Cass. crim., 7 septembre 2022, n° 21-85.056
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme de la Lance
Rapporteur :
Mme Fouquet
Avocat général :
M. Bougy
Avocats :
SCP Foussard et Froger, SCP Le Bret-Desaché
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. L'administration fiscale a déposé plainte auprès du procureur de la République à l'encontre de M. [J] [O], représentant de la société de droit luxembourgeois [4] du chef de fraude fiscale et omission d'écritures en comptabilité, pour s'être abstenu de toute déclaration de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) en France au titre de la période du 1er janvier 2010 au 31 décembre 2014 et n'y avoir tenu aucune comptabilité.
3. L'administration a exposé que cette société, ayant pour activité le commerce de matériel médical, disposait d'un établissement stable sur le territoire français, les recettes réalisées en France devant en conséquence être soumises à la TVA.
4. M. [O] a été convoqué devant le tribunal correctionnel des chefs susvisés. Par jugement en date du 23 octobre 2019, les premiers juges l'ont déclaré coupable de ces faits et l'ont condamné à cinq mois d'emprisonnement assorti d'un sursis et mise à l'épreuve, devenu sursis probatoire, avec notamment pour obligation d'indemniser l'administration fiscale.
5. Sur l'action civile, le tribunal a déclaré recevable la constitution de partie civile de l'administration fiscale et a déclaré le prévenu solidairement tenu avec la société [4], au paiement de l'impôt fraudé et des pénalités y afférentes.
6. Le prévenu, le procureur de la République et l'administration fiscale ont relevé appel de cette décision.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa deuxième branche, et les deuxième et quatrième moyens
7. Ils ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Sur le premier moyen, pris en ses première, troisième et quatrième branches
Enoncé du moyen
8. Le moyen, en ses première, troisième et quatrième branches, critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [O] dirigeant de la société de droit luxembourgeois [4] SA, coupable d'avoir dissimulé la totalité des sommes sujettes à l'impôt en l'espèce en s'abstenant de souscrire les déclarations de TVA ; et l'a condamné pénalement et civilement, alors :
« 1°/ qu'en retenant, pour caractériser le délit de fraude fiscale, qu'il convenait de déterminer si la société de droit luxembourgeois disposait d'un établissement stable en France au sens de la Convention fiscale franco-luxembourgeoise du 1er avril 1958, quand la notion d'établissement stable en matière de TVA diffère de celle admise par les conventions fiscales au regard de l'impôt sur le revenu et sur la fortune, la cour d'appel a méconnu les dispositions des articles 44 de la directive TVA 2006/112/CE et 11 du règlement d'exécution n° 282/2011 ;
3°/ qu'en vertu de l'article 111-4 du code pénal, la loi pénale est d'interprétation stricte ; que la définition légale des infractions s'impose aux juges ; que l'article 1741, alinéa 1er, du CGI réprime le prévenu qui « s'est frauduleusement soustrait ou a tenté de se soustraire frauduleusement à l'établissement ou au paiement total ou partiel des impôts visés... soit qu'il ait volontairement omis de faire sa déclaration dans les délais prescrits, soit qu'il ait volontairement dissimulé une part des sommes sujettes à l'impôt, soit qu'il ait organisé son insolvabilité ou mis obstacle par d'autres manoeuvres au recouvrement de l'impôt, soit en agissant de toute autre manière frauduleuse... » ; qu'en l'espèce, le prévenu dirigeant de la société de droit luxembourgeois [4] était poursuivi sous la prévention d'avoir : « ...frauduleusement soustrait à l'établissement et au paiement total de la taxe sur la valeur ajoutée en dissimulant volontairement la totalité des sommes sujettes à l'impôt en l'espèce en s'abstenant de souscrire les déclarations de taxe sur la valeur ajoutée... » ;
qu'en retenant sa culpabilité au motif que la société disposait d'un « établissement stable en France au sens de la législation française et de la Convention franco-luxembourgeoise du 1er avril 1958... », et était par conséquent « assujettie aux mêmes obligations déclaratives qu'une société établie en France », la cour d'appel s'est fondée sur des considérations de fait et de droit non prévues par l'article 1741 du CGI, et a méconnu le principe de la stricte interprétation de la loi pénale ;
4°/ que dans ses conclusions d'appel, M. [O] faisait valoir que l'élément matériel du délit de fraude fiscale à la TVA défini par l'article 1741 du CGI ne pouvait pas s'apprécier par le biais de l'existence d'un établissement stable en France de la société de droit luxembourgeois, mais au regard des seuls éléments constitutifs de l'infraction définis par ce texte, en l'occurrence au regard « des règles applicables à la TVA telles qu'issues de la 6e directive européenne et relatives à la notion de redevable et à la territorialité des livraisons de biens et des prestations de services pour cet impôt... que les déclarations de TVA ont été souscrites au Luxembourg pour toutes les opérations, dont celles qui ont été réalisées avec les clients français. De par les mentions portées sur les déclarations comme sur les factures adressées aux clients, la TVA n'a pas été acquittée au Luxembourg pour ces opérations, mais bien en France. ...que la matérialité de l'infraction pénale ne peut être appréciée qu'à la lumière des règles fiscales propres à la TVA intracommunautaire. Dans ce cadre spécifique, c'est chaque client et non le fournisseur ou le prestataire, qui est le redevable légal de la TVA sur les ventes et prestations réalisées... » ; qu'il n'y avait donc eu aucune dissimulation de produits taxables et que la TVA avait été déclarée par les clients français ; que « les factures adressées aux clients mentionnaient leur numéro de TVA intracommunautaire et le numéro de TVA intracommunautaire de la société [4] au Luxembourg, de sorte que les clients savaient qu'ils devaient autoliquider la TVA en France... » ; qu'en s'abstenant de répondre à ces arguments péremptoires de la défense contestant la matérialité des faits poursuivis, la cour d'appel a méconnu l'article 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
9. Pour retenir la culpabilité de M. [O] pour les faits de soustraction à l'établissement et au paiement de la TVA, l'arrêt attaqué énonce que le délit de fraude fiscale est constitué en cas de soustraction ou tentative de soustraction à l'établissement ou au paiement total ou partiel des impôts et taxes existants, à savoir les impôts directs et indirects, les taxes sur le chiffre d'affaires, les droits d'enregistrement et taxes assimilées et qu'en l'espèce, il convient, pour caractériser l'élément matériel de l'infraction, de déterminer si la société de droit luxembourgeois [4] dispose d'un établissement stable en France au sens de la législation française et de la Convention franco-luxembourgeoise du 1er avril 1958,
la notion « d'établissement stable » désignant une installation fixe d'affaire où l'entreprise exerce tout ou partie de son activité dans le cadre d'un circuit autonome.
10. Il expose qu'en matière de TVA, dès lors qu'une société commerciale dispose d'un établissement autonome et exerce une activité économique prévue à l'article 256 A du code général des impôts, elle est assujettie aux mêmes obligations déclaratives qu'une société établie en France et qu'il ressort de la procédure d'assistance administrative internationale auprès des autorités fiscales du Luxembourg et de la Suède sollicitées par le service vérificateur de l'administration fiscale et de la mise en oeuvre du droit de communication par ladite administration que, malgré les dénégations de M. [O], la société [4] dispose d'un établissement stable sur le territoire français.
11. Il relève qu'en effet, la société [4] réalisait 80 % de son chiffre d'affaire en France et que M. [O], administrateur délégué, unique salarié et détenteur de 98 % du capital social de la société, représentant légal de celle-ci, a développé une action commerciale intensive avec de nombreux clients situés sur le territoire français.
12. Il relève que la société [4] a été en relation commerciale avec les sociétés [3] et [6], dont le siège social est situé en Loire-Atlantique, qui ont loué des locaux de stockage appartenant à M. [O], localisés à [Localité 2], la société [4] s'engageant à assurer la vente, la mise en service et le suivi du matériel distribué par ces sociétés et que cette mise à disposition par M. [O] démontre que les produits et matériels commercialisés par la société [4] étaient stockés à [Localité 2], à proximité du domicile du prévenu, et non à l'adresse luxembourgeoise de cette société et confirme l'aveu du prévenu et de son avocat à l'audience selon lequel cette société ne disposait au Luxembourg d'aucun local lui permettant d'entreposer la marchandise.
13. Il relève également que le recours au service « colissimo » de [5] confirme que les livraisons se faisaient aux clients français à partir du territoire français et non luxembourgeois.
14. Il retient que M. [O] est désigné comme interlocuteur sur la plupart des factures émises par les trois sociétés et que de nombreux documents commerciaux ont été adressés aux clients et fournisseurs français de la société [4] à partir du numéro de fax de la société [3] alors que les bons de commande et de livraison faisaient systématiquement état de l'adresse de [Localité 2].
15. Il retient également que la société [4] disposait d'un compte bancaire en France sur lequel les enquêteurs ont constaté que le montant des mouvements de crédits s'était élevé à environ 500 000 euros entre 2010 et 2013 et que des retraits en espèce avaient été réalisés à hauteur de 40 800 euros par son titulaire pour la même période. Il précise que des virements bancaires ont été effectués par la société [3] sur ce compte correspondant notamment au règlement des commissions destinées à rémunérer le travail de M. [O] et qu'outre que la domiciliation de ce compte dans une ville frontalière entre la France et le Luxembourg ne répond à aucune logique commerciale et financière, le prévenu ne s'explique pas sur le fonctionnement dudit compte sauf à dire qu'il s'agissait d'un « compte de transfert », alors que ce compte, parfaitement occulte sur le plan comptable, n'a en réalité d'autre utilité que de dissimuler la réalité et la territorialité de l'activité de la société [4].
16. Les juges ajoutent qu'il résulte de ces éléments matériels que l'activité de M. [O] et de la société [4], a été exercée sur le territoire français depuis les locaux de [Localité 2], l'adresse du siège social fixé au [Adresse 1] (Luxembourg) ne constituant qu'une boîte aux lettres.
17. C'est à tort que la cour d'appel s'est référée à la convention franco-luxembourgeoise du 1er avril 1958, qui ne s'applique pas à la taxe sur la valeur ajoutée.
18. Cependant, l'arrêt n'encourt pas la censure.
19. En effet, en l'état de ces énonciations, dont il résulte que la société [4], qui a exercé l'essentiel de son activité en France, tout en s'abstenant d'y souscrire toute déclaration au titre de la TVA, y a exploité un établissement stable, au sens de l'article 11 du règlement d'exécution (UE) n° 282/2011 du Conseil du 15 mars 2011 portant mesures d'exécution de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, entité autonome et permanente, exerçant l'activité d'intermédiaire de commerce pour l'achat et la vente de matériel médical, et disposant d'une structure appropriée, en termes de moyens humains et techniques, lui permettant de fournir les services dont elle assurait la prestation, l'assujettissant ainsi à la taxe sur la valeur ajoutée et aux obligations fiscales en découlant au titre des articles 256 et suivants du code général des impôts, la cour d'appel a justifié sa décision.
20. Ainsi, le moyen doit être écarté.
Mais sur le troisième moyen
Enoncé du moyen
21. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a condamné le prévenu à la peine de six mois emprisonnement assortie d'un sursis, alors « qu'en se fondant uniquement sur la gravité des faits pour condamner le prévenu à la peine de six mois emprisonnement assortie d'un sursis quand toute peine doit être motivée en tenant compte de la personnalité de leur auteur et de sa situation personnelle la cour d'appel n'a pas justifié sa décision. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 485-1 du code de procédure pénale :
22. Selon cet article, en matière correctionnelle, le choix de la peine doit être motivé au regard des dispositions des articles 132-1 et 132-20 du code pénal, sauf s'il s'agit d'une peine obligatoire ou de la confiscation du produit ou de l'objet de l'infraction. Il en résulte qu'à l'exception de ces cas, toute peine doit être motivée en tenant compte de la gravité des faits, de la personnalité de leur auteur et de sa situation personnelle.
23. Pour prononcer à l'encontre du prévenu la peine de six mois d'emprisonnement assorti du sursis probatoire, l'arrêt attaqué énonce que bien que n'ayant pas d'antécédent judiciaire, il convient de relever que M. [O], principal associé et dirigeant de la société [4], a fait réaliser par cette société de droit luxembourgeois des opérations lucratives sur le territoire français pendant quatre ans en franchise d'imposition, ces infractions ayant porté un trouble grave à l'ordre public économique en privant l'Etat français de la perception d'une somme très importante de 139 374 euros due au titre de la TVA.
24. Les juges ajoutent que c'est à juste titre que le tribunal correctionnel de Nancy a condamné le prévenu à un emprisonnement délictuel assorti du sursis et mise à l'épreuve avec obligation d'indemniser la partie civile, mais que compte tenu de la gravité des faits et de la mauvaise foi du prévenu, il y a lieu de porter le quantum de cette peine à six mois et d'infirmer le jugement entrepris sur ce point.
25. En se déterminant ainsi, sans s'expliquer sur les éléments tenant à la situation personnelle du prévenu qu'elle a pris en considération, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision.
26. La cassation est par conséquent encourue de ce chef.
Portée et conséquences de la cassation
27. La cassation sera limitée à la peine, dès lors que la déclaration de culpabilité n'encourt pas la censure. Les autres dispositions seront donc maintenues.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Nancy, en date du 19 octobre 2020, mais en ses seules dispositions relatives à la peine, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit à nouveau statué, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Nancy, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil.