CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 9 avril 2015, n° 2013/24454
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Cabinet Viguie Schmidt Peltier Juvigny AARPI (Sté), Guizard Et Associés (Selarl), Cabinet Skadden, Arps, Slate, Meagher & Flom Llp (Sté)
Défendeur :
M. Le Président de L'Autorité des Marchés Financiers (Sté), L'Autorité des Marchés Financiers
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Remenieras
Conseillers :
Mme Leroy, Mme Michel- Amsellem
Avocats :
SCP Baechlin, Me Schmidt, Me Bertrou, Me de Margerie, Me Esclatine
La société GEODIS est spécialisée dans le secteur du fret et de la logistique.
A la suite d’une nette augmentation du cours et des volumes échangés sur le titre GEODIS durant les jours ayant précédé l'annonce par la société SNCF Participations (ci-après «''SNCF-P''»), du lancement d'une offre publique d'achat (ci-après «''OPA''») le 6 avril 2008, le secrétaire général de l'Autorité des marchés financiers (AMF ou l'Autorité) a, le 21 avril 2008, décidé d'ouvrir une enquête à partir du 1er septembre 2007 sur le marché du titre de la société GEODIS dont les actions sont admises aux négociations sur le compartiment B d'Euronext Paris.
Au vu des conclusions du rapport d'enquête établi le 10 mai 2011, et sur décision de la Commission spécialisée n 3 du Collège de l'AMF du 26 mai 2011, le président de l'AMF a notifié des griefs à M. Joseph X... et M. Charles Y... , ainsi qu'à une troisième personne.
En substance, il était reproché à :
- M Y... d'avoir, hors le cadre normal de ses fonctions de « managing director » au sein de la banque UBS, banque désignée comme co-présentatrice de l'OPA de SNCF-P sur GEODIS, communiqué l'information privilégiée relative à ladite OPA à son cousin germain, M X...,
- M. X..., d'avoir utilisé l'information privilégiée relative au projet d'OPA pour acquérir, pour son compte personnel, des titres et des « contracts for difference » (ci-après « CFD») GEODIS pour un montant total de 8 000 224 euros.
Par décision du 12 avril 2013, la Commission des sanctions a notamment :
- rejeté les exceptions de procédure invoquées par M Y... et M X...,
- retenu l'existence d'une information privilégiée, relative au projet d'OPA de la SNCF-P sur GEODIS, dès le 14 mars 2008, ainsi que la détention de cette information par M Y..., ''vraisemblablement quelques jours avant le 20 mars 2008 et, en toute hypothèse, au plus tard à partir de cette date,
- décidé de surseoir à statuer sur les griefs d'utilisation et de transmission notifiés respectivement à M. X... et M Y..., jusqu'à ce qu'il soit procédé à un supplément d'instruction.
A l'issue du complément d'instruction, la formation plénière de la Commission des sanctions a, par décision du 18 octobre 2013, prononcé :
- à l'encontre de M. Y... une sanction pécuniaire de 400''000 euros, pour avoir transmis l'information privilégiée relative au projet d'OPA de SNCF-P sur GEODIS,
- à l'encontre de M. X... une sanction pécuniaire de 14 millions d'euros, pour avoir utilisé ladite information.
La Commission des sanctions a également décidé de publier sa décision sur le site Internet de l'AMF.
SUR CE,
Vu la déclaration de recours en date du 20 décembre 2013, enregistrée sous le numéro de RG 2013/''24454, déposée au greffe par M Y... à l'encontre des décisions de la Commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers du 12 avril 2013 et du 18 octobre 2013, et son mémoire en réplique du 3 novembre 2014, aux termes duquel il soulève, à titre principal, l'incompétence de la cour d'appel de Paris, et à titre subsidiaire, demande la réformation des décisions ;
Vu la déclaration de recours incident déposée le 21 février 2014, au greffe de la cour d'appel de Paris, par le président de l'AMF, contre la décision de la Commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers du 18 octobre 2013 en tant qu'elle concerne M Y... ;
Vu la déclaration de recours en date du 26 décembre 2013, enregistrée sous le numéro de répertoire général 2013/24998, de M X... à l'encontre des décisions de la Commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers du 12 avril 2013, et du 18 octobre 2013, son mémoire au soutien du recours déposé au greffe le 10 janvier 2014 et son mémoire en réplique et récapitulatif du 3 novembre 2014 ;
Vu les observations de l'AMF du 27 mai 2014 ;
Vu les observations écrites du ministère public, mises à la disposition des parties avant l'audience ;
Par ordonnance du 14 janvier 2014, les procédures ont été jointes pour être poursuivies sous le numéro de répertoire général 2013/24454.
A l'audience publique du 22 janvier 2015, ont été entendus en leurs observations orales, les conseils des requérants, qui ont été en mesure de répliquer et qui ont eu la parole en dernier, ainsi que le représentant de l'AMF et le ministère public.
LA COUR,
Sur l'exception d'incompétence au profit du Conseil d'Etat :
Considérant que M Y..., qui souligne n'avoir exercé un recours devant la cour d'appel de Paris qu'à des fins conservatoires, et l'AMF concluent à l'incompétence de la cour au profit du Conseil d'Etat, pour statuer sur leurs recours respectifs ;
Considérant qu'il résulte des articles L 621-30, R 621-45 et L 621-9 II du code monétaire et financier que l'examen des recours formés contre les décisions individuelles prises par l'AMF, y compris les sanctions, sont de la compétence du juge judiciaire, à l'exception de celles prises à l'encontre des professionnels visés à L 621-9 II du même code, à savoir :
'1 Les prestataires de services d'investissement agréés ou exerçant leur activité en libre établissement en France ainsi que les personnes morales placées sous leur autorité ou agissant pour leur compte ; ( )' , ainsi que des personnes physiques placées sous leur autorité ou agissant pour leur compte ;
Considérant qu'il est constant qu’à l'époque des faits reprochés -mars 2008- M Y... était salarié de la société de droit anglais UBS Limited1 ; qu' il est établi, habilitation délivrée à cet effet par l'Autorité de Contrôle Prudentiel pour l'année 1998 à l'appui, que la société UBS Limited1 exerçait une activité de prestataire de services d'investissement en France en libre établissement et en libre prestation de services ;
Considérant que par suite, en tant que personne physique placée sous l'autorité de ce prestataire, M Y... relève de la catégorie des personnes mentionnées au II de l'article L621-9 du code monétaire et financier, de sorte que le Conseil d'Etat est seul compétent pour statuer sur son recours et sur le recours incident formé par le président de l'AMF ;
que l'exception d'incompétence sera par voie de conséquence accueillie ;
Sur le recours formé par M X... :
Considérant que M X..., qui dénie avoir détenu l'information privilégiée relative au projet d'OPA, et a fortiori l'avoir utilisée pour réaliser les investissements incriminés, à compter du 20 mars 2008, poursuit l'annulation de la procédure d'enquête et des deux décisions déférées, en soulevant des moyens de procédure et des moyens de fond ;
Considérant qu'aux termes de l'article 622-1 du règlement général de l'AMF :
'Toute personne mentionnée à l'article 622-2 doit s'abstenir d'utiliser l'information privilégiée qu'elle détient en acquérant ou en cédant ou en tentant d'acquérir ou de céder, pour son propre compte ou pour le compte d'autrui, soit directement soit indirectement, les instruments financiers auxquels se rapporte cette information ou les instruments financiers auxquels ces instruments sont liés....'
Que les obligations d'abstention prévues par ce texte s'appliquent notamment à toute personne détenant une information privilégiée et qui sait ou aurait dû savoir qu'il s'agit d'une information privilégiée (article 622-2 du même règlement) ;
Considérant qu'il est constant que M X... a acquis, entre le 20 mars et le 4 avril 2008 :
- 101 287 CFD Geodis sur son compte AIDI pour un montant total de 7 464 891 euros, et
- 6 500 actions Geodis sur ses comptes à la banque du Liban et d'Outre-Mer à Beyrouth pour un montant de 535 333 euros ;
qu'il a ensuite revendu l'intégralité de ces titres, les 7 et 8 avril 2008, pour un montant total de 14 248 816 euros, réalisant une plus-value brute globale évaluée à 6 248 593 euros ;
Considérant que la notification de griefs énonce :
'Il ressort des investigations que M. Charles Y... , votre cousin germain avec lequel vous étiez en relation au mois de mars 2008 et qui avait transféré en 2007 des fonds sur votre compte n 897348 à la BLOM sur lequel vous êtes intervenu sur le titre Geodis, était informé du projet d'offre publique d'achat de SNCF Participations sur Geodis, (information qui paraît avoir présenté, à tout le moins des le 14 mars 2008, les caractéristiques d'une information privilégiée) en sa qualité de Managing Director en charge notamment du suivi des grands émetteurs français de dette au sein de l'équipe Capital Markets d'UBS.
L'enquête a mis en évidence un ensemble d'éléments objectifs susceptibles de montrer que vous pourriez avoir détenu l'information privilégiée telle que définie plus haut lorsque vous avez acquis des titres Geodis entre le 20 mars et le 4 avril 2008.
En premier lieu, vous avez commencé à intervenir de façon subite et massive sur le titre Geodis quelques jours seulement avant l'annonce de l'opération. Le moment opportun auquel vous avez choisi d'intervenir sur Geodis, titre sur lequel vous n'aviez jamais investi auparavant, constitue un indice temporel important.
En deuxième lieu, vous n'avez pas été en mesure d'expliquer vos acquisitions de façon concomitante.
En dernier lieu, vous êtes intervenu sur le titre Geodis de façon massive, allant jusqu'à réaliser 75 % du volume des transactions négociées sur le titre Geodis le 20 mars 2008 et plus de 30 % des volumes entre le 25 et le 28 mars 2008. Cette intervention importante sur le titre Geodis est d'autant plus surprenante qu'elle est apparue décorrélée de toute logique d'investissement et qu'elle a été réalisée en un temps court compte tenu de la liquidité de cette action (entre le 20 mars 2008 et le 4 avril 2008) alors même qu'en 2008 vous n'étiez jamais intervenu ni sur le titre Geodis ni sur le secteur fret et logistique.
Il résulte de cette analyse que l'ensemble des faits énoncés constituent des éléments précis et concordants pour considérer que les acquisitions de titres Geodis que vous avez réalisées entre le 20 mars et le 4 avril 2008 ne pourraient s'expliquer que par votre détention de l'information privilégiée décrite plus haut.
Enfin, de par votre expérience professionnelle au Crédit Libanais à Beyrouth, au sein duquel vous étiez, à l''époque des faits, selon vos dires lors de votre audition par les enquêteurs de l'AMF « responsable de l'activité trading et sales au sein de la division trésorerie et marchés de capitaux '', vous ne pouviez ignorer qu'un projet d'offre publique d'achat non encore public constituait une information privilégiée et que vous deviez donc vous abstenir de l'utiliser'.
Considérant que M X... ayant fait valoir qu'il avait tenté d'acquérir des CFD GEODIS dès le 28 février, puis les 4, 7, 11, 14, 17 et 18 mars 2008, mais sans succès, la Commission a demandé au rapporteur, dans sa décision du 12 avril 2013, de procéder à toutes diligences de nature à l'éclairer sur l'existence de tels ordres, passés antérieurement au 20 mars 2008 ;
Considérant qu'à l'issue de ce complément d'instruction, la Commission des sanctions, dans sa décision du 18 octobre 2013, a d'abord, déclaré faire siens les motifs retenus dans la décision du12 avril 2013, selon lesquels l'information relative au projet d'OPA de SNCF-P sur les titres GEODIS présentait, dès le 14 mars 2008 et jusqu'au communiqué du 6 avril suivant, toutes les caractéristiques d'une information privilégiée ;
Qu’ensuite, elle a examiné successivement, la nature des investissements réalisés par M. Joseph X... du 20 mars au 4 avril 2008, la date à partir de laquelle M. Charles Y... a pu prendre connaissance de l'information privilégiée et la transmettre à M. Joseph X... , et enfin, les éléments fournis par ce dernier, tendant à démontrer l'existence d'ordres d'achat de CFD GEODIS, non exécutés, passés du 28 février au 18 mars 2008 ;
qu'au terme de son analyse, elle a estimé avoir recueilli des éléments suffisamment probants pour établir la transmission de l'information privilégiée à celui-ci par son cousin Charles Y... , pouvoir retenir les indices tirés d'une part, de la proximité de dates entre l'annonce du projet de l'OPA le 6 avril 2008 et ses acquisitions du 20 mars au 4 avril 2008, et d'autre part, du caractère atypique des acquisitions réalisées par M X..., par rapport à ses habitudes d'investissements, et pouvoir écarter comme non plausibles, les explications avancées par M X... pour justifier ses investissements à compter précisément du 20 mars 2008, autrement que par la détention de l'information privilégiée;
Considérant qu'ainsi, pour déclarer constitué à l'égard de M X..., le manquement relatif à l'utilisation d'une information privilégiée - et à l'égard de M Y... le manquement relatif à à la transmission de cette information - la Commission des sanctions a décidé (décision du 18 octobre 2013) qu'elle disposait 'd'éléments précis et concordants lui permettant d' établir que seule la transmission par M. Charles Y... , de l'information privilégiée qu'il détenait depuis le 19 mars 2008 au soir, réalisée au profit de son cousin M. Joseph X... , avec lequel il entretenait des relations d'affaires et des liens de confiance, peut expliquer les acquisitions auxquelles ce dernier a procédé à partir du lendemain, 20 mars 2008, et qu'il a poursuivies jusqu'à la dernière séance précédant la communication de cette information au public' ;
Considérant qu'il en découle que la Commission des sanctions a retenu comme élément déterminant permettant de caractériser le manquement reproché à M X..., la circonstance que l'information privilégiée lui avait été transmise par M Y... au plus tard le 20 mars 2008 ;
Or considérant que cette question, par voie de conséquence essentielle à la solution du litige, suppose de déterminer d'abord, à quelle date M Y... aurait détenu l'information privilégiée ; que d'ailleurs, la Commission des sanctions s'est prêtée à cette analyse, en énonçant qu'il était nécessaire de '...rechercher si, l'information privilégiée relative au projet d'OPA de SNCF-P sur les titres GEODIS était déjà parvenue le 20 mars 2008, à sa connaissance et s'il avait pu la transmettre à cette date ou auparavant, à M X...' ;
Mais considérant que comme M X..., M Y... conteste les griefs qui lui sont adressés ; que dans le cadre de son recours, il fait notamment valoir, au soutien de sa demande d'annulation des décisions, qu'il n'a pas transmis à son cousin l'information en cause, dont il n'a eu possession qu'à partir du 25 mars 2008 ; Que le Conseil d'Etat aura donc à déterminer si les griefs qui lui sont reprochés sont établis, et notamment si, alors qu'il le conteste, il avait connaissance de l'information en cause avant le 20 mars 2008 ;
Considérant que dès lors, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, il convient de surseoir à statuer sur l'ensemble des demandes formées par M X..., jusqu'à l'arrêt à intervenir du Conseil d'Etat, seul compétent pour statuer sur le recours de M Y... ;
PAR CES MOTIFS
Déclare bien fondée l'exception d'incompétence soulevée au profit du Conseil d'Etat en ce qui concerne les décisions rendues à l'encontre de M Y... ;
En conséquence,
Se déclare incompétente pour statuer sur les recours formés par M Y... et par le président de l'AMF et les renvoie à mieux se pourvoir .
Ordonne le sursis à statuer sur l'intégralité des demandes formées par M X... dans l'attente de l'arrêt à intervenir du Conseil d'Etat sur les recours formés par M Y... et par le président de l'AMF ;
Ordonne le retrait de l'instance du rang des affaires inscrites au rôle du greffe de la cour d'appel;
Dit que l'affaire sera rétablie à la requête de la partie la plus diligente, sur justification de la survenance de l'événement, cause du sursis ;
Réserve les dépens.