30 mai 2018, date des mises en demeure restées infructueuses.
Sur les dommages et intérêts distincts de l'intérêt moratoire
Exposé du moyen :
La société Atelier Pagès fait valoir qu'elle a subi un préjudice distinct de celui résultant du simple retard de paiement puisque la mauvaise foi des appelantes, qui sont allées jusqu'à nier toute relation avec elle, l'a obligée à répondre à chaque argument et à produire de nombreuses pièces.
Elle souligne qu'en présence d'attestations émanant de son propre groupe, de commandes effectuées par mail, de centaine de mails échangés avec plus d'une dizaine de salariés de son groupe et de preuve de réalisation des prestations par la production de plans, Francelot et Khor Immo persistent dans leur stratégie et concluent au rejet de toutes ses demandes, y compris celles relatives au paiement des factures.
Elle ajoute que leurs allégations selon lesquelles la gérante de la société Atelier Pagès et le directeur de l'agence régionale de [Localité 5] des appelantes entretenaient une relation qui dépassait la sphère professionnelle porteraient atteinte à sa vie privée.
Francelot et Khor Immo répondent que cette demande doit être rejetée, aucun préjudice distinct n'étant caractérisé. Elles soutiennent qu'Atelier Pagès avait parfaitement conscience de l'insuffisance des pièces produites initialement puisqu'elle les a largement complétées au fur et à mesure de la procédure.
Réponse de la Cour :
Le tribunal de commerce a justement retenu que la restructuration organisée par Francelot et Khor Immo a conduit à changer les méthodes de facturation entre les parties.
Est produit notamment au débat, sur ce point, un mail adressé le 24 avril 2017 par le responsable technique de Khor Immo à Atelier Pagès qui indique : « il nous faut maintenant absolument un devis à chaque opération pour qu'il soit validé par le siège et le service compta afin qu'il l'intègre dans notre logiciel de paiement » (souligné par nous pièce Atelier Pagès n°141).
C'est à raison que le tribunal a par suite estimé, au vu des nombreuses pièces produites au dossier, que cette restructuration a généré un conflit entre les parties mais que de telles circonstances ne peuvent conduire Francelot et Khor Immo à contester, de manière unilatérale et rétroactive, les méthodes de facturation entre les parties.
La Cour retient qu'Atelier Pagès a, dans ces conditions, subi un préjudice distinct de celui résultant du simple retard de paiement, lequel a été causé par la mauvaise foi des appelantes.
En application de l'article 1231-6 du code civil, ce préjudice sera indemnisé à hauteur de 1 000 euros par Francelot et de 2 000 euros par Khor Immo.
Sur la rupture brutale des relations commerciales
La Cour rappelle que les ruptures brutales intervenues avant le 26 avril 2019 sont soumises à l'ancien article L. 442-6-I, 5e du code de commerce, lequel dispose :
« Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé par le fait, pour tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au registre des métiers :
(...) 5° de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. »
Sur l'applicabilité de l'article L.442-1 II du code de commerce
Exposé du moyen :
Francelot et Khor Immo soutiennent qu'Atelier Pagès exerce une activité assimilable à celle d'un architecte qui est une activité civile à laquelle l'article L.442-1 II du code de commerce n'est pas applicable.
Atelier Pagès répond qu'il est de jurisprudence constante que le champ d'application de l'article ne se limite pas aux seules activités commerciales mais comprend notamment les activités d'architecte.
Réponse de la Cour :
L'article L. 442-6-I, 5e du code de commerce s'applique à toute relation commerciale établie, que celle-ci porte sur la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service (Cass. Com. 23 avril 2003, n°01-11.664 ; Cass. Com., 16 décembre 2008, n°07-18.050).
Sur l'existence d'une relation commerciale établie
Exposé du moyen :
Francelot et Khor Immo soutiennent que la société intimée ne peut se prévaloir d'une relation commerciale avec elles qu'entre 2014 et 2016 comme établi par les bilans comptables d'Atelier Pagès, lesquels ne portent que sur ces trois années. Elles estiment que les factures communiquées sont insusceptibles d'établir une relation antérieure puisqu'elles ne sont ni signées, ni tamponnées et que leur paiement n'est pas justifié ; pas plus que le tableau produit, lequel ne présenterait aucune garantie de sincérité et de fiabilité.
Atelier Pagès répond que la relation commerciale doit être appréciée au regard de la réalité économique du flux d'affaires entre les parties qui doit être stable et régulier, quel que soit le cadre juridique de cette relation et qu'à ce titre, le tableau certifié par son expert-comptable présentant la part de son chiffre d'affaires annuel résultant des prestations fournies aux sociétés appelantes établit une relation commerciale depuis 2001. Elle ajoute que les attestations d'anciens employés des sociétés appelantes le confirment, et qu'elle produit aussi les factures pour chaque année, en association avec les relevés bancaires sur lesquels figurent les encaissements corrélatifs. Elle en déduit qu'une relation commerciale continue et stable a existé pendant seize ans.
Réponse de la Cour :
Le Cour observe qu'ont notamment été versés aux débats :
-des factures datant de 2001 (pièces Atelier Pagès n°24 et 25) ;
-les relevés bancaires d'Atelier Pagès (pièces n°26 à 64), ces extraits étant accompagnés, les premières années, des bordereaux de remise de chèque';
-une attestation de [I] [U], expert comptable, du 9 mars 2020 détaillant depuis 2001 le chiffre d'affaire réalisé chaque année avec Khor et Francelot en proportion du chiffres d'affaires total d'Atelier Pages (pièce n°159)
-des attestations d'anciens responsables de Khor et Francelot évoquant la durée des relations commerciales entre ces sociétés et Atelier Pagès (pièces n°12 à 14, 95, 144 et 145).
La Cour retient qu'il ressort de ces documents convergents que la relation commerciale revêtait depuis plus de quinze ans un caractère stable, suivi et habituel permettant à l'intimée de raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec ses deux partenaires.
Sur l'imputabilité de la rupture
Exposé du moyen :
Les sociétés Francelot et Khor Immo soutiennent qu'aucun contrat-cadre n'organisait la relation entre les parties, qu'aucune résiliation ne peut donc avoir été opérée et qu'aucune manifestation de volonté de rupture des relations ne peut être établie'; que le défaut de paiement des factures litigieuses tient à ce que celles-ci n'étaient pas justifiées et ne peut être assimilé à une rupture'; que la société intimée ne démontre ni la manière dont elle était mandaté en début de projet, ni avoir émis un devis qui aurait été refusé. Elles ajoutent qu'Atelier Pagès a toujours la possibilité d'émettre des devis qui pourront être validés par Khor Immo et Francelot. Elles demandent qu'il soit en conséquence dit qu'aucune rupture fautive ne peut leur être imputée.
Réponse de la Cour :
Par de justes motifs, non utilement contredits par Francelot et Khor Immo, les premiers juges ont retenu que les appelantes ont mis fin à leur relation commerciale avec Atelier Pagès en 2017 par l'arrêt du règlement des factures et des commandes, sans communication. Il doit être observé en complément que ces dernières ne procédaient pas par appel d'offre, de sorte qu'aucun devis ne pouvait être émis par le prestataire sans avoir été préalablement sollicité.
La rupture de la relation commerciale établie leur est donc exclusivement imputable.
Sur la brutalité de la rupture
Exposé du moyen :
Francelot et Khor Immo soutiennent que la brutalité de la rupture s'apprécie au regard de la durée de son préavis mais qu'il est impossible d'appliquer cette modalité en l'espèce puisqu'aucun contrat ne lie les parties'; qu'au surplus, le tribunal qui a retenu que la rupture résultait de l'arrêt du paiement des factures n'aurait pas tiré les conséquences de ses propres constatations puisque la société intimée a continué à effectuer des prestations après cette date et ce pendant plus d'un an, de sorte qu'en toute hypothèse, cette période d'une année constituerait un préavis si la Cour devait juger que l'arrêt des paiements caractérise une rupture brutale.
Atelier Pagès répond que la brutalité de la rupture est caractérisée dès lors qu'à compter du 16 novembre 2017 « date de la dernière commande réalisée » les sociétés appelantes ont cessé de solliciter ses services après seize années de collaboration continue, sans raison invoquée ni préavis donné.
Réponse de la Cour :
L'article L. 442-6-I, 5e du code de commerce impose à l'auteur de la rupture de la relation commerciale établie de prévenir le partenaire délaissé suffisamment en amont afin que celui-ci puisse anticiper les conséquences de cette rupture.
Il prévoit expressément qu'engage sa responsabilité celui qui rompt, « en l'absence d'un préavis écrit », une relation commerciale établie.
Il s'ensuit que l'attitude consistant à arrêter les paiements tout en continuant de commander des prestations entretient l'incertitude quant à la volonté de rupture et ne peut valoir notification de la rupture.
La Cour retient que Francelot et Khor Immo se sont, en l'espèce, abstenues de notifier à Atelier Pagès la durée de préavis qu'elles entendaient octroyer et qu'elles ont, par leur comportement ambivalent, empêché Atelier Pagès de prendre les mesures adéquates pour faire face à la situation, notamment pour chercher de nouveaux partenaires. La rupture est donc brutale.
Exposé du moyen :
Francelot et Khor Immo soutiennent que le délai de préavis doit être déterminé en tenant compte de la durée de la relation commerciale et d'autres circonstances prévalant au moment de la rupture ; qu'à ce titre, il n'existait aucune exclusivité ni obligation de non-concurrence entre les parties, ni situation de dépendance économique de la société intimée vis-à-vis des sociétés appelantes, comme son site internet exposant ses divers clients le démontre ; que l'intimée ne justifie pas avoir eu à réaliser des investissements spécifiques pour exécuter les prestations commandées par les appelantes ; que l'activité de l'intimée n'était nullement spécifique, de sorte qu'il ne lui était pas particulièrement difficile de trouver d'autres débouchés ; qu'en conséquence, si un préavis avait dû être nécessaire, il n'aurait pu excéder 6 mois.
Atelier Pagès répond que la contrepartie des prestations réalisées pour les sociétés appelantes au cours de trois dernières années de la relation représentait 70% de son chiffre d'affaires sur ces exercices, et que celui-ci a chuté de près de 50% entre 2017 et 2018, à un niveau qui n'avait pas été aussi bas depuis quinze ans ; qu'en conséquence, une situation de dépendance économique est caractérisée ; de sorte que, conformément selon elle à la jurisprudence en la matière, le délai de préavis aurait dû être de 24 mois.
Réponse de la Cour :
Le délai de préavis suffisant doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique (entendu comme la part du chiffre d'affaires réalisé par la victime avec l'auteur de la rupture), le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.
Au cas présent, les relations commerciales ont été entretenues pendant plus de 15 ans.
La part du chiffre d'affaires réalisé par Atelier Pagès avec les appelantes s'élevait à 82 % en 2011, 61 % en 2012, 56 % en 2013, 60 % en 2014, 68 % en 2015 et 58 % en 2016. Il a été réduit à 22 % l'année de la rupture.
C'est par une juste appréciation des éléments de la cause que le jugement attaqué a retenu qu'au vu de la nature du dossier et des relations d'affaires entre les parties, il convenait de fixer la durée du préavis à 12 mois.
Sur l'évaluation du préjudice
Exposé du moyen :
Francelot et Khor Immo soutiennent que le préjudice indemnisable correspond à la perte de marge brute de la victime de la rupture, soit sa perte de chiffre d'affaires diminuée des coûts et frais économisés compte tenu de l'arrêt de la fourniture des prestations'; que ces sommes devraient donc être déduites du montant de l'éventuelle indemnisation'; qu'en toute hypothèse, la société intimée échoue à administrer la preuve de la part de son chiffre d'affaires réalisé avec chacune des sociétés appelantes au cours des trois derniers exercices précédent la rupture, à défaut de produire des éléments comptables probants.
Atelier Pagès répond que si l'indemnisation doit correspondre à la perte de marge brute de la victime de la rupture, celle-ci est égale à sa perte de chiffre d'affaires en matière d'activité intellectuelle, laquelle ne présente aucun coût lié à l'activité elle-même, les charges incompressibles étant notamment le local professionnel dédié et les outils informatiques adaptés ; qu'en conséquence et compte tenu de ses bilans des années 2014, 2015 et 2016, associés à un tableau détaillant la part de son chiffre d'affaires réalisée avec chacune des sociétés appelantes sur ces périodes (le tout attesté par son expert-comptable cf pièce 159), cette part s'élève en moyenne à 47 047,00 € par an avec la société Francelot et 41 247,00 € par an avec la société Khor Immo, soit 88 294,00 € par an au total'; de sorte que son préjudice indemnisable doit être calculé sur la base d'une perte de marge brute de 88 294,00 € par an.
Réponse de la Cour :
Lors des trois derniers exercices précédant la rupture brutale des relations commerciales, le chiffre d'affaires réalisé par Atelier Pagès avec Francelot et Khor s'est élèvé à 80 301 euros (2014), 109 943 euros (2015) et 74 639 euros (2016).
Eu égard aux pièces fournies, il y a lieu de retenir, comme l'a fait le tribunal de commerce, qu'aucune économie de coût variable en lien avec les prestations correspondantes ne peut utilement être identifié.
Il convient en conséquence de confirmer le jugement attaqué en ce qu'il a retenu que le préjudice s'élevait en l'espèce à la somme de 88 294 euros, soit un an de manque à gagner.
Sur la solidarité
Exposé du moyen :
Francelot et Khor Immo rappellent qu'elles constituent deux entités distinctes et en déduisent que leur condamnation in solidum doit être écartée.
Atelier Pagès répond qu'elle a toujours et indistinctement eu ces deux sociétés pour interlocutrices, que ces deux sociétés représentaient chacune une part similaire de son chiffre d'affaires, que leurs dirigeants respectifs signaient usuellement aux noms des deux sociétés (pièces Atelier Pagès n°75-3, 76-5, 103, 104, 109, 118-2, 118-15), que chacune intervenait volontairement aux instances où l'autre était partie (pièce n°152-153), que leur siège social est commun et qu'elles travaillent systématiquement ensemble, de sorte qu'on ne les distingue jamais (pièce n°158 plaquette du groupe Khor Immo/Francelot)'; de sorte que leur confusion est établie et leur condamnation in solidum justifiée.
Réponse de la Cour :
L'obligation in solidum suppose que le dommage soit unique et qu'il ait été causé par un fait générateur complexe.
La Cour retient que Khor Immo et Francelot ont agi ensemble en arrêtant brutalement la relation commerciale avec Atelier Pagès et qu'en procédant en même temps à la rupture, elles ont concouru à la production de l'entier dommage.
A titre surabondant, la Cour retient qu'eu égard à la convergence des intérêts de ces sociétés et à leur structure capitalistique, chacune, dans ses relations avec ce fournisseur, bénéficiait d'un autonomie limitée par rapport à l'autre et qu'il y a lieu d'admettre leur condamnation in solidum en raison de la confusion entretenue.
Sur les frais irrépétibles et dépens
Khor Immo et Francelot, qui succombent en toutes leurs prétentions, seront condamnées aux dépens d'appel.
Il serait inéquitable de laisser à la charge d'Atelier Pagès, intimée, les frais irrépétibles d'appel qu'elle a été contrainte d'exposer pour faire valoir ses droits devant la Cour.
Khor Immo et Francelot seront en conséquence condamnées à lui payer in solidum la somme de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,
Confirme le jugement du tribunal de commerce de Bordeaux du 6 novembre 2020 sauf quant au point de départ des intérêts moratoires et quant à l'application des dispositions de l'article 1231-6 alinéa 3 du code civil ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant :
Dit que les intérêts sont dus sur les factures impayées à compter de la mise en demeure, restée infructueuse, du 30 mai 2018;
Condamne la société Khor Immo à verser à la société Atelier Pagès la somme de 2 000 euros au titre du préjudice distinct de l'intérêt moratoire ;
Condamne la société Francelot à verser à la société Atelier Pagès la somme de 1 000 euros au titre du préjudice distinct de l'intérêt moratoire ;
Condamne les sociétés Khor Immo et Francelot in solidum aux dépens d'appel ;
Condamne in solidum les sociétés Khor Immo et Francelot à verser à la société Atelier Pagès la somme supplémentaire de 8 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel.