Cass. 2e civ., 12 décembre 2002, n° 01-02.853
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
Attendu, selon l'arrêt attaqué, que le 2 juin 1987, un incendie s'est déclaré sur un site de stockage d'hydrocarbures concédé à la société des pétroles Shell (la société) ; que plusieurs personnes furent blessés, parmi lesquelles MM. X... et Y..., préposés de la Société nouvelle d'industrie générale (SNIG), qui y effectuaient des travaux ; qu'une information pénale contre personne non dénommée fut clôturée par une ordonnance de non-lieu du 1er juin 1996, confirmée par un arrêt de la chambre d'accusation de la cour d'appel de Lyon du 10 juin 1997 ; que le 24 juillet 1997, MM. X... et Y... ont assigné la société en réparation de leur dommage ; qu'appelée en cause, la Caisse primaire d'assurance maladie (la CPAM) de Vienne a demandé le remboursement des prestations versées aux deux victimes ;
Sur le premier moyen :
Attendu que la société fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription et d'avoir déclaré recevables les demandes d'indemnisation de MM. X... et Y... et, partant, le recours exercé par la CPAM de Vienne, alors, selon le moyen :
1 / que si l'acte de constitution de partie civile dans le cadre d'une information pénale peut constituer une demande tendant à la mise en cause de la responsabilité de l'auteur de l'infraction poursuivie, c'est à la condition que le prétendu auteur ait été partie à la procédure pénale ;
qu'en l'espèce, l'instruction pénale avait été ouverte contre X... et aucune mise en examen n'avait eu lieu, de sorte que la constitution de partie civile des deux intéressés ne pouvait être considérée comme dirigée contre la société Shell et comme interrompant la prescription à l'égard de celle-ci ;
qu'en estimant le contraire pour rejeter la fin de non-recevoir tirée de la prescription, la cour d'appel a violé l'article 2270-1 du Code civil ;
2 / qu'en se bornant à déduire la prétendue interruption de la prescription du fait que le juge d'instruction devant lequel les deux victimes se sont constituées partie civile, avait chargé l'expert, non de déterminer la seule durée de l'ITT, élément constitutif des infractions poursuivies, mais l'ensemble des conséquences médico-légales de l'accident du 2 juin 1987, sans préciser par quel acte interruptif de prescription les deux victimes auraient manifesté leur volonté de mettre en jeu la responsabilité de l'auteur de leurs dommages, la cour d'appel a violé l'article 2270-1 du Code civil ;
Mais attendu que l'arrêt retient qu'il est constant que MM. Y... et X... se sont constitués partie civile devant le juge d'instruction ; que l'acte de se constituer partie civile dans le cadre d'une information pénale peut constituer une demande tendant à la mise en cause de la responsabilité de l'auteur de l'infraction poursuivie ; que les expertises médicales diligentées par le juge d'instruction concernant MM. Y... et X... démontrent que ceux-ci ont entendu obtenir du juge pénal la réparation de leurs dommages ; qu'en effet, si, comme le soutient la société Shell, MM. Y... et X... n'avaient pour but que d'apporter leur concours à l'action publique, le magistrat instructeur se serait satisfait d'une expertise limitée à la seule détermination de la durée de l'incapacité totale de travail qui constitue un des éléments constitutifs des infractions de blessures involontaires poursuivies et n'aurait pas donné mission à l'expert d'évaluer l'ensemble des conséquences médico-légales de l'accident du 2 juin 1987 ;
Que de ces constatations et énonciations, la cour d'appel, qui a pu décider que MM. Y... et X..., par leur constitution de partie civile dans le cadre de l'information ouverte contre personne non dénommée, avaient manifesté leur intention de mettre en cause la responsabilité des auteurs de leur dommage, en a exactement déduit que cette intervention avait interrompu le délai de prescription ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
Sur le deuxième moyen :
Attendu que la société fait grief à l'arrêt de l'avoir déclarée responsable des conséquences dommageables de l'accident dont ont été victimes MM. X... et Y..., alors, selon le moyen :
1 / que la responsabilité du détenteur d'un immeuble ou d'un meuble sur le fondement de l'article 1384, alinéa 2, du Code civil nécessite la preuve que l'incendie doit être attribué à la faute, preuve qui n'est pas rapportée lorsque la cause du sinistre est restée inconnue ; qu'il résulte des conclusions des experts telles que résumées par l'arrêt attaqué que l'origine de l'incendie du 2 juin 1987 est demeurée inconnue ;
qu'en retenant néanmoins la responsabilité de la société Shell, la cour d'appel a violé l'article 1384, alinéa 2, du Code civil ;
2 / qu'à supposer fautive l'exploitation sans autorisation de la fabrication d'additifs de carburants dont le SAP 9408, ce défaut d'autorisation ne saurait être considéré comme la cause directe et certaine de l'incendie, dès lors que l'accident aurait pu survenir à l'époque où la fabrication était couverte par l'autorisation provisoire, et que l'Administration avait, au vu de la demande d'exploitation définitive, c'est-à-dire en connaissance des produits fabriqués, donné un avis favorable à la mise à l'enquête, ainsi qu'il résulte du rapport d'expertise ;
qu'en affirmant néanmoins l'existence d'un lien de causalité entre la fabrication du SAP 9408 sans autorisation et les dommages des victimes, la cour d'appel a violé l'article 1384, alinéa 2, du Code civil ;
3 / que la société Shell faisait valoir qu'il ne résultait d'aucune pièce du dossier qu'elle aurait manqué au respect des conditions de fabrication du SAP 9408 définies par les autorisations provisoires, ni que l'avis favorable de l'Administration en vue de l'autorisation d'exploitation définitive lui aurait imposé des précautions supplémentaires qui, si elles avaient été respectées, auraient évité l'accident ; qu'en retenant la responsabilité de la société Shell au motif qu'elle aurait maintenu fautivement la production du SAP 9408 "dans des conditions de sécurité insuffisantes", sans répondre à ce moyen péremptoire, la cour d'appel a violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;
Mais attendu que l'arrêt retient que si l'origine de la défaillance n'est pas exactement connue, défection de la pompe P 106, bride mal serrée ou affaiblissement du métal, le violent jet d'aérosol s'est toutefois produit dans la zone de la pomperie près des réservoirs 13 et 14 ; qu'à cet endroit où l'accident s'est réalisé, la société des Pétroles Shell a mené concomitamment des travaux de modification de la pomperie impliquant soudures, découpages et meulages sur diverses tuyauteries et la poursuite de la production de l'additif SP 9408 dont les caractéristiques indiquent qu'il doit être maintenu à l'écart de toute source de chaleur et manipulé comme le xylène en tenant compte du "risque que représentent les émanations de vapeurs (inflammation ou explosion, électricité statique)" ; qu'il résulte de l'expertise que c'est "en dérogation aux arrêtés de M. le Commissaire de la République que les bacs 55, 58, 59, 59-1 et 79 étaient déjà utilisés pour le stockage de bases ou d'autres produits intermédiaires ou autres additifs ; que, de même, il a été constaté la présence de Tolad, SAP 9402, SAP 9408, SAP 949, monoéthylène glycol, xylène pur, dans les réservoirs de la cuvette de rétention n° 3, alors que ces produits ne figurent pas dans la demande d'autorisation provisoire" ;
que la société Shell lors de l'accident se trouvait en infraction aux dispositions de la loi du 19 juillet 1976 et du décret du 21 septembre 1977 relatifs aux installations classées pour la protection de l'environnement ;
que les experts ont, par ailleurs, relevé que de l'additif pour essence SAP 9408 était présent tant dans le réservoir n° 14, près duquel ont été découverts les ouvriers mortellement blessés, dans la cage de protection de la garniture mécanique de la pompe P 106 dite pompe d'enfûtage que sur les vêtements de M. X... ; qu'au vu de ces éléments, il existe une relation directe entre le maintien fautif de la production de SP 9408 dans des conditions de sécurité insuffisantes et les brûlures subies par l'inflammation de ce produit sur les personnes de MM. Y... et X... ;
Que par ces constatations et énonciations, la cour d'appel, qui n'avait pas à répondre à un moyen que celles-ci rendaient inopérant, a caractérisé l'existence d'une faute de la société ayant contribué tant à la naissance, au développement ou à la propagation de l'incendie qu'à la réalisation des dommages, et en a, à bon droit, déduit la responsabilité de la société sur le fondement de l'article 1384, alinéa 2, du Code civil ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
Mais sur le troisième moyen, pris en sa troisième branche :
Vu les articles 455 et 458 du nouveau Code de procédure civile ;
Attendu que tout jugement doit être motivé à peine de nullité, que le défaut de réponse à conclusions constitue un défaut de motif ;
Attendu que pour condamner la société à verser à la CPAM de Vienne la somme de 285 510,63 francs au titre des prestations versées en faveur de M. Y... ainsi que les sommes de 127 262,76 francs et 286 196,57 francs représentant les arrérages et le capital constitutif de la rente versée à M. Y..., l'arrêt énonce que la créance de l'organisme social s'établit de la façon suivante : frais médicaux, pharmaceutiques, d'appareillage, de transports et d'hospitalisation 209 415,70 francs, indemnités journalières 76 094,93 francs, rente (arrérages payés) 127 262,76 francs et capital représentatif, au 15 février 2000, 286 196,57 francs ;
Qu'en statuant ainsi, sans répondre aux conclusions de la société soutenant que le chiffre de 286 196,57 francs retenu par la CPAM au titre du capital représentatif au 15 février 2000 était erroné, dans la mesure où, depuis 1992, la rente avait été divisée par moitié, de sorte que le capital constitutif ne pouvait plus être calculé sur la base de la rente initiale mais devait être calculé sur le montant actuel de la rente et sur l'âge actuel de la victime, la cour d'appel n'a pas satisfait aux exigences des textes susvisés ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les deux premières branches du troisième moyen :
CASSE ET ANNULE, mais seulement dans ses dispositions relatives aux sommes soumises à l'action récursoire de la Caisse primaire d'assurance maladie de Vienne, en ce qui concerne M. Y..., l'arrêt rendu le 31 janvier 2001, entre les parties, par la cour d'appel de Lyon ;
remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Lyon, autrement composée ;
Laisse à chaque partie la charge de ses propres dépens ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de Cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du douze décembre deux mille deux.