CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 13 mars 2020, n° 19/04127
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Association L214
Défendeur :
Association COMITÉ NATIONAL INTERPROFESSIONNEL DES PALMIPEDES A FOIE GRAS (CIFOG)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Anne-Marie GABER
Conseillers :
Mme Laurence LEHMANN, Mme Françoise BARUTEL
Avocats :
Me Caroline L., Me Pascale F., Me Pierre G.
ARRET :
Contradictoire
Par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile
Signé par Mme Anne-Marie GABER, Présidente, et par Mme Carole TREJAUT, Greffière, présente lors de la mise à disposition.
Vu l'ordonnance contradictoire rendue le 6 février 2019 par le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris ,
Vu l'appel interjeté le 21 février 2019 par l'association L214,
Vu les dernières conclusions (conclusions n°2) remises au greffe, et notifiées par voie électronique le 22 août 2019 par l'association L214, appelante,
Vu les dernières conclusions remises au greffe, et notifiées par voie électronique le 30 avril 2019 par le Comité national interprofessionnel des palmipèdes à foie gras (CIFOG), intimée,
Vu l'ordonnance de clôture du 10 octobre 2019,
SUR CE, LA COUR,
Il est expressément renvoyé, pour un exposé complet des faits de la cause et de la procédure, à la décision entreprise et aux écritures précédemment visées des parties.
Il sera simplement rappelé que le CIFOG, créé en 1987, est une association professionnelle agricole régie par la loi de 1901, qui a pour objet d'assurer la défense et la promotion du foie gras et plus généralement d'agir dans l'intérêt de la profession.
En 2018, le CIFOG a fait réaliser par une agence de communication, la société Jésus et Gabriel, un film publicitaire de 15 secondes ayant pour objet la promotion du foie gras.
Ce film a été diffusé du 11 novembre au 5 décembre 2018 à la télévision française notamment sur les chaînes TFI et France 2 mais également sur les réseaux sociaux et en vidéo sur le site Youtube tout le mois de décembre 2018.
Il est constitué de plusieurs scènes dans lesquelles des personnes partagent et dégustent du foie gras ou cuisinent un plat à base de ce produit dans une ambiance festive et conviviale. Sur le dernier plan apparaît le slogan «le foie gras, exceptionnel à chaque fois» et la signature du film CIFOG et FranceAgriMer. Tout au long du film apparaît en bas d'écran «Pour votre santé, mangez au moins cinq fruits et légumes par jour.www. mangerbouger .fr.»
Le CIFOG indique que le montant des investissements publicitaires engagés s'est élevé au total à 1 192 779,80 euros. Un organisme du ministère de la culture, France Agrimer, aurait participé à hauteur de 50%.
L'association L214 constituée en 2008, est une association de protection animale, d'intérêt général qui centre son activité et sa communication sur les animaux utilisés dans la consommation alimentaire (viande, lait, 'ufs, poisson), en s'intéressant à leurs conditions d'élevage, de transport, de pêche et d'abattage.
Aux termes de l'article 2 de ses statuts, elle a pour objet social de :
«Promouvoir une meilleure prise en compte des intérêts des animaux, c'est-à-dire des êtres sensibles (cf article L214 du Code rural, partie législative), susciter et enrichir le débat sur la question animale par divers canaux (publications de documents, site internet, organisation de réunions publiques, etc'.).L'association a une vocation éducative et culturelle. Elle s'attache notamment à étudier et commenter les travaux scientifiques relatifs au bien-être des animaux dans les élevages, les textes juridiques s'y rapportant, ou d'autres réflexions concernant la condition animale, et à mettre ces informations à la disposition du public.»
Fin décembre 2018, l'association L214 a diffusé sur les réseaux sociaux, tel que Twitter, un film de 30 secondes contre la consommation du foie gras ayant pour titre «ça vous donne envie '» reprenant durant 6 secondes des images du film publicitaire susvisé en y ajoutant des images de gavage de canards et de broyage de canetons et en modifiant le slogan final du film «le foie gras, exceptionnel à chaque fois» en «le foie gras exceptionnellement cruel à chaque fois», afin de dénoncer les conditions de production de foie gras.
Le CIFOG a par acte d'huissier de justice du 28 décembre 2018 fait assigner l'association L214 devant le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris pour obtenir l'interdiction sous astreinte du film «ça vous donne envie '», des mesures de publication de l'ordonnance à intervenir et une condamnation sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Il faisait valoir qu'en défigurant son film pour véhiculer ses opinions, l'association L214 a utilisé des moyens manifestement disproportionnés, abusé de la liberté d'expression et porté gravement atteinte aux droits du CIFOG sur son film tout en profitant indûment des investissements importants engagés pour sa réalisation et sa diffusion.
Par l'ordonnance dont appel, au visa de l'article 809 alinéa 1 du code de procédure civile, le juge des référés, a :
- interdit à l'association L214, sous astreinte de 200 euros par jour d'infraction constatée, courant dans le délai de huit jours à compter de la signification de la présente décision, de poursuivre la diffusion de son film «ça vous donne envie» accessible sur la page https://twitter.com/L214/status/10747200734855745 et sur quelque support que ce soit et s'est réservé la liquidation de l'astreinte,
- condamné l'association L214 aux dépens et à payer la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Le juge des référés pour juger qu'il existait un trouble manifestement illicite a notamment retenu qu'il importe peu que l'association L214 ait voulu parodier le film du CIFOG, dès lors qu'elle l'avait reproduit dans son intégralité, alors qu'elle n'avait aucunement participé à son financement et bénéficié de sa réalisation, et qu'elle a de ce fait porté atteinte aux droits d'auteur attachés au film.
Le CIFOG demande la confirmation de cette ordonnance estimant qu'en reproduisant et en dénaturant son film pour véhiculer ses opinions, l'association L214 a utilisé des moyens manifestement disproportionnés à ce but et a, ce faisant, porté atteinte à son droit d'auteur et commis une faute. L'abus de liberté d'expression est selon lui caractérisé, la campagne de L214 portant gravement atteinte aux droits du CIFOG sur son film, tout en profitant indûment des investissements engagés pour la réalisation et la diffusion du dit film.
L'article 10 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme, consacré à la liberté
d'expression, prévoit que :
«1.Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière (...)
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.»
Ainsi, selon l'article 10 précité, les limitations à l'exercice de la liberté d'expression ne sont admises qu'à la condition qu'elles soient prévues par la loi, justifiées par la poursuite d'un intérêt légitime et proportionnées au but poursuivi c'est à dire rendues nécessaires dans une société démocratique.
Dans un arrêt du 10 janvier 2013, la CEDH a précisé que 'l'adjectif «nécessaire», au sens de l'article 10 § 2, implique un «besoin social impérieux»'.
La Cour de Strasbourg retient que la liberté d'expression est dotée d'une force plus ou moins grande selon le type de discours en distinguant la situation où est en jeu l'expression strictement commerciale de l'individu, de celle où est en cause sa participation à un débat touchant l'intérêt général.
Il n'est ni contesté, ni contestable, que l'association L214 est en droit, et qu'il entre dans son objet social, de diffuser notamment par le biais des réseaux sociaux des messages dénonçant les modes de fabrication du foie gras impliquant le gavage des animaux dans des conditions qu'elle dénonce et ce même si ces messages peuvent avoir pour but ou pour conséquence d'inciter le consommateur à ne plus acheter de fois gras et dès lors cause un préjudice à la filière, étant observé qu'il n'est allégué aucun caractère injurieux ou diffamatoire du film litigieux.
Le film litigieux de l'association L214 a pour objet de critiquer le film publicitaire du CIFOG qui montrait un moment convivial de consommation du foie gras en faisant silence sur les conditions de sa fabrication et de dénoncer le fait que la dite publicité avait été payée par les contribuables.
Ainsi, le film de l'association L214 durant les 6 premières secondes reprend sans modification les 6 premières secondes du film du CIFOG qu'il entend dénoncer puis l'image se fige et la question «ÇA VOUS DONNE ENVIE'» apparaît, suivie d'un autre plan fixe avec la mention «REVENONS EN ARRIÈRE». A partir de la 9ème seconde et jusqu'à la 17ème seconde se succèdent des scènes de gavages de canard puis de sélection de canards voués à être broyés. Vient ensuite la dernière séquence du film du CIFOG avec son slogan «LE FOIE GRAS, EXCEPTIONNEL À CHAQUE FOIS», la signature et en bas d'écran la mention «Pour votre santé, mangez au moins cinq fruits et légumes par jour.www. mangerbouger.fr.» a été remplacée par «Pour la santé des canards, évitez de manger du foie gras.www.stop foie gras.com.». L'image suivante, le slogan se trouve de manière active complété pour se lire «LE FOIE GRAS EXCEPTIONNELLEMENT CRUEL À CHAQUE FOIS», puis une flèche souligne la signature de FranceAgriMer avec la mention «LA PUB EN FAVEUR DU FOIE GRAS EST PAYÉE PAR VOS IMPÔTS». Un dernier écran apparait avec la mention : «NE NOUS LAISSONS PAS AVOIR PAR LA PUBLICITE». Le film est signé et revendiqué par l'association L214.
La cour constate qu'une césure est clairement faite entre les 6 premières secondes du film qui sont la reprise à l'identique de la publicité objet de la critique et la suite du film qui interroge le spectateur et remonte le temps pour lui présenter la souffrance animale qu'elle considère à l'origine du produit vanté. La reprise ensuite de l'image finale permet de parodier le slogan «Le foie gras, exceptionnel à chaque fois» et le bandeau «pour votre santé, mangez au moins cinq fruits et légumes» et d'attirer l'attention sur le financement de FranceAgriMer dénoncé comme provenant de «nos impôts».
La cour observe que la seule atteinte à des investissements financiers ne peut à elle seule justifier en l'espèce une restriction de la liberté d'expression s'agissant d'une dénonciation de ce film publicitaire.
La mise en 'uvre du droit d'auteur est une restriction prévue par la loi, qui poursuit un intérêt légitime et la juridiction saisie doit examiner si elle constitue une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression. Il revient au juge de rechercher un juste équilibre entre les droits en présence, la liberté d'expression et le droit d'auteur.
La cour observe que si à la suite de l'ordonnance de référé dont appel, le CIFOG mentionne «une atteinte portée à son droit d'auteur», il n'en faisait pas état lors de son assignation introductive d'instance se contentant de faire état du profit indu de ses investissements et ne vise dans ses conclusions aucun fondement juridique justifiant à son profit de la protection d'un droit d'auteur.
De plus, à supposer démontrées l'existence et la titularité du droit d'auteur sur le film, la contrefaçon ne pourrait être retenue qu'à la condition que soit écartée l'exception de parodie prévue à l'article L 122-5 4° du code de la propriété intellectuelle et soulevée par l'association L214 qui prévoit que l'auteur ne peut interdire « la parodie, le pastiche et la caricature, compte tenu des lois du genre».
C'est ainsi à tort que le juge des référés a retenu une atteinte incontestable au droit d'auteur et jugé qu'il importe peu que l'association L214 ait voulu parodier le film du CIFOG.
Le trouble manifestement illicite exigé par l'article 809 du code de procédure civile, désigne toute perturbation résultant d'un fait matériel ou juridique qui, directement ou indirectement, constitue une violation évidente de la règle de droit et le dommage imminent s'entend de celui qui n'est pas encore réalisé mais qui se produira sûrement si la situation dénoncée perdure.
Or, en l'espèce, il n'est justifié avec l'évidence requise en référé ni d'une violation d'un droit ni d'un dommage imminent caractérisant un besoin social impérieux de porter atteinte à la liberté d'expression de l'association L624 dont l'activité porte sur la question du bien-être animal
La cour, au vu de l'ensemble de ces éléments, estime que c'est à tort que le premier juge a interdit la diffusion du film de l'association L214 en estimant qu'il constituait un trouble manifestement excessif.
Une telle mesure d'interdiction ne pourra pas non plus être prononcée sur le fondement de l'article 808 du code de procédure civile dès lors que cette demande se heurte à une contestation sérieuse.
L'ordonnance sera dès lors infirmée en toutes ses dispositions et les demandes présentées par le CIFOG intégralement rejetées.
PAR CES MOTIFS
Infirme l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions,
Et statuant à nouveau,
Déboute le Comité National Interprofessionnel des Palmipèdes à Foie Gras de l'ensemble de ses demandes,
Condamne le Comité National Interprofessionnel des Palmipèdes à Foie Gras à payer à l'association L214 la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne le Comité National Interprofessionnel des Palmipède à Foie Gras aux dépens de première instance et d'appel, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.