CJUE, 8e ch., 19 décembre 2018, n° C-51/18
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission européenne
Défendeur :
République d’Autriche
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Juge :
M. Vilaras, président de la quatrième chambre, faisant fonction de président de la huitième chambre, MM. J. Malenovský (rapporteur) et M. Safjan, juges, avocat général : M. M. Wathelet,
ARRÊT DE LA COUR (huitième chambre)
« Manquement d’État – Fiscalité – Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112/CE – Article 2, paragraphe 1 – Pratique administrative consistant à soumettre à la TVA la rémunération due au titre du droit de suite à l’auteur d’une œuvre d’art originale »
Dans l’affaire C‑51/18,
ayant pour objet un recours en manquement au titre de l’article 258 TFUE, introduit le 29 janvier 2018,
Commission européenne, représentée par Mme N. Gossement et M. B.-R. Killmann, en qualité d’agents,
partie requérante,
contre
République d’Autriche, représentée par M. G. Hesse, en qualité d’agent,
partie défenderesse,
LA COUR (huitième chambre),
composée de M. Vilaras, président de la quatrième chambre, faisant fonction de président de la huitième chambre, MM. J. Malenovský (rapporteur) et M. Safjan, juges,
avocat général : M. M. Wathelet,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
1 Par sa requête, la Commission européenne demande à la Cour de constater que, en soumettant à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) la rémunération due au titre du droit de suite à l’auteur d’une œuvre d’art originale, la République d’Autriche a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1, ci-après la « directive TVA »).
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
La directive TVA
2 Les considérants 3 et 5 de la directive TVA sont formulés comme suit :
« (3) Pour assurer que les dispositions sont présentées d’une façon claire et rationnelle, compatible avec le principe de mieux légiférer, il est opportun de procéder à la refonte de la structure et du libellé de la directive bien que cela ne doive, en principe, pas provoquer des changements de fond dans la législation existante. Un petit nombre d’amendements substantiels est néanmoins inhérent à l’exercice de refonte et devrait, en tout état de cause, être apporté. Les cas où ces amendements sont effectués sont repris de manière exhaustive dans les dispositions sur la transposition et l’entrée en vigueur de la directive.
[...]
(5) Un système de TVA atteint la plus grande simplicité et la plus grande neutralité lorsque la taxe est perçue d’une manière aussi générale que possible et que son champ d’application englobe tous les stades de la production et de la distribution ainsi que le domaine des prestations de services. Il est, par conséquent, dans l’intérêt du marché intérieur et des États membres d’adopter un système commun dont l’application s’étende également au commerce de détail. »
3 Aux termes de l’article 2, paragraphe 1, de cette directive :
« Sont soumises à la TVA les opérations suivantes :
a) les livraisons de biens effectuées à titre onéreux sur le territoire d’un État membre par un assujetti agissant en tant que tel ;
[...]
c) les prestations de services, effectuées à titre onéreux sur le territoire d’un État membre par un assujetti agissant en tant que tel ;
[...] »
4 L’article 24, paragraphe 1, de ladite directive se lit comme suit :
« Est considérée comme “prestation de services” toute opération qui ne constitue pas une livraison de biens. »
5 Aux termes de l’article 25 de la même directive :
« Une prestation de services peut consister, entre autres, en une des opérations suivantes :
a) la cession d’un bien incorporel représenté ou non par un titre ;
b) l’obligation de ne pas faire ou de tolérer un acte ou une situation ;
c) l’exécution d’un service en vertu d’une réquisition faite par l’autorité publique ou en son nom ou aux termes de la loi. »
6 L’article 73 de la directive TVA dispose :
« Pour les livraisons de biens et les prestations de services autres que celles visées aux articles 74 à 77, la base d’imposition comprend tout ce qui constitue la contrepartie obtenue ou à obtenir par le fournisseur ou le prestataire pour ces opérations de la part de l’acquéreur, du preneur ou d’un tiers, y compris les subventions directement liées au prix de ces opérations. »
La directive 2001/84/CE
7 Le considérant 3 de la directive 2001/84/CE du Parlement européen et du Conseil, du 27 septembre 2001, relative au droit de suite au profit de l’auteur d’une œuvre d’art originale (JO 2001, L 272, p. 32), est libellé comme suit :
« Le droit de suite vise à assurer aux auteurs d’œuvres d’art graphiques et plastiques une participation économique au succès de leurs créations. Il tend à rétablir un équilibre entre la situation économique des auteurs d’œuvres d’art graphiques et plastiques et celle des autres créateurs qui tirent profit des exploitations successives de leurs œuvres. »
8 L’article 1er de cette directive, intitulé « Objet du droit de suite », prévoit :
« 1. Les États membres prévoient, au profit de l’auteur d’une œuvre d’art originale, un droit de suite, défini comme un droit inaliénable auquel il ne peut être renoncé, même de façon anticipée, à percevoir un pourcentage sur le prix obtenu pour toute revente de cette œuvre après la première cession opérée par l’auteur.
2. Le droit visé au paragraphe 1 s’applique à tous les actes de revente dans lesquels interviennent en tant que vendeurs, acheteurs ou intermédiaires des professionnels du marché de l’art, tels les salles de vente, les galeries d’art et, d’une manière générale, tout commerçant d’œuvres d’art.
3. Les États membres peuvent prévoir que le droit visé au paragraphe 1 ne s’applique pas aux actes de revente lorsque le vendeur a acquis l’œuvre directement de l’auteur moins de trois ans avant cette revente et que le prix de revente ne dépasse pas 10 000 euros.
4. Le droit visé au paragraphe 1 est à la charge du vendeur. Les États membres peuvent prévoir que l’une des personnes physiques ou morales visées au paragraphe 2, autre que le vendeur, est seule responsable du paiement du droit ou partage avec le vendeur cette responsabilité. »
9 L’article 3 de ladite directive, relatif au seuil d’application, dispose :
« 1. Il appartient aux États membres de fixer un prix de vente minimal à partir duquel les ventes visées à l’article 1er sont soumises au droit de suite.
2. Ce prix de vente minimal ne peut en aucun cas être supérieur à 3 000 euros. »
10 Aux termes de l’article 4 de la même directive, relatif aux taux :
« 1. Le droit prévu à l’article 1er est fixé comme suit :
a) 4 % pour la première tranche de 50 000 euros du prix de vente ;
b) 3 % pour la tranche du prix de vente comprise entre 50 000,01 et 200 000 euros ;
c) 1 % pour la tranche du prix de vente comprise entre 200 000,01 et 350 000 euros ;
d) 0,5 % pour la tranche du prix de vente comprise entre 350 000,01 et 500 000 euros ;
e) 0,25 % pour la tranche du prix de vente dépassant 500 000 euros.
Toutefois, le montant total du droit ne peut dépasser 12 500 euros.
2. Par dérogation au paragraphe 1, les États membres peuvent appliquer un taux de 5 % pour la tranche du prix de vente visée au paragraphe 1, point a).
3. Au cas où le prix de vente minimal serait inférieur à 3 000 euros, l’État membre fixe également le taux applicable à la tranche du prix de vente inférieure à 3 000 euros ; ce taux ne peut pas être inférieur à 4 %. »
Le droit autrichien
L’Urheberrechtsgesetz
11 L’Urheberrechtsgesetz (loi sur le droit d’auteur), du 9 avril 1936 (BGBl. 111/1936), dans sa version applicable à la présente affaire (ci-après l’« UrhG »), établit, à sa section III, les droits conférés à l’auteur, parmi lesquels figure le droit d’exploiter, de reproduire et de distribuer l’œuvre.
12 L’article 16 de l’UrhG, intitulé « Droit de distribution », prévoit :
« (1) L’auteur détient le droit exclusif de distribuer les œuvres. En vertu de ce droit, les œuvres ne peuvent être exposées ou mises sur le marché d’une manière qui les mette à la disposition du public sans son consentement.
(2) Tant qu’une œuvre n’est pas publiée, le droit de distribution couvre également le droit exclusif de mettre cette œuvre à la disposition du public par présentation, publication, affichage, exposition publique, ou par une utilisation analogue de représentation.
(3) Sous réserve de l’article 16a, le droit de distribution ne s’applique pas aux œuvres qui ont été mises sur le marché par transfert de la propriété dans un État membre de [l’Union] ou dans un État partie à l’Espace économique européen avec le consentement du titulaire du droit.
[...]
(5) Lorsque la présente loi se réfère à l’expression “distribuer une œuvre”, il s’agit uniquement de la distribution d’œuvres réservée à l’auteur conformément aux paragraphes 1 à 3. »
13 L’article 16b de l’UrhG, intitulé « Droit de suite », dispose :
« (1) L’article 16, paragraphe 3, s’applique à la revente d’une œuvre originale d’art graphique ou plastique après la première cession opérée par l’auteur, étant entendu que le vendeur est tenu au versement à l’auteur d’une rémunération proportionnelle au prix de revente hors taxes (rémunération au titre du droit de suite), selon les limites suivantes :
4 % pour la première tranche jusqu’à 50 000 [euros],
3 % à raison des 150 000 [euros] excédant le seuil de la première tranche,
1 % à raison des 150 000 [euros] excédant le seuil de la précédente tranche,
0,5 % à raison des 150 000 [euros] excédant le seuil de la précédente tranche,
0,25 % à raison des montants excédant le seuil de la précédente tranche ;
le montant total de la rémunération ne peut toutefois excéder 12 500 [euros].
(2) Le droit de suite n’est dû que si le prix de vente s’élève au moins à 2 500 [euros] et qu’un professionnel du marché de l’art, tel qu’une salle de vente aux enchères, une galerie d’art ou un autre marchand d’art, intervient dans la cession en tant que vendeur, acheteur ou intermédiaire ; ces personnes engagent leur responsabilité en tant que garants et payeurs, sauf si elles sont elles-mêmes redevables. Le droit ne peut faire l’objet d’une renonciation anticipée. Ce droit peut également être invoqué par une société de gestion collective ; par ailleurs, ce droit est inaliénable. L’article 23, paragraphe 1, s’applique mutatis mutandis.
(3) Par “œuvres originales” au sens du paragraphe 1, on entend les œuvres :
1. exécutées par l’auteur lui-même,
2. exécutées en quantité limitée par l’auteur lui-même ou sous sa responsabilité, et qui sont, en principe, numérotées et signées ou autorisées d’une autre manière appropriée par l’auteur ;
3. autrement considérées comme des œuvres originales.
(4) Le droit de suite n’est pas dû lorsque le vendeur a acquis l’œuvre moins de trois ans auparavant auprès de l’auteur et que le prix de vente n’excède pas 10 000 [euros]. »
L’Umsatzsteuergesetz 1994
14 L’article 1er de l’Umsatzsteuergesetz (loi relative à la taxe sur le chiffre d’affaires), du 23 août 1994 (BGBl. 663/1994), dans sa version applicable à la présente affaire (ci-après l’« UStG 1994 »), dispose :
« (1) Sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée les opérations suivantes :
1. les livraisons et autres prestations effectuées à titre onéreux à l’intérieur du pays par un entrepreneur dans le cadre de son entreprise. La taxation n’est pas exclue du fait que l’opération est effectuée sur la base d’un acte légal ou administratif ou qu’elle est considérée comme effectuée en vertu d’une disposition légale ;
[...] »
15 Aux termes de l’article 3 de l’UStG 1994 :
« (1) Les livraisons sont des opérations par lesquelles un entrepreneur habilite l’acheteur ou un tiers mandaté par ce dernier à disposer en propre d’un bien. Le pouvoir de disposer du bien peut être transféré par l’entrepreneur lui-même ou par un tiers mandaté par celui-ci.
[...] »
16 L’article 3a, paragraphe 1, de l’UStG 1994 prévoit :
« Sont considérées comme “autres prestations” les prestations qui ne constituent pas des livraisons. Une autre prestation peut également consister à ne pas faire ou à tolérer un acte ou une situation. »
La procédure précontentieuse
17 Le 17 octobre 2014, la Commission a adressé à la République d’Autriche une lettre de mise en demeure lui faisant part de ses réserves quant à la pratique administrative consistant à soumettre à la TVA la rémunération due au titre du droit de suite à l’auteur d’une œuvre d’art originale.
18 Dans cette lettre, la Commission a estimé que cette rémunération ne constituait pas la contrepartie de la prestation artistique de l’auteur d’une telle œuvre d’art. Elle a également précisé que le droit de suite était accordé directement par la loi afin d’attribuer à l’auteur une participation économique raisonnable au succès de son œuvre. En l’absence de livraison ou de prestation de services exécutée par l’auteur dans le cadre de l’exercice du droit de suite, aucune opération ne serait soumise à la TVA.
19 La République d’Autriche a répondu à cette lettre de mise en demeure par lettre du 16 décembre 2014.
20 La République d’Autriche a fait remarquer que le droit de suite avait pour objectif de veiller à ce que l’auteur participe au succès économique de son œuvre. Le fait que l’auteur ne prend pas part à l’accord passé entre le vendeur et l’acheteur dans le cadre de la revente de l’œuvre concernée ne s’opposerait pas à la taxation de la rémunération perçue par l’auteur au titre du droit de suite. Au contraire, le principe de neutralité du système de TVA exigerait que cette rémunération soit également soumise à la TVA.
21 La République d’Autriche a en outre indiqué que le droit de suite permet la prise en compte de la valeur ajoutée de l’œuvre en cas de revente de celle-ci, de sorte que s’ensuivrait, à titre subsidiaire, une augmentation de la base d’imposition de la prestation fournie par l’auteur lors de la première vente. Dès lors, étant donné que cette première et unique prestation serait soumise à la TVA, la rémunération due au titre du droit de suite devrait également être soumise à la TVA.
22 Ne s’estimant pas satisfaite de l’ensemble des réponses de la République d’Autriche, la Commission a adressé à cet État membre, le 25 juillet 2016, un avis motivé dans lequel elle a réaffirmé que la rémunération due à un auteur, au titre du droit de suite, ne constituait pas une contrepartie de la livraison ou de la prestation fournie par l’auteur lors de la première mise sur le marché, que le droit de suite visait uniquement à permettre à l’auteur de tirer profit des avantages économiques liés à la reconnaissance de sa prestation artistique et que l’auteur ne pourrait pas s’opposer à la revente de son œuvre.
23 La République d’Autriche a répondu à cet avis motivé par courrier du 22 septembre 2016 en faisant valoir de nouveau, en substance, le caractère imposable de la rémunération due au titre du droit de suite.
24 Elle a précisé que, dans le cadre du droit de suite, l’auteur fournit une prestation en tolérant l’acte de revente de l’œuvre. Bien que cette prestation soit prévue par la loi pour les auteurs d’une œuvre d’art originale, elle correspondrait à une prestation comparable à celle que fournissent d’autres auteurs dans le cadre de la représentation de leurs œuvres. Étant donné que la rémunération de la représentation de ces œuvres est soumise à la TVA en tant que rétribution d’une prestation de services, la rémunération due au titre du droit de suite devrait également l’être.
25 La République d’Autriche a persisté dans son argumentation subsidiaire, selon laquelle la taxation de cette rémunération est également justifiée en tant qu’elle induit une augmentation de la base d’imposition de la prestation fournie par l’auteur lors de la première mise sur le marché de son œuvre. Une modification de la base imposable ne dépendrait pas de l’existence d’une relation juridique entre l’auteur et le vendeur de l’œuvre ou l’acheteur ultérieur de celle-ci, mais du fait que l’auteur profite, en raison du droit de suite, de la valeur ajoutée de cette œuvre.
26 N’étant pas satisfaite des réponses apportées par la République d’Autriche, la Commission a décidé d’introduire le présent recours.
Sur le recours
Argumentation des parties
27 La Commission estime que l’obligation, imposée aux parties intervenant dans la revente d’une œuvre, de verser une rémunération à l’auteur sert uniquement à garantir à ce dernier une part équitable de la valeur de son œuvre originale. Cette part équitable ne constituerait toutefois pas la contrepartie d’une prestation de l’auteur, dans la mesure où elle se rapporterait uniquement à la valeur économique de l’œuvre originale résultant pour l’auteur de la revente de son œuvre, effectuée sans son autorisation. Le montant de la rémunération serait fixé irrévocablement par la loi.
28 Il découlerait, par ailleurs, de l’arrêt du 18 janvier 2017, SAWP (C‑37/16, EU:C:2017:22, points 25 et 26), qu’une livraison ou une prestation n’est effectuée à titre onéreux, au sens de la directive TVA, que s’il existe entre le prestataire et le bénéficiaire un rapport juridique dans le cadre duquel des prestations réciproques sont échangées, la rétribution perçue par le prestataire constituant la contre-valeur effective de la prestation fournie au bénéficiaire. Entre la prestation fournie et la contre-valeur reçue, il devrait donc exister un lien direct, les sommes versées constituant la contrepartie effective du service individualisable fourni dans le cadre d’un rapport juridique dans le cadre duquel des prestations réciproques seraient échangées.
29 Or, la rémunération due à l’auteur, au titre du droit de suite, ne constituerait manifestement pas la contre-valeur d’une prestation fournie par l’auteur, mais serait déterminée sur la seule base du prix obtenu lors de la revente de l’œuvre, dont le montant ne saurait être influencé par l’auteur. L’auteur aurait droit à cette rémunération sans qu’il soit tenu d’effectuer, voire en mesure d’effectuer, la moindre prestation, que ce soit par action ou par omission. Par conséquent, la rémunération due au titre du droit de suite ne constituerait pas la rétribution d’une livraison ou d’une prestation au sens de l’article 2 de la directive TVA.
30 Par ailleurs, dans la mesure où, lors de la revente d’une œuvre, l’auteur de celle-ci ne pourrait ni empêcher cette revente ni même exercer d’influence sur celle-ci, ne fournissant dès lors plus aucune prestation, il ne saurait être considéré que cet auteur effectue une prestation en tolérant cette revente. Par conséquent, le droit de suite ne ferait pas partie des droits d’utilisation et d’exploitation liés au droit d’auteur.
31 En outre, il conviendrait de rejeter l’argument de la République d’Autriche, avancé au cours de la procédure précontentieuse, selon lequel soumettre à la TVA les exploitations successives des droits des autres créateurs, et non la rémunération due au titre du droit de suite, constituerait une violation du principe de neutralité fiscale. En effet, étant donné que la situation des auteurs d’œuvres d’art originales ne serait pas celle des autres créateurs en ce qui concerne la rétribution qui leur est due pour l’exercice des droits d’utilisation et d’exploitation qui subsistent, le principe de neutralité de la TVA ne s’opposerait pas à ce que la rétribution de ces autres créateurs soit soumise à cette taxe et non la rémunération liée au droit de suite.
32 Il en irait de même de l’argument de la République d’Autriche selon lequel la rémunération due au titre du droit de suite doit être soumise à la TVA au motif que, pour l’auteur de l’œuvre originale, la base d’imposition de la prestation qu’il a fournie lors de la première mise sur le marché de l’œuvre originale serait modifiée. En effet, une telle rémunération, calculée sur la base du prix de vente obtenu lors de la revente de l’œuvre, serait totalement indépendante de la rétribution dont l’auteur avait convenu avec le premier acquéreur de cette œuvre. Il se pourrait, par exemple, que l’auteur ait fait cadeau de l’œuvre originale et ait néanmoins droit, dans une telle situation, à la rémunération au titre du droit de suite.
33 Dans son mémoire en défense, la République d’Autriche soutient que, dans la mesure où la revente d’une œuvre constitue un échange de prestations dans le cadre d’un rapport juridique, la rémunération due à l’auteur de cette œuvre au titre du droit de suite doit être soumise à la TVA.
34 En s’appuyant sur les arrêts du 3 septembre 2015, Asparuhovo Lake Investment Company (C‑463/14, EU:C:2015:542, point 35), et du 29 octobre 2015, Saudaçor (C‑174/14, EU:C:2015:733, point 32), la République d’Autriche fait valoir que l’imposition d’une prestation au titre de la TVA supposerait l’existence d’un lien direct entre le service rendu et la contre-valeur reçue. Selon les arrêts du 3 mars 1994, Tolsma (C‑16/93, EU:C:1994:80, points 14 et suivants), et du 29 octobre 2015, Saudaçor (C‑174/14, EU:C:2015:733, point 32), un tel lien direct serait établi lorsqu’il existe entre le prestataire et le bénéficiaire un rapport juridique dans le cadre duquel des prestations réciproques sont échangées, la rétribution perçue par le prestataire constituant la contre-valeur effective du service fourni au bénéficiaire.
35 Dès lors, la rémunération due au titre du droit de suite devrait être soumise à la TVA en présence d’un échange de prestations intervenant dans le cadre d’un rapport juridique. Or, ces conditions seraient, en l’occurrence, remplies.
36 S’agissant, plus particulièrement, de l’existence d’un échange de prestations, l’arrêt du 18 janvier 2017, SAWP (C‑37/16, EU:C:2017:22), ne serait pas pertinent, le raisonnement développé par la Cour dans cet arrêt n’étant pas transposable à la rémunération due au titre du droit de suite, laquelle ne serait pas comparable à une véritable indemnisation.
37 La rémunération due au titre du droit de suite viserait à assurer à l’auteur une participation économique au succès de son œuvre. En raison de l’épuisement du droit de distribution, l’auteur devrait tolérer la revente de son œuvre et cette rémunération serait liée à cette tolérance. Ainsi, l’auteur percevrait une rétribution en raison de la revente de son œuvre qui a, entre-temps, pris de la valeur. Ladite rémunération aurait donc un lien direct avec la prestation de l’auteur. Par conséquent, elle correspondrait essentiellement à une nouvelle contrepartie imposable qui s’ajouterait à la contrepartie obtenue lors du premier achat de l’œuvre. Dans cette mesure, la rémunération due au titre du droit de suite pourrait être assimilée à une sorte d’indemnité de dépossession, qui serait logiquement soumise à la TVA.
38 La République d’Autriche réitère, par ailleurs, l’argument avancé au cours de la procédure précontentieuse selon lequel le principe de neutralité fiscale s’opposerait à ce que des marchandises ou des prestations de services semblables soient traitées de manière différente du point de vue de la TVA.
39 En outre, la République d’Autriche soutient que, en admettant même que la rémunération due au titre du droit de suite ne constitue pas la rétribution d’une prestation indépendante, cette rémunération augmenterait toutefois la base d’imposition de l’opération réalisée entre l’auteur de l’œuvre et le premier acheteur de cette œuvre.
40 À cet égard, la République d’Autriche renvoie au considérant 3 de la directive 2001/84, selon lequel le droit de suite servirait à compenser les augmentations de valeur. Dans ce contexte, étant donné que certaines œuvres d’art originales prennent beaucoup de valeur avec le temps et que cette valeur ajoutée bénéficie, en cas de revente, non pas à l’auteur, mais au vendeur, la rémunération due au titre du droit de suite pourrait être considérée comme la participation de l’auteur à cette augmentation de valeur. Dès lors, la rémunération due au titre du droit de suite serait comparable à une « indexation » revenant à l’auteur en vertu de la loi.
Appréciation de la Cour
41 Par son recours, la Commission fait grief à la République d’Autriche d’avoir manqué aux obligations lui incombant, en vertu de l’article 2, paragraphe 1, de la directive TVA, en soumettant à la TVA la rémunération due au titre du droit de suite à l’auteur d’une œuvre d’art originale.
42 En vertu de l’article 2, paragraphe 1, de la directive TVA, sont soumises à la TVA, notamment, les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux sur le territoire d’un État membre par un assujetti agissant en tant que tel.
43 Sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la question de savoir si, au sens de cette disposition, le versement de la rémunération due au titre du droit de suite peut être qualifié de « livraison de biens » ou de « prestation de services », laquelle n’est d’ailleurs pas soulevée par les parties, il y a donc lieu d’apprécier si un tel versement est effectué à titre onéreux (voir, en ce sens, arrêt du 18 janvier 2017, SAWP, C‑37/16, EU:C:2017:22, point 24).
44 À cet égard, il découle d’une jurisprudence constante qu’une livraison de biens ou une prestation de services n’est effectuée à titre onéreux, au sens de la directive TVA, que s’il existe entre, d’une part, le fournisseur ou le prestataire et, d’autre part, l’acquéreur ou le bénéficiaire un rapport juridique dans le cadre duquel des prestations réciproques sont échangées, la rétribution perçue par le fournisseur ou le prestataire constituant la contre-valeur effective du bien ou du service fourni à l’acquéreur ou au bénéficiaire (voir, en ce sens, arrêt du 18 janvier 2017, SAWP, C‑37/16, EU:C:2017:22, point 25 et jurisprudence citée).
45 Or, la République d’Autriche considère, en premier lieu, que la rémunération due au titre du droit de suite constitue la contrepartie d’un échange de prestations dans le cadre d’un rapport juridique. Si cet État membre ne conteste pas le fait que l’auteur d’une œuvre d’art originale ne prend pas part à l’accord passé entre le vendeur et l’acheteur au sujet de la revente de celle-ci, il prétend, toutefois, que l’auteur de ladite œuvre, en tolérant l’acte de revente, intervient en fournissant une prestation dans le cadre d’un tel rapport.
46 À cet égard, il convient de relever que, certes, en vertu de l’article 25, sous b), de la directive TVA, une prestation de services peut notamment consister en une tolérance d’un acte ou d’une situation.
47 Toutefois, contrairement à ce que la République d’Autriche semble soutenir, le rapport juridique dans le cadre duquel se réalise la revente d’une œuvre d’art originale se noue uniquement entre le vendeur et l’acheteur sans que l’existence du droit de suite au profit du créateur de cette œuvre ait d’incidence sur ce rapport. Par conséquent, il ne saurait être considéré que, du fait qu’il bénéficie du droit de suite, l’auteur de cette œuvre participe d’une quelconque manière, même indirectement, à l’opération de revente, notamment en tolérant cette opération.
48 En effet, tout d’abord, les parties à l’opération de revente conviennent librement entre elles de la cession de l’œuvre concernée par le vendeur ainsi que du prix à payer par l’acheteur, sans devoir solliciter ou consulter, d’une manière ou d’une autre, l’auteur de cette œuvre. Ce dernier, pour sa part, ne dispose d’aucun moyen lui permettant d’intervenir dans l’opération de revente, en particulier pour empêcher sa réalisation dans l’hypothèse où il serait en désaccord avec celle-ci.
49 Ensuite, l’auteur d’une œuvre d’art originale qui est revendue perçoit, en vertu de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2001/84, un pourcentage sur le prix obtenu de la revente de cette œuvre, dont le paiement est, en principe, imposé au vendeur. Toutefois, dans la mesure où le droit de suite, dont bénéficie cet auteur, qui implique l’obligation pour le vendeur de payer, à ce dernier, le montant fixé au titre de ce droit, est le fruit de la volonté du législateur de l’Union européenne, il y a lieu de considérer qu’il ne s’applique pas dans le cadre d’un quelconque rapport juridique entre l’auteur et le vendeur.
50 Enfin, selon la volonté du législateur de l’Union, exprimée au considérant 3, première phrase, de la directive 2001/84, le droit de suite vise à assurer aux auteurs d’œuvres d’art originales couvertes par cette directive, à savoir les œuvres d’art graphiques et plastiques, une participation économique au succès de leurs créations. Il en ressort que ce législateur n’envisage nullement que lesdits auteurs puissent participer aux opérations de revente de leurs œuvres mais se borne à leur accorder un droit de participation aux résultats économiques des actes de revente, une fois ceux-ci réalisés.
51 Dans ces conditions, l’argument de la République d’Autriche, selon lequel la rémunération due au titre du droit de suite constitue la contrepartie, dans le cadre d’un rapport juridique, d’un échange de prestations auquel l’auteur intervient en tolérant l’acte de revente, doit être rejeté.
52 En deuxième lieu, la République d’Autriche estime que la prétendue prestation fournie par l’auteur d’une œuvre d’art originale couverte par la directive 2001/84, dans le cadre du droit de suite, correspond aux prestations que fournissent d’autres auteurs lors de la représentation de leurs œuvres. Ces prestations étant soumises à la TVA, la prétendue prestation fournie par l’auteur d’une œuvre d’art originale dans le cadre du droit de suite devrait également l’être.
53 À cet égard, il ressort du considérant 3, seconde phrase, de la directive 2001/84 que le législateur de l’Union a souhaité mettre en exergue la différence entre la situation économique des auteurs d’œuvres d’art graphiques et plastiques, d’une part, et celle des autres créateurs, d’autre part, en estimant que les seconds, contrairement aux premiers, tirent profit des exploitations successives de leurs œuvres.
54 En effet, comme la Commission le rappelle à juste titre, les œuvres d’art graphiques et plastiques sont uniques et les droits d’utilisation et d’exploitation qui y sont liés sont épuisés au moment de leur première mise sur le marché. En revanche, les autres œuvres sont mises à disposition à plusieurs reprises et la rétribution qui est due à leurs auteurs, à ce titre, rémunère une prestation qui correspond à leur mise à disposition répétée. La rémunération due au titre du droit de suite n’est donc pas comparable à celle tirée de l’exercice des droits d’utilisation et d’exploitation attachés à ces autres œuvres, lesquels subsistent.
55 Or, selon une jurisprudence constante de la Cour, le principe de neutralité fiscale, qui est la traduction, par le législateur de l’Union, en matière de TVA, du principe général d’égalité de traitement, exige notamment que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié (voir, en ce sens, arrêt du 19 juillet 2012, Lietuvos geležinkeliai, C‑250/11, EU:C:2012:496, points 44 et 45 ainsi que jurisprudence citée).
56 Ainsi, eu égard au constat effectué au point 54 du présent arrêt, le fait que les rétributions tirées des droits d’utilisation et d’exploitation successives des œuvres autres que les œuvres d’art graphiques et plastiques sont soumises à la TVA ne saurait justifier que la rémunération due au titre du droit de suite le soit également.
57 Il s’ensuit que le versement de la rémunération due au titre du droit de suite ne saurait être considéré comme étant effectué à titre onéreux, au sens de l’article 2, paragraphe 1, de la directive TVA.
58 En troisième lieu, doit être écarté l’argument de la République d’Autriche, soulevé à titre subsidiaire, selon lequel la rémunération due au titre du droit de suite devrait être soumise à la TVA au motif que, pour l’auteur de l’œuvre originale, la base d’imposition de la prestation qu’il a fournie lors de la première mise sur le marché de l’œuvre originale serait modifiée.
59 En effet, ainsi qu’il découle de l’article 73 de la directive TVA, la base d’imposition d’une prestation de services comprend tout ce qui constitue la contrepartie du service fourni. Or, dès lors que, ainsi qu’il découle du présent arrêt, la rémunération due au titre du droit de suite n’est aucunement la contrepartie de la prestation offerte par l’auteur lors de la première mise sur le marché de son œuvre ni d’aucune autre prestation de sa part, elle ne saurait avoir pour effet de modifier la base d’imposition de la prestation fournie par l’auteur lors de la première mise sur le marché de son œuvre.
60 Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que, étant donné que la rémunération due au titre du droit de suite à l’auteur d’une œuvre d’art originale ne relève pas de l’article 2, paragraphe 1, de la directive TVA, la République d’Autriche, en prévoyant qu’une telle rémunération est soumise à la TVA, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de cette disposition.
Sur les dépens
61 Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de la République d’Autriche et celle-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) déclare et arrête :
1) En prévoyant que la rémunération due au titre du droit de suite à l’auteur d’une œuvre d’art originale est soumise à la taxe sur la valeur ajoutée, la République d’Autriche a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée.
2) La République d’Autriche est condamnée aux dépens.