Cass. 1re civ., 29 novembre 2005, n° 02-13.550
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Ancel
Rapporteur :
M. Gallet
Avocat général :
M. Sainte-Rose
Avocats :
SCP Boré et Salve de Bruneton, SCP Vuitton, Me Le Prado
Attendu que, par acte dressé par M. X..., notaire, avec la participation de M. Y..., également notaire, M. Z... a vendu à la société Le Grand Bleu, représentée par son gérant, M. A..., des biens immobiliers et deux fonds de commerce, pour un prix payable partiellement par la comptabilité du notaire et, pour le solde, au moyen d'un crédit vendeur remboursable en cinq annuités et garanti par diverses sûretés réelles et personnelles ; qu'après un commandement de payer une échéance non honorée, M. Z... a fait assigner en résolution de la vente pour défaut de paiement du prix la société Le Grand Bleu et M. A... qui ont ensuite fait l'objet d'une procédure de liquidation judiciaire, avec confusion des patrimoines, dans laquelle MM. B... et C... D..., avocats de M. Z..., ont, sans en préciser la nature privilégiée et hypothécaire, procédé à la déclaration de la créance de ce dernier, laquelle n'a été admise qu'à titre chirographaire ; qu'ayant attrait dans l'instance en résolution de la vente MM. X... et Y... qui avaient omis de conseiller l'insertion dans l'acte de vente d'une clause résolutoire de plein droit, aux fins de mettre en jeu leur responsabilité au cas où les opérations de liquidation de la société Le Grand Bleu ne permettraient pas le paiement intégral des sommes dues, M. Z... a également assigné ses deux avocats en responsabilité professionnelle aux fins de les voir condamnés, avec les deux notaires, à l'indemniser de son préjudice pour avoir, quant à eux, omis de déclarer la nature privilégiée et hypothécaire de sa créance ; que l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 10 janvier 2002), ayant retenu les fautes professionnelles des notaires et des avocats et fixé le préjudice de M. Z... à 1 280 571,70 euros, a condamné in solidum MM. X... et Y... à lui payer la somme de 655 530,77 euros, outre les intérêts sur cette somme à compter du 28 janvier 1992, date à laquelle la restitution des biens immobiliers aurait pu intervenir en vertu d'une clause résolutoire de plein droit, et a condamné in solidum ces mêmes notaires et MM. D... à lui payer la somme de 625 040,97 euros, outre les intérêts sur cette somme également à compter du 28 janvier 1992, en rejetant la demande en garantie formée par les deux avocats à l'encontre des deux notaires et le recours en garantie dirigé par M. X... à l'encontre des deux avocats ;
Sur le premier moyen du pourvoi principal, pris en ses quatre branches :
Attendu que MM. X... et Y... font grief à l'arrêt de les avoir condamnés à payer à M. Z..., d'une part, la somme de 655 530,77 euros, seuls, et, d'autre part, in solidum avec MM. C... et B... D..., la somme de 625 040,97 euros, alors que, selon le moyen :
1 / qu'un notaire n'a pas le pouvoir de déterminer de son propre chef le contenu d'un contrat auquel seul le consentement des parties donne sa force obligatoire ; qu'en reprochant aux notaires de ne pas avoir prévu ou inséré une clause résolutoire de plein droit dans le contrat de cession instrumenté, bien que ces officiers ministériels n'aient pas eu le pouvoir de déterminer le contenu de cette convention qui dépendait du seul consentement des parties, la cour d'appel aurait violé l'article 1134 du Code civil ;
2 / que la responsabilité notariale suppose établie l'existence d'un lien de causalité reliant le dommage à la faute invoquée ;
qu'en déclarant les notaires responsables des conséquences de l'absence d'une clause résolutoire de plein droit dans la convention litigieuse, sans rechercher, ainsi qu'elle y était invitée, si, informé par les notaires de l'utilité d'une telle clause que l'arrêt qualifie d'exceptionnelle, le cédant aurait pu obtenir du cessionnaire son insertion au contrat et si ce dernier n'aurait pas refusé la modification d'une convention longuement négociée hors la présence des officiers ministériels, la cour d'appel n'aurait pas caractérisé l'existence d'un lien de causalité reliant le manquement au devoir de conseil imputé aux notaires et le dommage et aurait privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil ;
3 / qu'il appartient au demandeur à l'action de rapporter la preuve du lien de causalité reliant la faute alléguée au dommage invoqué;
qu'en condamnant les notaires à indemniser M. Z... des conséquences de l'absence d'une clause qu'il est reproché aux officiers ministériels de ne pas avoir conseillée, bien qu'elle ait, elle-même, relevé qu'il n'était pas établi que les parties auraient écarté une telle stipulation et qu'un tel doute subsistant sur les conséquences de la faute des notaires devait conduire au rejet de l'action, la cour d'appel aurait inversé la charge de la preuve et violé l'article 1315 du Code civil ;
4 / que le dommage dont la réalisation est aléatoire doit être qualifié de perte de chance dont l'indemnisation doit être mesurée à la chance perdue ; qu'en indemnisant le cédant de l'intégralité des conséquences de l'absence de clause résolutoire de plein droit bien que la stipulation d'une telle clause ait dépendu de l'accord aléatoire du cessionnaire et que le dommage résultant de son absence ne pouvait éventuellement qu'être qualifié de perte de chance s'il était démontré que la probabilité d'obtenir une telle clause était réelle et sérieuse, la cour d'appel aurait violé l'article 1382 du Code civil ;
Mais attendu que, d'abord, l'arrêt, après avoir relevé que les garanties constituées étaient insuffisantes pour prémunir le vendeur des conséquences patrimoniales d'une défaillance de l'acquéreur dans l'exécution de ses obligations, alors qu'une telle hypothèse devait être envisagée en vue d'assurer l'efficacité même de l'acte, énonce que l'importance du risque couru aurait dû conduire les notaires à conseiller l'insertion d'une clause résolutoire de plein droit, ce qui caractérise le manquement des notaires à leur obligation de conseil ; qu'ensuite, c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation que la cour d'appel, ayant rappelé la stipulation d'autres sûretés réelles et personnelles inefficaces à prémunir totalement le vendeur contre le risque dont la réalisation était envisageable, a, sans inverser la charge de la preuve, estimé qu'il n'était pas établi que les parties auraient, si elles avaient connu la possibilité d'en prévoir l'insertion, écarté la clause résolutoire de plein droit, de sorte que, s'étant ainsi livrée à la recherche prétendument omise, elle a pu en déduire que, en l'absence d'une telle clause, le préjudice consécutif à la non-réintégration des biens vendus dans le patrimoine du vendeur était en rapport direct et certain de causalité avec la faute des notaires ; que le moyen, inopérant en sa première branche, n'est pas fondé en ses trois autres griefs ;
Sur le deuxième moyen du pourvoi principal, pris en son unique branche, et le premier moyen du pourvoi incident de MM. D..., pris en ses première et deuxième branches, réunis :
Attendu que MM. X... et Y... et MM. D... reprochent également à l'arrêt de les avoir condamnés in solidum à payer à M. Z... la somme de 625 040,97 euros, alors que, selon le moyen du pourvoi principal, l'auteur d'une faute ne peut être condamné à réparation que si celle-ci a contribué de façon directe à la production du dommage ; qu'en condamnant MM. X... et Y..., à qui il était reproché de ne pas avoir conseillé l'adoption d'une clause résolutoire de plein droit, à indemniser M. Z... des conséquences de la perte des sûretés dont il bénéficiait par ailleurs, bien que cette perte n'ait pas eu pour cause la faute des notaires dès lors que ces sûretés étaient valables et pouvaient être invoquées par le vendeur s'il avait fait les démarches nécessaires, le défaut de mise en oeuvre de ces sûretés étant entièrement imputable à la faute des avocats qui avaient omis de les invoquer lors de la déclaration de créance dont ils étaient chargés, la cour d'appel aurait violé l'article 1382 du Code civil, et alors que, selon le moyen du pourvoi incident :
1 / que l'indemnisation du préjudice subi par une victime à raison de la perte d'une chance étant nécessairement limitée, la cour, en condamnant les avocats in solidum avec les notaires au paiement de la somme correspondant exactement à celle que M. Z... aurait pu obtenir grâce à son privilège si la créance avait été correctement déclarée, aurait violé l'article 1147 du Code civil ;
2 / que les juges du fond, ayant constaté que le préjudice subi par M. Z... avait bien été causé pour le tout par la faute des notaires puisque, sans cette faute, celui-ci n'aurait subi aucun préjudice, en prononçant néanmoins une condamnation, fût-elle in solidum, à l'encontre des avocats et des notaires, n'auraient pas tiré les conséquences légales de leurs propres constatations et auraient violé l'article 1382 du Code civil ;
Mais attendu qu'ayant caractérisé la faute des notaires sans laquelle l'entier préjudice souffert par M. Z... ne se serait pas produit, et ayant retenu celle des avocats pour avoir omis, lors de la déclaration de créance de leur client dans la procédure collective de la société Le Grand Bleu, d'en préciser la nature privilégiée, tout en relevant que le privilège aurait permis d'obtenir le montant du prix d'adjudication des immeubles, ce qui établissait la perte certaine de ce montant qui se serait imputé sur le préjudice total, la cour d'appel a, à bon droit, condamné les premiers à la réparation intégrale et les seconds, in solidum avec eux, à répondre de la portion du préjudice que leur faute avait empêché d'éviter ; que les griefs ne sont pas fondés ;
Sur le premier moyen du pourvoi incident, pris en sa troisième branche :
Attendu que MM. D... font grief à l'arrêt de les avoir condamnés à payer, in solidum avec les notaires, les intérêts de la somme de 625 040,97 euros, à compter du 28 janvier 1992, alors que, selon le moyen, en faisant courir les intérêts légaux de la condamnation prononcée in solidum à compter de la date à laquelle la clause résolutoire de plein droit, dont l'absence était seule imputable aux notaires, aurait pu produire ses effets, la cour d'appel aurait violé l'article 1153-1 du Code civil ;
Mais attendu qu'en fixant à une date autre que celle de sa décision le point de départ des intérêts de la créance d'indemnité allouée en réparation du dommage causé à M. Z..., la cour d'appel n'a fait qu'user de la faculté remise à sa discrétion par l'article 1153-1, alinéa 2, du Code civil ; que le grief n'est pas fondé ;
Mais, sur le troisième moyen du pourvoi principal, pris en ses deux branches, et sur le second moyen du pourvoi incident, pris en son unique branche :
Vu l'article 1213 du Code civil, ensemble les principes régissant l'obligation in solidum ;
Attendu que pour rejeter les recours en garantie formés réciproquement par M. X... contre MM. D... et par ceux-ci contre les deux notaires, l'arrêt retient, d'une part, que ce n'est pas la faute de ces avocats qui est la cause de l'obligation du premier de prendre en charge l'intégralité du préjudice de M. Z... et que cette faute a seulement empêché que ledit préjudice soit moindre, ce qui ne saurait représenter pour les notaires le fondement d'une action en garantie, et, d'autre part, que satisfaire la demande des seconds reviendrait à faire prendre en charge par les notaires les conséquences de la faute des avocats et à exonérer ces derniers des conséquences de leur propre faute à laquelle les notaires sont étrangers ;
Attendu qu'en se déterminant ainsi, alors que, ayant condamné in solidum les coresponsables de la portion du préjudice que la faute des uns avait causée et que la faute des autres avait empêché d'éviter, elle se devait, étant saisie des recours en garantie réciproques, de déterminer, dans leurs rapports entre eux, la contribution de chacun des coauteurs dans la réparation du dommage, la cour d'appel a violé les texte et principes susvisés ;
PAR CES MOTIFS
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il a rejeté les demandes en garantie formées réciproquement par M. X... à l'encontre de MM. D... et par ceux-ci contre les deux notaires en vue de la détermination de leur part dans la condamnation in solidum au paiement de la somme de 625 040,97 euros prononcée contre eux, l'arrêt rendu le 10 janvier 2002, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence, autrement composée.