Cass. 1re civ., 9 novembre 1983, n° 82-10.005
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
Premier moyen :
"Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir déclaré la société Le Monde recevable à demander la suppression, dans l'index publié par la société Microfor, de toutes références aux articles publiés dans "Le Monde" et dans "Le Monde Diplomatique" ; aux motifs, d'une part, que la société Le Monde possédait sur ces journaux, qui constituent des oeuvres collectives, des droits d'auteur indépendants des droits individuels conservés par les journalistes sur leurs articles ; aux motifs, d'autre part, que ces droits de la société éditrice du journal peuvent être protégés contre une reproduction même partielle et sous une forme différente d'articles parus dans ce journal ; alors que, d'une part, le droit d'auteur du propriétaire d'un journal, qui coexiste avec celui de l'auteur publié dans ce journal, n'est protégé que dans la mesure où le propriétaire du journal entend faire cesser une concurrence à sa publication ; qu'en l'absence dûment constatée de toute concurrence entre les journaux de la société "Le Monde" et l'index de la société Microfor, la Cour d'appel a violé les articles 13 et 36 de la loi du 11 mars 1957 ; alors que, d'autre part, le droit d'auteur attaché au propriétaire du journal participe du caractère éphémère de la matière de celui-ci et ne peut donc s'exercer que dans un temps rapproché de sa publication ; qu'en accordant au propriétaire un droit d'auteur de longue durée, la Cour d'appel a derechef violé l'article 13 de la loi du 11 mars 1957 ; alors, enfin, que la Cour d'appel ne pouvait, sans contradiction, affirmer que l'index litigieux aurait porté atteinte à l'oeuvre collective que constitue le journal et reconnaître que le répertoire se fait article par article, tous les articles n'étant pas nécessairement répertoriés et le caractère collectif de l'oeuvre étant ainsi étranger à l'index de la société Microfor ; qu'ainsi, la Cour d'appel a violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile".
Deuxième moyen :
"Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir fait droit à la demande de la société Le Monde tendant à la suppression, dans l'index publié par la société Microfor, de toutes les références aux articles publiés dans "Le Monde" et dans "Le Monde Diplomatique" ; aux motifs que l'index analytique et chronologique "France-Actualités" est établi à partir d'oeuvres préexistantes et en constitue donc une oeuvre dérivée ; que cet index reproduit partiellement dans un arrangement différent les journaux "Le Monde" et "Le Monde Diplomatique" dans les titres de leurs articles et dans sa partie chronologique dans des citations de ces articles ; que Microfor ne pouvait donc effectuer ces reproductions sans le consentement de la société Le Monde, en vertu de l'article 40 de la loi du 11 mars 1957 ; alors que, d'une part, le droit d'auteur ne comporte pas la possibilité de s'opposer, lorsque l'oeuvre a été divulguée, à toute mention de l'existence de cette oeuvre ; qu'en subordonnant l'établissement d'un index des articles parus dans divers journaux à l'autorisation de ceux-ci, la Cour d'appel a violé l'article 1er de la loi du 11 mars 1957 ; alors que, d'autre part, l'établissement d'un index des articles parus dans divers journaux ne constitue pas une oeuvre dérivée de ces journaux au sens de l'article 40 de la loi du 11 mars 1957 ; qu'en exigeant pour une telle oeuvre l'autorisation des journaux concernés, la Cour d'appel a violé le texte susvisé ; alors, enfin, que, en toute hypothèse, un tel index, à supposer qu'il constitue une oeuvre dérivée, est une oeuvre dérivée absolument originale, et échappant à la nécessité de l'autorisation de l'auteur de l'oeuvre principale ; qu'ainsi, la Cour d'appel a derechef violé l'article 40 de la loi du 11 mars 1957".
Troisième moyen :
"Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir fait droit à la demande de la société Le Monde tendant à la suppression, dans l'index publié par la société Microfor, de toutes les références aux articles publiés dans "Le Monde" et dans "Le Monde Diplomatique" ; aux motifs que cet index ne rentre dans aucune des exceptions prévues à l'article 41 de la loi du 11 mars 1957 ; que les insertions des titres et des références des articles constituent la matière même de l'ouvrage réalisé au moyen du rassemblement et au classement de ces articles ; qu'ils ne sont pas destinés à illustrer une argumentation ou un développement formant la matière principale de l'ouvrage et ne peuvent donc être assimilés à de "courtes citations" ; que les résumés ne constituent pas des "analyses", faute de comporter la décomposition du sujet traité en ses éléments essentiels et l'examen critique de ceux-ci ; qu'il ne s'agit pas davantage de "revues de presse", celles-ci supposant la présentation conjointe et comparative de commentaires émanant de divers journaux sur le même sujet ; alors que, d'une part, la mise en oeuvre des exceptions de l'article 41 de la loi du 11 mars 1957 n'exige nullement que les analyses ou courtes citations soient insérées dans un développement intellectuel différent, critique ou non ; que le seul but d'information, expressément prévu par la loi, justifie l'incorporation objective et abondante d'analyses et de courtes citations regroupées sous des rubriques sélectionnées dans un index ou un répertoire sans adjonction d'aucun commentaire ; qu'ainsi le répertoire plus ou non exhaustif, analytique et chronologique, des articles parus dans divers journaux sans publication intégrale de ces articles, échappe à la nécessité d'autorisation préalable des auteurs des articles ou des journaux ; qu'ainsi, la Cour d'appel a violé l'article 41 précité ; alors que, d'autre part, la revue de presse peut être opérée aussi bien sur un seul journal que sur plusieurs ; qu'ainsi, la Cour d'appel a derechef violé l'article 41 de la loi du 11 mars 1957 ; alors, au surplus, que la Cour d'appel s'est contredite en prétendant que l'index ne se livrait pas à la présentation conjointe et comparative de commentaires émanant de divers journaux sur le même sujet, et en reconnaissant que l'index renvoie aux articles de six périodiques français classés de façon analytique ; qu'ainsi, la Cour d'appel a violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ; alors, enfin, que le fait d'établir un classement des articles parus dans différents journaux, d'une part, en les regroupant sous des thèmes multiples dans une section analytique, d'autre part, en les regroupant par ordre chronologique, constitue à l'évidence une revue de presse ; qu'ainsi, la Cour d'appel a encore violé l'article 41 de la loi du 11 mars 1957".
Quatrième moyen :
"Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir fait droit à la demande de la société "Le Monde" tendant à la suppression, dans l'index publié par la société Microfor, de toutes les références aux articles publiés dans "Le Monde" et dans "Le Monde Diplomatique" ; aux motifs qu'en publiant selon ses propres critères un index des journaux de la société "Le Monde" au mépris des critiques sévères de cette dernière sur des points aussi essentiels dans un tel ouvrage que la sélection des articles, le choix des mots-clefs et la teneur des résumés signalétiques, Microfor a encore méconnu les droits moraux de la société "Le Monde" sur le respect de ses oeuvres ; alors, d'une part, que l'insertion de références à des articles de journaux dans un index répertoriant des articles de presse ne constitue pas une atteinte au journal lui-même et ne porte donc pas atteinte au droit moral de ses auteurs ; qu'ainsi, la Cour d'appel a violé l'article 6 de la loi du 11 mars 1957 ; alors, d'autre part, que l'atteinte au droit moral dont jouit l'auteur d'une oeuvre ne peut se mesurer à la qualité alléguée de l'ouvrage faisant référence à cette oeuvre, mais uniquement à l'atteinte portée directement à l'oeuvre elle-même ; que la Cour d'appel, qui ne constate absolument pas que les journaux "Le Monde" ou "Le Monde Diplomatique" auraient été blessés par la publication de l'index litigieux et en se bornant à mentionner les commentaires critiques émanant du Monde, n'a caractérisé aucune atteinte au droit moral, et a privé sa décision de toute base légale au regard de l'article 6 de la loi du 11 mars 1957".
Sur le premier moyen, pris en ses trois branches :
Attendu, selon les énonciations des juges du fond, que la société Microfor Inc., dont le siège est à Québec et qui gère sur ce thème une banque de données accessible grâce à des terminaux d'ordinateur, publie chaque mois un index imprimé intitulé France-Actualités et formé de deux sections, premièrement une section analytique, qui est un répertoire des principaux articles parus dans plusieurs organes de presse français et qui, dans l'ordre alphabétique, se borne à mentionner l'existence de chaque article par des mots-clefs, ou "descripteurs", suivis d'un numéro renvoyant à la section chronologique, et deuxièmement une section qui contient, pour chaque article numéroté dans l'ordre chronologique, l'indication du journal qui l'a publié ainsi qu'un "résumé signalétique" de son contenu ; que, la société Le Monde ayant assigné la société Microfor Inc. pour lui faire interdire toute référence aux articles du journal Le Monde et du Monde Diplomatique dans cette publication, l'arrêt confirmatif attaqué a accueilli la demande ;
Attendu que la société Microfor Inc. reproche d'abord à la Cour d'appel d'avoir déclaré recevable ladite demande, alors, d'une part, que le droit d'auteur du propriétaire d'un journal, qui coexiste avec celui de l'auteur publié dans ce journal, ne serait protégé que dans la mesure où le propriétaire entend faire cesser une concurrence à sa publication, ce qui n'était pas le cas en l'espèce, de sorte que l'arrêt attaqué violerait les articles 13 et 36 de la loi du 11 mars 1957 ; alors, d'autre part, que le droit d'auteur du propriétaire du journal participerait du caractère éphémère de la matière, et ne pourrait donc s'exercer que dans un temps rapproché de la publication, de sorte qu'en accordant au propriétaire un droit de longue durée, la Cour d'appel aurait encore violé l'article 13 précité ; et alors, de troisième part, qu'elle se serait contredite en affirmant que l'index portait atteinte à l'oeuvrecollective constituée par le journal, tout en reconnaissant que le répertoire se fait article par article et que tous les articles ne sont pas nécessairement répertoriés, ce qui ôterait à la publication de Microforle caractère d'oeuvre collective ;
Mais attendu, d'une part, que si le paragraphe 3 de l'article 36 de la loi du 11 mars 1957 permet, sauf stipulation contraire, aux auteurs des oeuvres de l'esprit publiées dans un journal ou recueil périodique, de faire reproduire et d'exploiter eux-mêmes ces oeuvres, et ne le leur interdit que dans le cas où ce serait de nature à faire concurrence au journal ou recueil périodique, il ne résulte d'aucune disposition du texte que la protection du droit de l'entreprise d'information contre les agissements des tiers qui, à l'inverse, est de principe, soit soumise à ladite condition ; que, d'autre part, pas plus que celui des auteurs des articles, le droit du propriétaire du journal ne saurait être affecté dans sa durée par le caractère éventuellement éphémère de la matière traitée et sur laquelle, à supposer qu'elle ait ce caractère, le fait d'avoir publié les articles dont il s'agit peut avoir projeté un éclairage original présentant au contraire, par lui-même, un intérêt durable faute duquel les dirigeants de Microforn'auraient pas eu l'idée de leur répertoire ; qu'enfin, l'article 40 de la loi du 11 mars 1957, qui vise la reproduction même partielle, est applicable quelle que soit la nature, collective ou non, de l'oeuvreconsidérée ; que la contradiction reprochée n'existe donc pas, et que le moyen n'est fondé en aucune de ses trois branches ;
Le rejette ;
Mais, sur le deuxième moyen, pris en ses deux premières branches et sur le troisième moyen, pris en sa première branche :
Vu les articles 40 et 41 de la loi du 11 mars 1957,
Attendu que, pour accueillir la demande, l'arrêt attaqué énonce que l'index France-Actualités "est établi à partir d'oeuvres préexistantes et en constitue donc une oeuvre dérivée", qu'il "reproduit partiellement, dans un arrangement différent, les journaux Le Monde et Le Monde Diplomatique dans les titres de leurs articles et, dans sa partie chronologique, dans des citations de ces articles", et que "Microfor ne pouvait donc pas effectuer ces reproductions sans le consentement de la société Le Monde, en vertu de l'article 40 de la loi du 11 mars 1957, sauf dans le cas où celles-ci auraient été autorisées par l'article 41 de ladite loi" ; qu'à cet égard, l'arrêt attaqué retient que "les insertions, dans l'index, des titres et des références de tous les articles du Monde Diplomatique et de la plupart de ceux du journal Le Monde constituent la matière même de l'ouvrage réalisé au moyen du rassemblement et du classement de ces articles, qu'elles ne sont pas destinées à éclairer ou à illustrer une argumentation ou un développement formant la matière principale de l'ouvrage dans lequel elles sont incorporées et ne peuvent donc être assimilées aux courtes citations visées par l'article 41, 3°, de la loi du 11 mars 1957" ; que la Cour d'appel déclare, encore, que "les résumés signalétiques accompagnant, dans la partie chronologique, l'indication de chaque article, soit au moyen d'un sous-titre ou d'une phrase de celui-ci, soit par rédaction d'un texte de quelques lignes prétendant évoquer le sujet traité, ne peuvent non plus constituer les analyses visées par le même texte car ils ne comportent pas la décomposition du sujet traité en ses éléments essentiels et l'examen critique de ceux-ci", de sorte que "l'intérêt pédagogique, scientifique et d'information présenté par la publication de Microfor ne peut permettre de léser les droits accordés aux auteurs d'oeuvres collectives originaires" ;
Attendu, cependant, d'abord, que l'article 40 de la loi du 11 mars 1957 n'est pas applicable à l'édition, par quelque moyen que ce soit, d'un index d'oeuvres permettant de les identifier par des mots-clefs ;
Attendu, ensuite, que n'entre pas davantage dans le champ d'application de l'article 40 l'analyse purement signalétique réalisée dans un but documentaire, exclusive d'un exposé substantiel du contenu de l'oeuvre, et ne permettant pas au lecteur de se dispenser de recourir à cette oeuvre elle-même ;
Attendu, enfin, qu'il résulte de l'article 41 que, sous la seule réserve que soient indiqués clairement le nom de l'auteur et la source, les courtes citations sont licites lorsqu'elles sont incorporées dans une oeuvre seconde et quand le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique "ou d'information" de cette oeuvre seconde justifie leur présence ; que, dans la dernière hypothèse, à savoir lorsqu'elle a un caractère d'information, ce qui était le cas de l'espèce d'après les constatations des juges du fond, la matière de l'oeuvre seconde peut être constituée, sans commentaire ou développement personnel de son auteur, par la réunion elle-même et le classement de courtes citations empruntées à des oeuvres préexistantes, en l'espèce à plusieurs journaux ou périodiques ;
D'où il suit qu'en décidant que l'index incriminé et les courtes citations dont il s'agit ne pouvaient être publiés sans le consentement de la société Le Monde, la Cour d'appel a violé les articles 40 et 41 susvisés, et qu'en omettant de rechercher, eu égard à leur contenu et à leur finalité, quelle était la nature des "résumés signalétiques" litigieux, elle n'a pas donné de base légale à sa décision ;
Et, sur le quatrième moyen, pris en seconde branche :
Vu l'article 6 de la loi du 11 mars 1957 ;
Attendu que l'arrêt attaqué déclare que, en publiant son index "au mépris des critiques sévères de la société Le Monde sur des points aussi essentiels dans un tel ouvrage que la sélection des articles, le choix des mots-clefs et la teneur des résumés signalétiques", la société Microfor "a encore méconnu" le droit moral de la société Le Monde au respect de ses oeuvres ;
Attendu, cependant, que l'auteur de l'oeuvre citée ne démontre aucune atteinte à son droit moral en se bornant à affirmer la mauvaise qualité de l'oeuvre citante ; qu'en s'abstenant de rechercher si et en quoi une telle atteinte avait été effectivement portée au droit de la société Le Monde au respect de son oeuvre, la Cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard du texte susvisé ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur la troisième branche du deuxième moyen, ni sur les deuxième, troisième et quatrième branches du troisième moyen, non plus que sur la première branche du quatrième moyen :
CASSE et ANNULE, en son entier, l'arrêt rendu, le 2 juin 1981, entre les parties, par la Cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, la cause et les parties au même et semblable état où elles étaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Paris autrement composée ;