CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 24 octobre 2013, n° 2012/14904
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Compania Internacional Financiera (SA), Coudrée Capital Management (Sté)
Défendeur :
President de l'Autorité des Marchés Financiers
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Remenieras
Conseillers :
Mme Beaudonnet, Mme Leroy
Le 4 septembre 2008, afin de reconstituer ses fonds propres, qui avaient diminué à la suite de dépréciations d'actifs, Natixis, établissement bancaire français coté sur le compartiment A d'Euronext Paris, a annoncé par communiqué de presse lancer une augmentation de capital avec droit préférentiel de souscription (ci-après « DPS ») pour un montant de 3,7 milliards d'euros par émission d'actions ordinaires nouvelles, avec maintien du DPS des actionnaires.
Le communiqué de presse précisait, d'une part, que la souscription des actions nouvelles serait réalisée au prix unitaire de 2,25 euros par action (soit 1,60 euros de nominal et 0,65 euro de prime d'émission) sur la base de 13 actions nouvelles pour 10 actions existantes, et d'autre part, que la période de souscription s'étendrait du 5 septembre au 18 septembre 2008 inclus, période pendant laquelle les DPS étaient cotés et négociables sur le marché.
Le 15 septembre 2008, soit trois jours avant la fin de la période de souscription, la société L. Brothers Holding Inc. a été placée sous le régime de protection prévu par le chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites. Cette faillite a engendré d'intenses mouvements spéculatifs sur les marchés, notamment sur les valeurs financières.
Le 18 septembre 2008, les sociétés Coudree Capital Management (ci-après «CCM») et Compania Financiera Internacional (ci-après « CIF ») se sont engagées dans une opération pour compte propre consistant à acheter des DPS aux actions Natixis à émettre le 30 septembre 2008 et à vendre par anticipation les anciennes, afin de tirer profit de l'arbitrage ainsi opéré sur le titre de l'émetteur. En particulier, CCM a effectué des ventes à découvert portant sur 2 070 000 titres Natixis le 18 septembre 2008 et portant sur 2 500 000 titres Natixis le 19 septembre 2008. Ces deux ventes ont permis la réalisation d'une plus - value de 2 162 076 euros. CIF a, quant à elle, réalisé des ventes à découvert portant sur 1 500 000 titres Natixis le 18 septembre 2008 et portant sur 2 500 000 titres Natixis le 19 septembre 2008. Ces deux opérations lui ont permis de réaliser une plus-value de 1 725 414 euros.
Le 19 septembre 2008, l'AMF a diffusé un communiqué de presse dans lequel il était rappelé, d'une part, que tout vendeur de titres sur le marché réglementé devait livrer les titres sous trois jours et, d'autre part, que compte tenu de la période, «l'Autorité des marchés financiers (serait) d'unevigilance et d'une sévérité extrême sur le respect de ces règles ». Elle a également diffusé ce même jour un autre communiqué de presse interdisant les transactions non sécurisées et obligeant à la transparence des positions courtes sur les titres du secteur financier à compter du 22 septembre 2008.
Le 22 septembre 2008, l'AMF a diffusé la liste des titres concernés par les interdictions de transactions non sécurisées dans laquelle figurait le titre Natixis.
Les 24 et 25 septembre 2008, par deux communiqués de presse, Natixis a informé du succès de son opération d'augmentation de capital.
Le 26 septembre 2008, les 1 500 000 actions Natixis cédées à découvert par la société CIF le 18septembre 2008 ont été livrées.
Le 30 septembre 2008, les actions nouvelles Natixis ont été réglées /livrées et admises à la négociation sur le marché Euronext Paris sur la même ligne de cotation que les actions anciennes. Les livraisons des titres financiers correspondant aux ordres de vente des 18 et 19 septembre 2008 de la société CCM ont eu lieu ce même jour. Le 1er octobre 2008, les 2 500 000 actions Natixis cédées à découvert par CIF le 19 septembre 2008 ont été livrées.
Le même jour, à la suite du constat relevé par le service de la surveillance des marchés de l'AMF établissant que plusieurs prestataires de services d'établissement vendaient l'action Natixis à découvert et achetaient parallèlement des droits préférentiels de souscription aux actions Natixis à émettre le 30 septembre 2008 dont les opérations ont entrainé des suspens face à la chambre de compensation LCH. Clearnet pour des volumes d'actions significatifs, le secrétaire général de l'AMF a ouvert une enquête portant sur le marché du titre Natixis et de tout titre qui lui serait lié à compter du 1er septembre 2008.
Le 28 juin 2010, le rapport d'enquête a été signé par le directeur de la Direction des enquêtes et de lasurveillance des marchés.
Lors de sa séance du 22 juillet 2010, la commission spécialisée n°3 du Collège de l'AMF a examiné le rapport d'enquête.
Le 21 septembre 2010, le président de l'AMF a adressé, en application de la décision prise par la commission susmentionnée, par lettres recommandées avec demandes d'avis de réception, via le régulateur compétent, des notifications de griefs aux sociétés :
- Compania Internacional Financiera ;
- Coudree Capital Management ;
- CMA Capital Partners Ltd (ci-après « CMA ») ;
- UBS Ltd ;
- Goldman Sachs International (ci-après « GSI ») ; et
- Citibank International Plc (ci-après « Citi »).
Aux termes des notifications de griefs, il était fait grief à CIF, CCM et CMA d'avoir contrevenu, en leur qualité de donneurs d'ordres aux dispositions des articles 570-1 et 570-2 du règlement général de l'AMF relatives aux règles en matière de règlement-livraison de titres admis aux négociations sur un marché réglementé.
Il était également reproché à UBS, GSI et Citi d'avoir, en leur qualité d'adhérents compensateurs auprès de la chambre de compensation LCH.Clearnet, manqué aux dispositions des articles 542-1 du RG AMF et 1.4.3.2 et 4.8.3.2. des règles de fonctionnement de LCH. Clearnet approuvées par l'AMF relatives à la responsabilité des adhérents-compensateurs concernant les engagements des donneurs d'ordres dont ils tiennent les comptes vis-à-vis des chambres de compensation.
La notification de griefs a été transmise le même jour au président de la commission des sanctions de l'AMF.
Au terme de la procédure devant la commission des sanctions, la séance de la 2ème section de la commission des sanctions amenée à statuer s'est tenue le 8 décembre 2011.
C'est dans ces circonstances que, par décision en date du 16 février 2012 (la Décision), la commission des sanctions (la commission) de l'AMF a décidé :
- de mettre hors de cause les sociétés UBS Ltd, Goldman Sachs International et Citibank International ;
- de prononcer à l'encontre de la société Coudree Capital Management une sanction pécuniaire d'un montant de 2 500 000 euros (deux millions cinq cent mille euros) ;
- de prononcer à l'encontre de la société Compania Internacional Financiera une sanction pécuniaire de 2 200 000 euros (deux millions deux cent mille euros) ;
- de prononcer à l'encontre de la société CMA Capital Partners Ltd une sanction pécuniaire de 1 500 000 euros (un million cinq cent mille euros) ;
- de publier la décision sur le site Internet de l'AMF dans des conditions propres à assurer l'anonymat des personnes mises hors de cause.
LA COUR,
Vu le recours en annulation et subsidiairement en réformation de la décision de la commission des sanctions formé le 3 août 2012 par la société CCM ;
Vu le mémoire déposé par la société CCM le 16 août 2012, soutenu par son mémoire récapitulatif et en réplique déposé le 15 février 2013 ;
Vu le recours en annulation et subsidiairement en réformation de la décision de la commission des sanctions formé le 3 août 2012 par la société CIF ;
Vu le mémoire déposé par la société CIF le 16 août 2012 , soutenu par son mémoire récapitulatif et en réplique déposé le 15 février 2013 ;
Vu le recours incident déposé le 5 octobre 2012 par le président de l'Autorité des marchés financiers tendant à réformer la sanction prononcée à l'encontre de CCM et de CIF et de la porter respectivement à 3 200 000 euros et à 2 600 000 euros ;
Vu les observations écrites du ministère public, mises à la disposition des parties à l'audience ;
Après avoir entendu à l'audience publique du 27 juin 2013, en leurs observations orales, les conseils des requérantes, qui ont été en mesure de répliquer et qui ont eu la parole en dernier, ainsi que le représentant de l'AMF et le ministère public.
Sur la régularité de la composition de la commission des sanctions
Considérant que le code monétaire et financier dispose :
- en son article R. 621-39-2 :
'La personne mise en cause qui veut récuser un membre de la commission doit, à peine d'irrecevabilité, en former la demande :
1° S'il s'agit du rapporteur, dans le délai d'un mois à compter de la notification de la décision procédant à la désignation de celui-ci ;
2° S'il s'agit d'un membre de la formation appelée à délibérer, dans le délai de quinze jours à compter de la notification de la composition de cette formation ;
3° Dans le cas où le motif invoqué n'a pu être connu de la personne mise en cause dans le délai prévu au 1° ou au 2°, au plus tard avant la fin de la séance prévue à l'article R. 621-40.
Les notifications prévues aux 1° et 2° sont faites à la personne mise en cause par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, remise en main propre contre récépissé ou acte d'huissier. Elles reproduisent les dispositions du présent article et des articles R. 621-39-3 et R. 621-39-4.'
- en son article R.621-39- 4 :
'La demande de récusation est formée par acte remis au secrétariat de la commission qui en délivre récépissé ou par une déclaration qui est consignée par ce secrétariat dans un procès-verbal.
Elle doit, à peine d'irrecevabilité, indiquer avec précision les motifs de la récusation et être accompagnée des pièces propres à la justifier.'
Considérant qu'il est rappelé que, par courriers du 10 novembre 2011, le secrétariat de la commission des sanctions a notifié à la société CCM et à la société CIF la composition de la commission des sanctions appelée à délibérer le 8 décembre 2011 sur les griefs qui leur avaient été notifiés, soit M. Jean-Claude H., président, ainsi que MM. Pierre L., Bernard F. et Joseph T., membres, et leur a indiqué, par ailleurs, qu'en application des dispositions de l'article R. 621-39- 2 du code monétaire et financier, intégralement reproduites, elles disposaient d'un délai de 15 jours à compter de la réception de ces courriers pour demander la récusation d'un membre de la commission ;
Que, dans deux nouveaux courriers du 21 novembre 2011, le secrétariat de la commission des sanctions a indiqué aux sociétés mises en cause que la composition de la commission était modifiée et que ' M Bruno G. remplacera M. Bernard F. ', en leur indiquant qu'ils disposaient d'un délai de 15 jours à compter de la réception des courriers pour demander la récusation de M. Bruno G. ;
Que, cependant, ainsi que le mentionne la Décision, c'est en définitive M. Bernard F. qui, le 8 décembre 2011, a siégé en qualité de membre de la commission des sanctions et qui a participé au délibéré et non, comme cela avait été indiqué aux mises en cause, M. Bruno G.;
Considérant que la société CCM et la société CIF demandent à la cour d'annuler la décision attaquée en raison de la composition irrégulière de la commission des sanctions, en particulier en ce qui concerne M. Bernard F., qui n'était pas prévu dans la composition notifiée par lettre en date du 21 novembre 2011 et pour lequel elles n'ont, l'une et l'autre, pas pu valablement et pleinement leur droit de demander sa récusation en application de l'article R. 621-39-2 du code monétaire et ce en violation de l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales consacrant leur droit à un procès équitable devant un tribunal impartial ;
Considérant que, dans le mémoire déposé au soutien de son recours incident, le président de l'Autorité rétorque que la procédure est régulière, dès lors que, ni CCM, ni CIF, n'ont réagi à l'annonce initiale, formulée dans le courrier du 10 novembre 2011, de la présence de M. Bernard F. en qualité de membre délibérant de la commission des sanctions et qu'elles n'ont pas plus réagi à l'annonce de son remplacement par M. Bruno G. ; que le président de l'Autorité ajoute qu'au début de la séance publique du 8 décembre 2011, le président de la commission des sanctions, qui a signalé cette modification aux membres présents, a interrogé les mis en cause sur leurs objections éventuelles sans recueillir aucune réaction négative de CCM et de CIF, qui ont accepté la poursuite de la séance et n'ont pas émis le voeu de la voir renvoyer la séance à une date ultérieure ; que le président de l'Autorité précise, enfin, que les éléments produits devant la cour par les requérantes qui ont pu, depuis la séance, procéder aux recherches et à l'analyse nécessaires pour leur permettre de prendre position sur l'opportunité de demander alors la récusation de M. Bernard F., ne constituent pas une raison sérieuse de mettre en doute l'impartialité de ce membre de la commission des sanctions ;
Considérant, cependant, qu'il n'est, ni contesté, ni contestable, que la composition de la commission des sanctions qui a statué le 8 décembre 2011 sur les griefs notifiés à CCM et à CIF n'a pas été notifiée aux deux sociétés mises en cause, dès lors que, contrairement à ce qui avait été annoncé dans le courrier du 21 novembre 2011, c'est M. Bernard F. qui a, en définitive, siégé dans cette instance et délibéré, et non M. Bruno G. ;
Considérant qu'il résulte du défaut d'accomplissement de cette formalité que, ni CCM, ni CIF, n'ont ainsi été mises en mesure d'exercer, avant la séance de la commission des sanctions, leur droit fondamental de récusation de M. Bernard F., droit dont l'exercice est pourtant garanti par les dispositions précitées de l'article R. 621-39-2 du code monétaire et financier ;
Considérant qu'il ne peut être reproché aux requérantes de ne pas avoir pris l'initiative de demander la récusation de M. Bernard F. à la suite de la réception du premier courrier du secrétariat de la commission daté du 10 novembre 2011 dès lors qu'il est constant que, ainsi qu'elles le font observer, le délai de 15 jours prévu au 2° de l'article R. 621-39-2 du code monétaire et financier n'était pas encore expiré à la date de réception du courrier du 21 novembre 2011 qui annonçait une nouvelle composition de la commission ;
Considérant qu'il est vrai que, même si la décision déférée ne comporte aucune indication sur ce point, CCM et CIF ne contestent pas que, ainsi que le mentionne le président de l'Autorité dans ses écritures au soutien de son recours incident, le président de la commission a, au début de la séance publique du 8 décembre 2011, signalé la modification de la composition de cette instance aux membres présents et aux mis en cause, sans recueillir alors de réaction négative de la part de CCM et de CIF ;
Considérant , cependant, que cette circonstance n'est pas pour autant de nature à purger l'irrégularité résultant de la privation, pour les requérantes, de la possibilité d'exercer de manière effective leur droit de récusation d'un membre de la commission des sanctions, antérieurement à la séance, dans les délais et dans les formes légalement prescrites, alors qu'elles venaient seulement de découvrir, en séance, la nouvelle composition de cette commission ;
Considérant que CCM et CIF affirment, à cet égard, que le second courrier du 21 novembre 2011 ' a été de nature à écarter toute réflexion et recherches en vue d'étudier l'opportunité de demander la récusation de M. Bernard F. en raison de son rapprochement avec les banques dont certaines étaient parties à la procédure' ;
Considérant qu'au delà des termes employés par CIF et CCM et même si, en cet état, il n'appartient à la cour d'apprécier, ni la pertinence des motifs d'une éventuelle demande de récusation visant un membre de la commission des sanctions, ni, à l'évidence son impartialité, les affirmations des requérantes ne peuvent cependant être écartées comme dénuées a priori de tout caractère sérieux ;
Considérant, en effet, alors que le membre de la commission des sanctions concerné exerçait à ce moment-là les fonctions de secrétaire général de la Compagnie de Saint-Gobain, par ailleurs membre du comité exécutif de cette entreprise, les requérantes produisent (pièce n° 23), d'une part, un communiqué de presse du 8 décembre 2010 annonçant que Saint Gobain avait signé avec 24 banques, dont Goldman Sachs, une ligne de crédit de 3 milliards d'euros à 5 ans et, d'autre part, un communiqué de Saint Gobain du 31 mai 2012 annonçant le succès du lancement d'une émission obligataire de 750 millions d'euros à 9 ans et précisant que six établissements financiers, dont Goldman Sachs, avaient agi comme chefs de file dans cette émission obligataire;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les requérantes sont fondées à se prévaloir d'une violation de leur droit, protégé par l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, à un procès équitable devant un tribunal impartial, le droit de récusation d'un membre d'une juridiction ou, comme en l'espèce, d'un membre délibérant de la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers, constituant une des composantes du droit ainsi garanti ;
Considérant que les requérants n'ayant, en méconnaissance des dispositions conventionnelles sus-rappelées, pas été mis en mesure d'exercer le droit de récusation que leur confère l'article R. 621-39-2 CMF, la Décision est, en ce qui les concerne, entachée d'irrégularité et doit, dès lors, être annulée ;
PAR CES MOTIFS
Annule la décision de la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers du 16 février 2012 en ce qu'elle a décidé de prononcer à l'encontre de la société Coudree Capital Management une sanction pécuniaire d'un montant de 2 500 000 euros (deux millions cinq cent mille euros) et de prononcer à l'encontre de la société Compania Internacional Financiera une sanction pécuniaire de 2 200 000 euros (deux millions deux cent mille euros) ainsi qu'en ce qu'elle a décidé une publication concernant la condamnation de ces deux sociétés sur le site Internet de l'AMF,
Condamne l'Autorité des marchés financiers aux dépens.