CJUE, 9e ch., 12 janvier 2023, n° C-719/21
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
Annulation
PARTIES
Demandeur :
Frédéric Jouvin
Défendeur :
Commission européenne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
Mme Rossi (rapporteure)
Juges :
M. S. Rodin , Mme Spineanu–Matei
Avocat général :
Mme Medina
Avocat :
Me Bôle-Richard
LA COUR (neuvième chambre),
1 Par son pourvoi, M. Frédéric Jouvin demande à la Cour d’annuler l’ordonnance du Tribunal de l’Union européenne du 26 avril 2021, Jouvin/Commission (T 472/20 et T 472/20 AJ II, non publiée, ci-après l’« ordonnance attaquée », EU:T:2021:215), par laquelle celui-ci a rejeté comme manifestement dépourvu de tout fondement en droit son recours tendant à l’annulation de la décision C(2020) 3503 final de la Commission, du 28 mai 2020, rejetant sa plainte concernant de prétendues infractions à l’article 101 TFUE (ci-après la « décision litigieuse »).
Le cadre juridique
Le règlement (CE) no 773/2004
2 L’article 7 du règlement (CE) no 773/2004 de la Commission, du 7 avril 2004, relatif aux procédures mises en œuvre par la Commission en application des articles [101] et [102] [TFUE] (JO 2004, L 123, p. 18), intitulé « Rejet de plaintes », dispose :
« 1. Lorsque la Commission considère que, sur la base des informations dont elle dispose, il n’existe pas de motifs suffisants pour donner suite à une plainte, elle informe le plaignant de ses raisons et lui impartit un délai pour faire connaître son point de vue par écrit. La Commission n’est pas tenue de prendre en considération les observations écrites reçues après l’expiration de ce délai.
2. Si le plaignant fait connaître son point de vue dans le délai fixé par la Commission et que ses observations écrites ne mènent pas à une appréciation différente de la plainte, la Commission rejette la plainte par voie de décision.
[...] »
Les lignes directrices relatives aux accords de coopération horizontale
3 La section 7 des lignes directrices de la Commission sur l’applicabilité de l’article 101 TFUE aux accords de coopération horizontale (JO 2011, C 11, p. 1) (ci-après les « lignes directrices relatives aux accords de coopération horizontale ») concerne les « accords de normalisation ». Cette section contient, en particulier, les points 280 à 286 de ces lignes directrices, qui énoncent les conditions dans lesquelles les accords de normalisation risquant de créer un pouvoir de marché n’entrent en principe pas dans le champ d’application de l’article 101, paragraphe 1, TFUE.
Le règlement de procédure de la Cour
4 Aux termes de l’article 51 du règlement de procédure de la Cour, intitulé « Délai de distance » :
« Les délais de procédure sont augmentés d’un délai de distance forfaitaire de dix jours. »
5 L’article 172 de ce règlement de procédure, intitulé « Parties autorisées à déposer un mémoire en réponse », dispose :
« Toute partie à l’affaire en cause devant le Tribunal ayant un intérêt à l’accueil ou au rejet du pourvoi peut présenter un mémoire en réponse dans un délai de deux mois à compter de la signification du pourvoi. Aucune prorogation du délai de réponse n’est accordée. »
Les antécédents du litige et la décision litigieuse
6 Les antécédents du litige ont été résumés par le Tribunal, aux points 1 à 12 de l’ordonnance attaquée, dans les termes suivants :
« 1 Le requérant [...] a déposé des brevets relatifs à la collecte et à la distribution de colis dans plusieurs pays ainsi qu’au niveau [européen] le 27 juin 2001, et a présenté un projet dénommé Ripost, utilisant ces brevets, au groupe La Poste le 31 janvier 2003.
2 Le 12 mars 2017, le requérant a introduit une plainte concernant une infraction à l’article 102 TFUE de la part du groupe La Poste. Ce groupe, qui fournit des services postaux en France, contreferait les brevets du requérant relatifs à la collecte et à la distribution de colis.
3 Dans une lettre du 31 mars 2017, la Commission a indiqué en substance que le comportement du groupe La Poste, à supposer qu’il soit avéré, semblerait constituer une contrefaçon de brevets plutôt qu’un abus de position dominante au titre de l’article 102 TFUE et que, pour cette raison, le courrier du requérant ne ferait pas l’objet d’un examen plus approfondi de sa part.
4 Le 4 octobre 2017, le requérant a adressé à la Commission une lettre reformulant sa plainte sur le fondement de l’article 101 TFUE, visant un cartel transnational composé d’opérateurs postaux, de fabricants de machines et de logiciels à affranchir et d’équipements de tri postal, des clients de commerce électronique tel qu’Amazon et d’organismes internationaux de normalisation [...]
5 Une conférence téléphonique avec la Commission a eu lieu le 29 novembre 2017.
6 Les 1er, 12 et 13 décembre 2017, 22 janvier, 15 mai et 20 novembre 2018 et le 22 février 2019, le requérant a adressé à la Commission des lettres dans lesquelles il indiquait travailler à une troisième version de sa plainte.
7 Le 5 avril 2019, le requérant a adressé à la Commission une lettre fournissant de nouveaux éléments.
8 Par une lettre du 30 juillet 2019, la Commission a informé le requérant qu’il n’existait pas de motifs suffisants pour donner suite à sa plainte.
9 Le 14 septembre 2019, le requérant a adressé à la Commission des observations modifiant la portée de sa plainte, indiquant abandonner ses allégations relatives à des abus de position dominante de la part du groupe La Poste, d’Amazon et de certains opérateurs postaux, et ne maintenir que les allégations d’infraction à l’article 101 TFUE.
10 La plainte comprenait quatre allégations d’infraction à l’article 101 TFUE, à savoir la contrefaçon criminelle envers l’ensemble des brevets du requérant ; la rupture abusive de négociation par les entreprises du cartel, auxquelles le requérant a tenté en vain de concéder des licences d’exploitation de ses brevets ; le boycott collectif de ses brevets au travers d’actions concertées de contrefaçon criminelle, de ruptures abusives de négociations et d’autres actions concertées illégales et, enfin, l’établissement de normes par des organismes internationaux qui contreferaient les brevets du requérant.
11 Le 28 mai 2020, la Commission a adopté la décision [litigieuse].
12 Selon la décision [litigieuse], le rejet de la plainte était dû au fait que la probabilité d’établir l’existence d’une infraction au droit de l’Union en matière de concurrence semblait limitée en l’espèce. Cette conclusion était fondée sur deux considérations principales. La Commission a estimé que le problème soulevé n’était pas un problème du ressort du droit de la concurrence. Par ailleurs, les informations apportées ne lui auraient pas permis d’inférer ou même de fonder des soupçons raisonnables à propos d’une collusion entre les entreprises visées. »
La procédure devant le Tribunal et l’ordonnance attaquée
7 Par requête déposée au greffe du Tribunal le 15 octobre 2020, le requérant a introduit un recours tendant à l’annulation de la décision litigieuse.
8 À l’appui de son recours, il a soulevé cinq moyens. Ces moyens étaient tirés, respectivement, de l’appréciation manifestement erronée de l’intérêt de l’Union par la Commission, du défaut d’examen diligent et impartial de la plainte du requérant par la Commission, du détournement de pouvoir dont se serait rendue coupable la Commission en se trouvant en situation de conflit d’intérêts et en usant de manœuvres dilatoires à l’égard du requérant et de ses prétentions, d’une erreur de droit résultant du fait que la Commission n’a pas estimé qu’il existait une discrimination à l’accès au processus d’élaboration des normes ainsi qu’au résultat et aux comptes rendus de ces processus et, enfin, d’une erreur de droit résultant du fait que la Commission n’a pas considéré que l’article 101, paragraphe 1, TFUE a été violé.
9 Le Tribunal a rejeté l’ensemble de ces moyens comme étant manifestement non fondés.
Les conclusions des parties et la procédure devant la Cour
10 Le requérant demande à la Cour :
– d’annuler l’ordonnance attaquée ;
– de faire droit aux conclusions présentées en première instance et de renvoyer le dossier à la Commission, et
– de condamner la Commission aux dépens.
11 La Commission conclut au rejet du pourvoi et à la condamnation du requérant aux dépens.
Sur le pourvoi
Sur l’exception d’irrecevabilité tirée de la tardiveté du mémoire en réponse de la Commission
12 Le requérant excipe, dans sa réplique, de l’irrecevabilité du mémoire en réponse de la Commission, tirée de la tardiveté du dépôt de celui-ci. Il fait valoir que ce mémoire, déposé le 22 février 2022, a été présenté plus de 2 mois après le 25 novembre 2021, date d’introduction du pourvoi. En conséquence, le mémoire en réponse devrait être déclaré irrecevable, à défaut pour la Commission de rapporter la preuve de la date à laquelle le pourvoi lui a été signifié.
13 La Commission conclut au rejet de cette exception.
14 En vertu de l’article 172 du règlement de procédure, toute partie à l’affaire en cause devant le Tribunal ayant un intérêt à l’accueil ou au rejet du pourvoi peut présenter un mémoire en réponse dans un délai de deux mois « à compter de la signification du pourvoi ». Conformément à l’article 51 du même règlement de procédure, ce délai de procédure doit être augmenté d’un délai de distance forfaitaire de dix jours. Par conséquent, le délai dans lequel doit être déposé le mémoire en réponse est de deux mois et dix jours à compter de la signification du pourvoi.
15 En l’occurrence, ainsi qu’il ressort des observations écrites de la Commission, le pourvoi lui a été signifié le 13 décembre 2021. Par conséquent, le délai de dépôt du mémoire en réponse de deux mois et dix jours, qui courait à compter de cette date, expirait le 23 février 2022.
16 Le mémoire en réponse de la Commission ayant été déposé le 22 février 2022, il convient d’écarter l’exception d’irrecevabilité tirée de la tardivité de celui-ci.
Sur le fond
17 Au soutien de son pourvoi, le requérant soulève trois moyens. Le premier moyen est tiré, en substance, d’une qualification erronée des faits, d’une erreur de droit concernant le niveau de preuve requis et d’une dénaturation des éléments de preuve ainsi que de la violation de l’obligation de motivation quant au constat du Tribunal relatif au nombre de contrefacteurs allégués. Le deuxième moyen est tiré, en substance, d’une dénaturation des éléments de preuve portant sur le partage de marchés allégué. Le troisième moyen est tiré, en substance, d’une erreur de droit et d’une violation de l’obligation de motivation quant à la qualification des arguments du requérant se rapportant aux accords de normalisation.
Sur le premier moyen, tiré, en substance, d’une qualification erronée des faits, d’une erreur de droit concernant le niveau de preuve requis et d’une dénaturation des éléments de preuve ainsi que de la violation de l’obligation de motivation quant au constat du Tribunal relatif au nombre de contrefacteurs allégués
– Argumentation des parties
18 Par le premier moyen, le requérant soutient, en premier lieu, que le Tribunal a jugé à tort, au point 37 de l’ordonnance attaquée, qu’il n’avait pas établi que la Commission avait commis une erreur manifeste d’appréciation lorsqu’elle a rejeté ses allégations relatives à l’existence d’une collusion entre entreprises. Il soutient qu’il a soulevé en première instance un argument tiré de ce que la Commission avait apprécié de manière manifestement erronée l’intérêt de l’Union en n’ayant pas considéré la collusion comme constituée et en n’ayant pas estimé que cette collusion avait permis l’établissement d’une norme internationale en violation des droits de propriété intellectuelle du requérant.
19 Le requérant ajoute, dans sa réplique, que, contrairement à ce que la Commission expose dans son mémoire en réponse, le non-respect, par les participants au processus de normalisation, des obligations de déclaration de leurs droits de propriété intellectuelle ainsi que des éventuels droits détenus par des tiers, dont, en l’occurrence, les brevets du requérant, constitue non pas une omission individuelle de chaque entreprise concernée, mais bien une coordination anticoncurrentielle entre ces entreprises. Le Tribunal aurait commis une erreur de droit en estimant, au point 38 de l’ordonnance attaquée, que la Commission était fondée à considérer qu’il était impossible d’inférer des éléments fournis par le requérant qu’il existait des « soupçons raisonnables » de collusion entre les entreprises visées par la plainte.
20 En second lieu, le requérant fait valoir que le Tribunal, en exigeant, au point 38 de cette ordonnance, qu’il démontre que le nombre très important de contrefacteurs était susceptible de remettre en cause l’appréciation de la Commission quant à l’absence de preuve d’une collusion entre les entreprises visées par sa plainte, a commis une erreur de droit et violé l’obligation de motiver sa décision.
21 Selon le requérant, l’existence d’un nombre très important de contrefacteurs ne vise pas à remettre en cause cette appréciation, mais démontrerait uniquement qu’il est matériellement impossible d’engager des poursuites contre chaque contrefacteur allégué. L’existence d’un nombre très important de contrefacteurs n’aurait donc pas pour objet de renforcer la preuve de cette collusion, qui avait déjà été démontrée par ailleurs durant la procédure administrative et réitérée dans la requête en première instance. La motivation apportée par le Tribunal au point 38 de l’ordonnance attaquée serait donc sans objet, puisque le requérant ne fonderait pas la démonstration d’une collusion sur le fait qu’il existe un nombre important de contrefacteurs allégués, mais sur le fait que plusieurs entreprises participantes au processus de normalisation étaient informées de l’existence de son portefeuille de brevets avant le début de ce processus et qu’elles ont manqué à leur obligation de déclaration. En conséquence, la référence au nombre très important de contrefacteurs dénaturerait les éléments de preuve portés à la connaissance de celui-ci.
22 La Commission soutient que le premier moyen du pourvoi est irrecevable pour autant que le requérant soulève une dénaturation des éléments de preuve ou des faits et inopérant ou manifestement non fondé s’agissant des autres arguments qu’il a avancés.
– Appréciation de la Cour
23 Il y a lieu de rappeler que le premier moyen du recours devant le Tribunal était tiré de l’appréciation manifestement erronée de l’intérêt de l’Union par la Commission. Par ce moyen, le requérant soutenait que cette institution n’a pas pris la mesure de l’importance et de la gravité de l’infraction alléguée à l’article 101 TFUE.
24 À cet égard, il convient de constater que, après avoir rappelé, aux points 30 à 34 de l’ordonnance attaquée, les compétences de la Commission dans le traitement des plaintes dont elle est saisie et le rôle du plaignant, le Tribunal a écarté l’argumentation du requérant, aux points 36 à 38 de cette ordonnance, dans les termes suivants :
« 36 [...], il convient de noter que la Commission a indiqué, aux considérants 36, 40, 43 et 46 de la décision [litigieuse], que les informations apportées par le requérant ne lui permettent pas d’inférer ou même de fonder des soupçons raisonnables à propos d’une collusion entre les entreprises visées par sa plainte. Elle a également estimé en substance, aux considérants 36, 39 et 46 de la décision [litigieuse], que les comportements dénoncés ressortiraient du droit de la propriété intellectuelle et non pas du droit de la concurrence, en ce sens que les droits de propriété intellectuelle du requérant n’auraient pas été pris en compte lors de l’établissement de ladite norme. C’est notamment par cette raison que la Commission a motivé sa conclusion selon laquelle la probabilité d’établir l’existence d’une infraction au droit de l’Union en matière de concurrence semblait limitée en l’espèce et, ainsi, motivé son refus de poursuivre l’examen de la plainte du requérant.
37 Partant et à défaut pour le requérant d’avoir établi que cette conclusion procédait d’une erreur manifeste d’appréciation de la part de la Commission, c’est à bon droit que celle-ci a constaté l’absence d’intérêt suffisant de l’Union à poursuivre l’examen des faits dénoncés par le requérant.
38 Le fait allégué par le requérant selon lequel la pratique dénoncée concernerait un nombre très important de contrefacteurs allégués ne saurait infirmer cette conclusion, à défaut pour celui-ci d’avoir démontré que cet élément, à le supposer avéré, remettrait en cause le constat effectué par la Commission quant à l’absence de preuve d’une collusion entre les entreprises visées par sa plainte ou quant au fait que les comportements dénoncés ressortiraient avant tout du droit de la propriété intellectuelle ».
25 Il résulte des points 36 et 37 de l’ordonnance attaquée que le Tribunal a examiné, conformément à la jurisprudence qu’il a mentionnée aux points 30 à 34 de cette ordonnance, si la Commission avait exercé son pouvoir discrétionnaire de traitement des plaintes en mettant en balance, notamment, la nature de l’infraction alléguée, la probabilité de pouvoir établir son existence et l’intérêt de l’Union.
26 En premier lieu, il convient de relever que, par son argumentation dirigée contre les points 36 et 37 de l’ordonnance attaquée, le requérant n’invoque pas une erreur de droit qui entacherait le raisonnement mené par le Tribunal mais cherche, en réalité, à obtenir de la Cour qu’elle procède à une nouvelle appréciation des éléments de preuve, en l’invitant à constater que le Tribunal « ne pouvait [pas] reprendre à son compte », sauf à commettre la « même erreur » que la Commission, l’appréciation des éléments factuels relatifs à l’absence de preuve de l’existence d’une collusion entre les entreprises visées dans la plainte du requérant ayant, notamment, conduit la Commission à adopter la décision litigieuse.
27 Or, une telle argumentation est irrecevable. En effet, selon une jurisprudence constante, le Tribunal est seul compétent pour constater les faits, sauf dans le cas où l’inexactitude matérielle de ses constatations résulterait des pièces du dossier qui lui ont été soumises, et pour apprécier les éléments de preuve retenus. La constatation de ces faits et l’appréciation de ces éléments ne constituent donc pas, sous réserve du cas de leur dénaturation, une question de droit soumise, comme telle, au contrôle de la Cour (arrêts du 20 septembre 2018, Agria Polska e.a./Commission, C 373/17 P, EU:C:2018:756, point 32, ainsi que du 30 juin 2022, Fakro/Commission, C 149/21 P, non publié, EU:C:2022:517, point 45), la Cour n’étant pas compétente, dans le cadre du pourvoi, pour procéder à un nouvel examen des faits et des éléments de preuve.
28 De surcroît, le fait que le requérant a « soulevé » devant le Tribunal un moyen tiré de l’erreur manifeste d’appréciation ne saurait, à l’évidence, suffire pour étayer son grief selon lequel le Tribunal aurait commis une erreur de droit en estimant, au point 37 de l’ordonnance attaquée, que le requérant n’avait pas « établi » que la conclusion à laquelle était parvenue la Commission dans la décision litigieuse procédait d’une erreur manifeste d’appréciation.
29 En second lieu, quant à l’argumentation du requérant se rapportant au point 38 de l’ordonnance attaquée, il convient, premièrement, de rappeler, s’agissant de la violation alléguée de l’obligation de motivation par le Tribunal, que cette obligation, qui constitue une formalité substantielle, doit être distinguée du bien-fondé de la motivation qui relève, quant à lui, de la légalité au fond de l’acte litigieux (voir, en ce sens, arrêts du 30 novembre 2016, Commission/France et Orange, C 486/15 P, EU:C:2016:912, point 79, ainsi que du 30 juin 2022, Fakro/Commission, C 149/21 P, non publié, EU:C:2022:517, point 180).
30 Or, le grief soulevé par le requérant selon lequel la motivation retenue par le Tribunal au point 38 de l’ordonnance attaquée serait « sans objet » concerne non pas un défaut ou une insuffisance de motivation, mais le caractère adéquat ou le bien-fondé de cette motivation.
31 Deuxièmement, quant au grief du requérant dirigé contre le bien-fondé de l’appréciation qui figure à ce point de l’ordonnance attaquée, il convient de constater qu’il procède d’une lecture erronée de cette ordonnance.
32 Il est vrai que, au point 38 de ladite ordonnance, le Tribunal a relevé que le requérant n’avait pas démontré que le nombre très important de contrefacteurs allégués, à le supposer avéré, remettrait en cause l’appréciation de la Commission quant à l’absence d’intérêt suffisant de l’Union à poursuivre l’examen des faits dénoncés par celui-ci. Toutefois, il ressort des points 36 et 37 de cette même ordonnance, à l’égard desquels le requérant n’a pas démontré qu’ils seraient entachés d’une erreur de droit, que le Tribunal s’est fondé non pas sur le nombre de contrefacteurs pour confirmer cette appréciation de la Commission, mais sur le fait que les comportements dénoncés par le requérant ressortiraient du droit de la propriété intellectuelle et non du droit de la concurrence.
33 De plus, le requérant ne démontrant pas, par son argumentation à cet égard, que le Tribunal a commis une dénaturation des éléments de preuve, cette dernière ne peut qu’être écartée.
34 Le premier moyen doit donc être rejeté comme étant, en partie, irrecevable et, en partie, non fondé.
Sur le deuxième moyen, tiré, en substance, d’une dénaturation des éléments de preuve portant sur le partage de marchés allégué
– Argumentation des parties
35 Par son deuxième moyen, le requérant soutient que le Tribunal, au point 41 de l’ordonnance attaquée, a commis une erreur de fait en relevant que le requérant n’avait pas soulevé d’arguments concernant un partage de marchés lors de la procédure administrative. Or, le requérant prétend avoir bien fait valoir, par courrier du 15 mai 2018, l’existence d’un tel partage de marchés au cours de cette procédure, qui visait à compléter les deux dépôts de plainte déjà effectués. Le Tribunal aurait omis de faire état de ce courrier, alors que ce dernier était pourtant également annexé à la requête en première instance. L’appréciation par le Tribunal des éléments de preuve portés à sa connaissance serait dès lors erronée, celui-ci ayant omis de constater le contenu réel de l’un de ces éléments, en procédant ainsi à leur dénaturation et en commettant une violation de l’obligation de motivation. Partant, le Tribunal aurait jugé à tort, au point 42 de l’ordonnance attaquée, qu’il ne pouvait être reproché à la Commission de ne pas avoir pris en compte ce courrier lorsqu’elle a adopté la décision litigieuse.
36 La Commission rétorque que ce moyen doit être rejeté comme étant soit irrecevable, soit manifestement non fondé.
– Appréciation de la Cour
37 Il y a lieu de rappeler que, par le premier moyen de son recours en annulation, le requérant faisait valoir que les opérateurs postaux s’étaient répartis le marché concerné en choisissant de proposer la technologie brevetée non pas au guichet, c’est-à-dire à destination du public, mais uniquement aux e-commerçants.
38 Le Tribunal a rejeté cette argumentation aux points 41 et 42 de l’ordonnance attaquée dans les termes suivants :
« 41 [...] il convient de noter qu’il ressort des lettres du requérant des 4 octobre 2017 et 14 septembre 2019 ainsi que des considérants 12 et 24 de la décision [litigieuse] que les arguments du requérant concernant un partage de marchés n’ont pas été soulevés lors de la procédure administrative.
42 Dès lors, conformément à la jurisprudence rappelée au point 34 [de l’ordonnance attaquée], il ne peut être reproché à la Commission de ne pas avoir analysé ces arguments dans la décision [litigieuse] ».
39 Ainsi qu’il résulte de la jurisprudence rappelée au point 27 du présent arrêt, la constatation des faits et l’appréciation des éléments de preuve effectuées par le Tribunal ne constituent pas, sous réserve du cas de leur dénaturation, une question de droit soumise, comme telle, au contrôle de la Cour au stade du pourvoi.
40 En l’espèce, bien que le requérant fasse formellement référence à une violation de l’obligation de motivation ainsi qu’à une dénaturation ou une inexactitude matérielle des constatations effectuées par le Tribunal au point 41 de l’ordonnance attaquée, son argumentation semble uniquement viser, ainsi qu’il ressort du point 35 du présent arrêt, à faire constater une dénaturation des éléments de preuve. Toutefois, le développement de cette argumentation tend en réalité à faire valoir, au stade du pourvoi, une appréciation du « contenu réel » de la lettre du 15 mai 2018 et à obtenir un examen de la valeur probante de celle-ci, par rapport aux éléments de preuve examinés par le Tribunal et mentionnés à ce même point de l’ordonnance attaquée.
41 Or, selon une jurisprudence constante de la Cour, une telle dénaturation doit apparaître de façon manifeste des pièces du dossier, sans qu’il soit nécessaire de procéder à une nouvelle appréciation des faits et des preuves (arrêt du 6 novembre 2018, Scuola Elementare Maria Montessori/Commission, Commission/Scuola Elementare Maria Montessori et Commission/Ferracci, C 622/16 P à C 624/16 P, EU:C:2018:873, point 86 ainsi que jurisprudence citée), ce qui n’est pas le cas en l’occurrence.
42 Par conséquent, le deuxième moyen doit être rejeté comme étant irrecevable.
Sur le troisième moyen, tiré, en substance, d’une erreur de droit et d’une violation de l’obligation de motivation quant à la qualification des arguments du requérant se rapportant aux accords de normalisation
– Argumentation des parties
43 Par son troisième moyen, le requérant fait valoir que le Tribunal, en ayant rejeté, aux points 87 et 88 de l’ordonnance attaquée, les quatrième et cinquième moyens de son recours en annulation au motif que le requérant lui demandait, en substance, de constater une infraction aux règles de la concurrence, sans soulever aucun argument visant à démontrer que la décision litigieuse serait entachée d’une erreur de droit, d’une erreur manifeste d’appréciation ou d’un détournement de pouvoir, a commis une erreur de droit dans le constat du contenu d’une preuve.
44 Tout d’abord, le requérant soutient que, contrairement à ce que le Tribunal a jugé, il ne lui demandait pas de constater directement une infraction à l’article 101 TFUE. Au contraire, le requérant aurait démontré que la Commission, si elle avait apprécié à leur juste valeur les éléments qui lui avaient été apportés lors de la procédure administrative, n’aurait pu que constater une collusion entre les entreprises visées par la plainte et, par conséquent, une violation de l’article 101 TFUE. À cet égard, le requérant rappelle que les quatrième et cinquième moyens de son recours en annulation ne constituaient « qu’un développement et une précision des faits déjà produits lors de la procédure administrative ».
45 Ensuite, le requérant fait valoir que le Tribunal, en ayant exposé, au point 83 de l’ordonnance attaquée, que le requérant, par ses quatrième et cinquième moyens, « développ[ait] sa théorie du caractère anticoncurrentiel de l’accord de normalisation [Global Standards 1] et du comportement de ses membres, sans soulever aucun argument visant spécifiquement la décision [litigieuse] », a violé l’obligation de motiver ses décisions. Il ressortirait pourtant de l’ensemble de son argumentation devant le Tribunal, en particulier de l’intitulé de son quatrième moyen, que le requérant cherchait à démontrer que la Commission avait commis une erreur de droit en ayant omis de constater qu’il avait subi une discrimination à l’accès au processus d’élaboration des normes ainsi qu’aux résultats et aux comptes rendus de ces processus.
46 Enfin, s’agissant du rejet du cinquième moyen, le requérant allègue que le Tribunal, en ayant estimé que la Commission était fondée, après avoir examiné les éléments apportés par le requérant, à adopter la décision litigieuse, a également commis une erreur de droit et a méconnu l’obligation de motiver ses décisions. Il précise que, par ce cinquième moyen, il n’a fait qu’exposer les éléments qui devaient permettre à la Commission d’effectuer l’appréciation mentionnée au considérant 42 de la décision litigieuse, aux fins de déterminer si l’accord en cause relevait de l’article 101, paragraphe 1, TFUE et, dans l’affirmative, si les conditions de l’article 101, paragraphe 3, TFUE étaient remplies. Il ajoute qu’il a effectué, dans ce moyen, une appréciation in extenso des conditions d’application de l’article 101 TFUE aux accords de normalisation afin de démontrer que la Commission ne pouvait pas rejeter sa plainte.
47 La Commission soutient que le troisième moyen doit être rejeté comme étant non fondé.
– Appréciation de la Cour
48 Il convient avant tout de rappeler que les quatrième et cinquième moyens de son recours en annulation étaient tirés, respectivement, d’une erreur de droit résultant du fait que la Commission n’avait pas estimé qu’il existait une discrimination à l’accès au processus d’élaboration des normes ainsi qu’au résultat et aux comptes rendus de ces processus et d’une erreur de droit résultant du fait que la Commission n’avait pas considéré que l’article 101 TFUE avait été violé.
49 Plus précisément, le requérant faisait valoir qu’il avait été empêché d’accéder au processus de normalisation, en particulier auprès de l’organisme de normalisation Global Standards 1 (ci-après « GS 1 »), et que les contrefacteurs allégués avaient violé leurs obligations résultant des lignes directrices relatives aux accords de coopération horizontale et lui auraient refusé l’accès au résultat du processus de normalisation au sein du marché de l’envoi et du suivi de colis dans l’Union, ce qui serait incompatible avec l’article 101, paragraphe 1, TFUE.
50 Le Tribunal a rejeté cette argumentation, aux points 83 à 87 de l’ordonnance attaquée, dans les termes suivants :
« 83 Par ses quatrième et cinquième moyens, le requérant développe sa théorie du caractère anticoncurrentiel de l’accord de normalisation GS 1 et du comportement de ses membres, sans soulever aucun argument visant spécifiquement la décision [litigieuse].
84 En outre, les arguments du requérant sont en grande partie nouveaux par rapport à ceux fournis lors de la procédure administrative dans sa lettre du 14 septembre 2019, auxquels la Commission a répondu aux considérants 38 et suivants de la décision [litigieuse]. La Commission a conclu, respectivement aux considérants 40 et 43 de la décision [litigieuse], d’une part, que “les informations [apportées] ne [lui] permett[aient] pas d’inférer ou même de fonder des soupçons raisonnables à propos d’une collusion entre les entreprises [visées]” et, d’autre part, que, “même à supposer qu’il soit avéré que les règles de fonctionnement de GS 1 constitueraient un accord de normalisation risquant de créer un pouvoir de marché et ne respecteraient pas les conditions décrites aux points 270 à 286 des lignes directrices [relatives aux accords de coopération horizontale], [le requérant] n’indiqu[e] pas en quoi les règles de fonctionnement auraient pour effet de restreindre la concurrence”.
85 Il convient de rappeler que, selon la jurisprudence, le contrôle juridictionnel des décisions de rejet de plainte ne doit pas conduire le Tribunal à substituer son appréciation de l’intérêt de l’Union à celle de la Commission, mais vise à vérifier que la décision litigieuse ne repose pas sur des faits matériellement inexacts et qu’elle n’est entachée d’aucune erreur de droit, ni d’aucune erreur manifeste d’appréciation ou de détournement de pouvoir ([...] arrêt du 11 janvier 2017, Topps Europe/Commission, T 699/14, non publié, EU:T:2017:2, point 66 et jurisprudence citée).
86 En l’espèce, comme la Commission l’a fait valoir à juste titre, il n’incombe [...] pas au Tribunal d’examiner directement la question de savoir si l’accord de normalisation GS 1 et le comportement de ses membres sont anticoncurrentiels, mais de déterminer si la position exposée aux considérants 38 et suivants de la décision [litigieuse], en réponse aux arguments fournis par le requérant lors de la procédure administrative, est entachée d’une erreur de droit, d’une erreur manifeste d’appréciation ou d’un détournement de pouvoir.
87 Or, par les quatrième et cinquième moyens, le requérant demande en substance au Tribunal de constater une infraction aux règles de la concurrence, sans soulever aucun argument visant à démontrer que la décision [litigieuse] serait entachée d’une erreur de droit, d’une erreur manifeste d’appréciation ou d’un détournement de pouvoir ».
51 Par son troisième moyen, le requérant soutient, en substance, que le Tribunal aurait entaché son raisonnement d’une erreur de droit et aurait manqué à son obligation de motivation quant à la qualification des arguments du requérant se rapportant aux accords de normalisation.
52 Cette argumentation doit être écartée.
53 En effet, tout d’abord, il y a lieu de constater que le requérant n’identifie aucune erreur de droit dont seraient entachés les points 83, 87 et 88 de l’ordonnance attaquée, mais se borne à réitérer l’exposé des circonstances factuelles qui auraient dû conduire le Tribunal à constater l’existence d’une collusion entre les entreprises visées par la plainte du requérant. Or, conformément à la jurisprudence citée au point 27 du présent arrêt, il suffit de rappeler que, dans le cadre du pourvoi, la Cour ne saurait, sans que soit invoquée une dénaturation des faits, ni contrôler l’appréciation des faits et des preuves, effectuée par le Tribunal, ni, a fortiori, procéder à une nouvelle appréciation des circonstances factuelles et des éléments de preuve.
54 Ensuite, il importe d’observer que le requérant admet dans son pourvoi que c’est en réponse au point 42 de la décision litigieuse qu’il a développé une argumentation sur l’appréciation in extenso des conditions d’application de l’article 101 TFUE aux accords de normalisation, afin de démontrer que la Commission aurait à tort rejeté sa plainte. En conséquence, c’est à bon droit que le Tribunal a considéré, au point 84 de l’ordonnance attaquée, que les arguments du requérant étaient en grande partie nouveaux par rapport à ceux fournis lors de la procédure administrative.
55 Il s’ensuit que le Tribunal a pu, sans commettre d’erreur de droit, aux points 83, 87 et 88 de l’ordonnance attaquée, juger que le requérant l’invitait, par ses quatrième et cinquième moyens, à constater une infraction aux règles de la concurrence, sans soulever aucun argument visant à démontrer que la décision litigieuse était entachée d’une erreur manifeste d’appréciation ou d’une erreur de droit, et rejeter ces moyens.
56 Enfin, quant à la violation de l’obligation de motivation alléguée par le requérant, celle-ci doit être écartée. Le Tribunal ayant exposé, aux points 84 à 87 de l’ordonnance attaquée, les motifs pour lesquels il a rejeté les quatrième et cinquième moyens du requérant, l’identité entre ces motifs et l’argumentation de la Commission est sans incidence sur l’appréciation du respect de cette obligation.
57 Il en résulte que le troisième moyen doit être rejeté comme étant, en partie, irrecevable et, en partie, non fondé.
58 Aucun des trois moyens du présent pourvoi n’ayant été accueilli, il y a lieu de rejeter celui-ci dans son intégralité.
Sur les dépens
59 En vertu de l’article 184, paragraphe 2, du règlement de procédure, lorsque le pourvoi n’est pas fondé, la Cour statue sur les dépens. L’article 138, paragraphe 1, du même règlement, rendu applicable à la procédure du pourvoi en vertu de l’article 184, paragraphe 1, de celui-ci, dispose que toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.
60 La Commission ayant conclu à la condamnation du requérant et celui-ci ayant succombé en son pourvoi, il y a lieu de le condamner à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par la Commission.
Par ces motifs, la Cour (neuvième chambre) déclare et arrête :
1) Le pourvoi est rejeté.
2) M. Frédéric Jouvin est condamné à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par la Commission européenne.