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Décisions

CE, juges des référés, 28 mai 2009, n° 326988

CONSEIL D'ÉTAT

Arrêt

Rejet

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Martin

Rapporteur :

M. Bélaval

Avocats :

SCP Piwnica, Molinié, SCP de Chaisemartin, Courjon

CE n° 326988

27 mai 2009

Vu la requête, enregistrée le 10 avril 2009 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, présentée pour M. Bernard A, demeurant ... ; M. A demande au juge des référés du Conseil d'État de suspendre, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, l'exécution de la décision de la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers en date du 23 décembre 2008, en tant qu'elle lui inflige une sanction pécuniaire de 200 000 euros et ordonne sa publication au bulletin des annonces légales obligatoires ainsi que sur le site internet et dans la revue de l'Autorité des marchés financiers ;


il soutient que la condition d'urgence est satisfaite, dès lors que la publication nominative de la décision contestée porterait une atteinte grave et irrémédiable à son image et à sa réputation professionnelle ; que l'atteinte à sa réputation et la perte de crédibilité qui en résulterait aurait des conséquences graves et immédiates sur le niveau de son chiffre d'affaires et le volume et la qualité de sa clientèle ; que l'atteinte serait d'autant plus grave qu'elle interviendrait dans un contexte économique général difficile et serait de nature à remettre en cause la signature de conventions de distribution actuellement en négociation avec plusieurs groupes financiers ; qu'il existe un doute sérieux quant à la légalité de la décision contestée ; que la procédure suivie devant la commission des sanctions est irrégulière car il n'a pu prendre connaissance d'un enregistrement de conversation téléphonique ; que la décision contestée méconnaît les dispositions de l'article 5 du règlement n° 90-08 de la commission des opérations de bourse, reprises aux articles 622-1 et 622-1 du règlement général de l'Autorité des marchés financiers, faute de comporter la preuve que l'opération d'achat de 150 000 titres Péchiney qu'il a menée le 4 juillet 2003 constitue l'exploitation d'une information privilégiée obtenue d'initiés dits primaires ; que cette opération n'est que le résultat de ses estimations personnelles ; que les constatations relatives aux personnes desquelles il tiendrait une information privilégiée sont infondées, dès lors que la preuve de la transmission de l'information litigieuse fait défaut ; que les échanges du 3 juillet 2003 ne sont pas de nature à prouver qu'il aurait disposé de l'information litigieuse à cette date, ces conversations n'ayant pour objet que de corroborer sa propre analyse par des études complémentaires ; que les informations à partir desquelles il a forgé son analyse personnelle étaient publiques ou connues du milieu boursier ; que la constatation selon laquelle l'opération d'achat aurait été massive et anticipée manque en fait, dès lors que l'opération a été envisagée plusieurs mois à l'avance et n'a représenté que 1,8% du montant de l'actif alors détenu par lui ; qu'en tant qu'elle prévoit la publication nominative de la sanction pécuniaire qu'elle lui inflige, elle méconnaît le principe de proportionnalité ; qu'une telle publication lui causerait un préjudice excessif au regard des exigences d'intérêt général qui la justifieraient ; qu'en tout état de cause, dans les circonstances de l'affaire, l'anonymisation de la publication constitue la seule mesure compatible avec le principe de proportionnalité ;


Vu la décision de l'Autorité des marchés financiers en date du 23 décembre 2008 ;

Vu la copie de la requête en annulation présentée à l'encontre de cette décision;

Vu le mémoire en défense, enregistré le 14 mai 2009, présenté pour l'Autorité des marchés financiers, qui conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 4 000 euros soit mise à la charge de M. A au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ; l'Autorité des marchés financiers soutient que la condition d'urgence à la suspension de l'exécution de la décision contestée n'est pas caractérisée en ce qui concerne la sanction pécuniaire ; qu'elle n'est pas remplie en ce qui concerne la publication de la décision, qui a le caractère d'une sanction complémentaire et dont l'objet est de satisfaire aux exigences d'intérêt général relatives au bon fonctionnement du marché, à la transparence des opérations et à la protection des épargnants ; que M. A est un professionnel des marchés ; que le contexte de crise économique renforce l'intérêt général qui s'attache à l'information des tiers ; que les conséquences de la publication sur son activité ne sont ni précisément établies ni de nature à prouver l'existence de circonstances particulières révélant un préjudice d'une telle gravité qu'il pourrait y avoir urgence à suspendre cette publication jusqu'à ce que le juge se soit prononcé au fond ; que la publication comportera mention de l'introduction d'un recours ; qu'aucun des moyens soulevés par M. A n'est de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision contestée ; que la commission des sanctions s'est fondée sur un faisceau d'indices pour établir la détention de l'information privilégiée par M. A au plus tard le 3 juillet 2003 ; que les indices relevés par la commission des sanctions dans sa décision suffisent à établir que M. A a utilisé une information privilégiée dont il était détenteur ; que la preuve de la détention et de l'exploitation d'une information privilégiée ne s'étend pas à l'établissement des circonstances dans lesquelles celle-ci est parvenue jusqu'à la personne qui l'a exploitée ; que la recherche de documentation complémentaire à laquelle M. A s'est livré avait pour objet de masquer l'utilisation d'une information privilégiée et révèle qu'il avait conscience de l'importance de l'information qu'il détenait ; que le moyen tiré du caractère disproportionné de la décision contestée n'est pas fondé, dès lors que le prononcé de la publication de la décision a été décidé après un examen circonstancié des intérêts en présence et en préservant l'anonymat des personnes mises hors de cause et des tiers ;

Vu le mémoire en réplique, enregistré le 18 mai 2009, présenté pour M. A, qui reprend les conclusions de sa requête et les mêmes moyens ; il soutient en outre, concernant la condition d'urgence, que l'anonymisation de la publication de la décision préserverait la portée pédagogique et informative de celle-ci tout en évitant de lui causer un préjudice immédiat, grave et irréparable ;

 

Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part M. Bernard A et d'autre part le président de l'Autorité des marchés financiers ;

Vu le procès-verbal de l'audience publique du 19 mai 2009 à 12 heures au cours de laquelle ont été entendus :

- Me Piwnica, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, avocat de M. A ;
- le requérant, M. A ;

- Me de Chaisemartin, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, avocat de l'Autorité des marchés financiers ;

- les représentants de l'Autorité des marchés financiers ;

et à l'issue de laquelle l'instruction a été prolongée ;
Vu le nouveau mémoire en défense, enregistré le 20 mai 2009, présenté pour l'Autorité des marchés financiers, qui reprend les conclusions de son précédent mémoire et les mêmes moyens ; elle produit en outre deux arrêts de la cour d'appel de Paris ;


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code monétaire et financier ;

Vu le règlement n° 90-08 de la Commission des opérations de bourse ;

Vu le code de justice administrative ;

 


Considérant qu'à la suite d'une enquête ouverte par la Commission des opérations de bourse sur les opérations réalisées sur le marché du titre Pechiney au cours des mois précédant l'annonce par la société Alcan, le 7 juillet 2003, de son intention de lancer une offre publique d'achat sur le capital de la société Pechiney, l'Autorité des marchés financiers (AMF) a engagé notamment une procédure disciplinaire à l'égard de M. Bernard A, qui avait acquis, le 4 juillet 2003, 150 000 titres Pechiney pour le compte de fonds communs de placement dont il assurait la gestion ; que par sa décision du 23 décembre 2008, la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers a notamment infligé à M. A, pour avoir exploité une information privilégiée, en méconnaissance de l'article 5 du règlement n° 90-08 de la Commission des opérations de bourse, en vigueur à l'époque des faits, une sanction pécuniaire de 200 000 euros et décidé de publier la décision au Bulletin des annonces légales obligatoires ainsi que sur le site internet et dans la revue de l'Autorité des marchés financiers ; que M. A demande la suspension de ces sanctions ;

Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ;

Considérant, d'une part, qu'aux termes de l'article 5 du règlement n° 90-08 de la Commission des opérations de bourse : Toute personne qui, en connaissance de cause, possède une information privilégiée provenant directement ou indirectement d'une personne mentionnée aux articles 2, 3 et 4 du présent règlement, ne doit pas exploiter, pour compte propre ou pour compte d'autrui, une telle information sur le marché ; qu'eu égard aux incertitudes concernant la manière dont M. A aurait pu disposer, par l'intermédiaire des personnes mentionnées dans la décision contestée, d'informations privilégiées concernant le projet d'offre publique d'achat, et aux éléments produits par l'intéressé pour soutenir qu'il pouvait raisonnablement prendre sa décision d'achat sans disposer d'une information privilégiée, le moyen tiré de ce que la décision contestée méconnait les dispositions précitées du règlement n° 90-08 paraît, en l'état de l'instruction, de nature à créer un doute sérieux sur la légalité des sanctions contestées ;

Considérant, d'autre part, que la publication de la décision contestée peut avoir des conséquences graves sur l'activité professionnelle de M. A, qui n'a pas fait auparavant l'objet de sanctions disciplinaires, qui dirige depuis 2004 une société de gestion d'OPCVM qui porte son nom et qui est associé à des investisseurs institutionnels ; qu'eu égard à l'ancienneté des faits et aux doutes quant à la réalité de l'infraction, l'urgence de l'information du public, invoquée par l'AMF, n'est pas établie ; qu'ainsi la condition d'urgence doit, dans les circonstances de l'espèce, être regardée comme remplie ;

Considérant qu'il y a lieu, dans ces conditions, de suspendre la décision contestée en tant qu'elle prononce des sanctions à l'égard de M. A ; que les conclusions de l'Autorité des marchés financiers tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, par voie de conséquence, qu'être rejetées ;

O R D O N N E :
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Article 1er : La décision de la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers en date du 23 décembre 2008 est suspendue en tant qu'elle prononce des sanctions à l'égard de M. Bernard A.
Article 2 : Les conclusions de l'Autorité des marchés financiers tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à M. Bernard A et à l'Autorité des marchés financiers.