Cass. crim., 30 mars 2016, n° 16-90.001
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Guérin
Rapporteur :
Mme Pichon
Avocat général :
M. Gauthier
Avocats :
SCP Foussard et Froger, SCP Matuchansky, Vexliard et Poupot, SCP Waquet, Farge et Hazan
Statuant sur la question prioritaire de constitutionnalité transmise par jugement du tribunal correctionnel de PARIS, 32e chambre, en date du 6 janvier 2016, dans la procédure suivie des chefs de fraude fiscale et complicité, blanchiment aggravé et complicité contre :
- M. Guy X...,
- M. Alec X...,
- Mme Lioubov Y...,
- M. Olivier Z...,
- M. Peter A...,
- La société Northern trust fiduciary services (Guernesey) limited,
- La société Royal bank of Canada trust compagny (Bahamas) limited,
- M. Robert B...,
reçu le 11 janvier 2016 à la Cour de cassation ;
Vu les observations produites ;
1. Attendu que la question prioritaire de constitutionnalité est ainsi rédigée :
" En matière de droits d'enregistrement, et plus particulièrement de droits de succession, les articles 1729 et 1741 du code général des impôts dans leur version applicable à la date de prévention, en ce qu'ils autorisent, à l'encontre de la même personne et en raison des mêmes faits, le cumul de procédures ou de sanctions pénales et fiscales, portent-ils atteinte aux principes constitutionnels de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines découlant de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ? " ;
2. Attendu que l'article 1741 du code général des impôts, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2005-1512 du 7 décembre 2005, qui constitue, au moins pour partie, le fondement des poursuites pénales et détermine des sanctions pénales " indépendamment des sanctions fiscales applicables " et l'article 1729 du même code, dans sa rédaction, actuellement en vigueur, issue de la loi n° 2008-1443 du 30 décembre 2008, qui prévoit en particulier une pénalité fiscale qu'est la majoration de droits de 40 % en cas de manquement délibéré, mis en oeuvre par l'administration fiscale à l'égard des requérants, sont applicables à la procédure ;
3. Que ces dispositions, dans leur version applicable à la cause, n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel ; qu'en outre, à supposer que les articles 1729 et 1741 du code général des impôts ont pu être déclarés conformes à la Constitution dans les décisions respectives du Conseil constitutionnel n° 2010-103 QPC du 17 mars 2011 et n° 2013-679 QPC du 4 décembre 2013, les décisions du Conseil n° 2014-453/ 454 QPC et 2015-462 QPC du 18 mars 2015 et n° 2015-513/ 514/ 526 QPC du 14 janvier 2016 sont de nature à constituer un changement de circonstances ;
4. Attendu que la question, ne portant pas sur l'interprétation d'une disposition constitutionnelle dont le Conseil constitutionnel n'aurait pas encore eu l'occasion de faire application, n'est pas nouvelle ;
5. Attendu qu'aux termes de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée » ;
6. Attendu que, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, les principes ainsi énoncés ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions pénales mais s'étendent à toute sanction ayant le caractère d'une punition ; que le Conseil constitutionnel juge que le principe de nécessité des délits et des peines ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l'objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature administrative ou pénale en application de corps de règles distincts devant leur propre ordre de juridiction ; qu'il juge aussi que, si l'éventualité que soient engagées deux procédures peut conduire à un cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique que le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues ;
7. Attendu que la majoration de droits prévue à l'article 1729, a, du code général des impôts en cas de manquement délibéré constitue, selon le Conseil constitutionnel, une sanction ayant le caractère d'une punition ;
8. Attendu que, selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, le juge judiciaire est tenu de respecter le principe selon lequel le montant global des sanctions pénales et fiscales éventuellement prononcées ne doit pas dépasser le montant le plus élevé de l'une de celles encourues ; qu'ainsi la question, en ce qu'elle porte sur la compatibilité des dispositions critiquées avec le principe de proportionnalité des peines, ne présente pas un caractère sérieux ;
9. Attendu que, sur le grief tiré de la méconnaissance du principe de nécessité des délits et des peines, il convient d'apprécier, au regard des critères actuellement dégagés par le Conseil constitutionnel, si les articles 1729 et 1741 du code général des impôts, dans leur version applicable, sont susceptibles de permettre, en violation de ce principe, que des mêmes faits, définis et qualifiés de matière identique, commis par une même personne, fassent l'objet de deux poursuites, fiscale et pénale, qui visent à protéger les mêmes intérêts sociaux, peuvent aboutir au prononcé de sanctions de nature équivalente et relèvent du même ordre de juridiction ;
10. Attendu, en premier lieu, que l'article 1741, alinéa 1, du code général des impôts, en sa première phrase, définit la fraude fiscale comme le fait de se soustraire, ou de tenter de se soustraire, frauduleusement à l'établissement ou au paiement total ou partiel des impôts, soit en omettant de faire une déclaration dans les délais prescrits, soit en dissimulant volontairement une part des sommes sujettes à l'impôt, soit en organisant une insolvabilité ou en mettant obstacle par d'autres manoeuvres au recouvrement de l'impôt, soit en agissant de toute autre manière frauduleuse ; qu'il incrimine ainsi tout procédé frauduleux tendant à se soustraire intentionnellement à l'établissement et au paiement de l'impôt ; que l'article 1729, a, du code général des impôts définit le manquement fiscal comme l'omission ou l'inexactitude, délibérée, dans une déclaration ou un acte comportant l'indication d'éléments à retenir pour l'assiette ou la liquidation de l'impôt, ainsi que la restitution d'une créance de nature fiscale dont le versement a été indûment obtenu de l'Etat ; que le délit de fraude fiscale a, dans son élément matériel, un champ d'application plus large que le manquement délibéré ; que l'élément moral est semblable dans les deux cas ; qu'il s'en déduit qu'on ne peut pas exclure que les dispositions contestées soient considérées comme susceptibles de réprimer, pour une part, les mêmes faits qualifiés de manière similaire, à savoir les insuffisances de déclaration des éléments d'imposition dans l'intention d'éluder, même partiellement, l'impôt ;
11. Attendu, en deuxième lieu, qu'il est de principe que les poursuites pénales du chef de fraude fiscale, qui visent à réprimer des comportements délictueux tendant à la soustraction à l'impôt, et la procédure administrative tendant à la fixation de l'assiette et de l'étendue des impositions sont, par leur nature et par leur objet, différentes et indépendantes l'une de l'autre ; que la sanction fiscale du manquement délibéré s'inscrit, de façon indivisible, dans cette procédure administrative qui vise principalement à rétablir les impôts éludés ; que, toutefois, les articles 1729 et 1741 du code général des impôts sont tous deux inclus dans un chapitre consacré aux " pénalités " du livre relatif au " recouvrement de l'impôt " ; que la répression de la fraude fiscale et celle du manquement délibéré, singulière parmi les décisions prises dans le cadre de la procédure administrative, poursuivent les mêmes objectifs de prévention et de répression de la fraude et de l'évasion fiscales, afin d'assurer l'égalité devant les charges publiques ; que ces deux répressions s'exercent à l'égard de l'ensemble des contribuables ; qu'il en résulte que les répressions fiscale et pénale pourraient être admises comme protégeant les mêmes intérêts sociaux, même si les pénalités fiscales visent notamment à garantir le recouvrement de l'impôt, tandis que les sanctions pénales répriment l'atteinte à l'égalité qui doit exister entre les citoyens, en raison de leurs facultés, dans la contribution aux charges publiques ;
12. Attendu, en troisième lieu, que seul le juge pénal peut condamner l'auteur d'un délit de fraude fiscale à une peine d'emprisonnement, laquelle constitue la sanction la plus grave au regard du principe de la liberté individuelle ; que le montant de l'amende pénale encourue par la personne physique, soit 37 500 euros, est d'une sévérité relative ; que la majoration fiscale est de nature fort différente en ce qu'elle est assise sur le montant de l'impôt éludé et est donc proportionnelle et variable ; qu'elle peut toutefois, eu égard au taux applicable de 40 % et à l'absence de plafond, être d'une grande sévérité ; que le juge pénal dispose, également, de la faculté de prononcer, sous certaines conditions, des peines complémentaires de confiscation, de privation de droits civiques, civil et de famille, d'interdiction d'exercer une activité professionnelle, qui présentent une rigueur certaine ; qu'en outre, le montant de la pénalité fiscale est fixé, par la loi elle-même, en fonction de la gravité des comportements réprimés, le juge pouvant décider, à l'issue d'un contrôle sur les faits et la qualification retenue par l'administration, de prononcer la décharge de la majoration ; que la peine prononcée en cas de condamnation pour fraude fiscale doit l'être en fonction des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur, ainsi que de sa situation ; qu'en conséquence, une incertitude demeure quant à la question de savoir si les sanctions pénales et fiscales doivent être regardées comme étant d'une nature différente ;
13. Attendu, en quatrième lieu, que les poursuites pénales du chef de fraude fiscale sont portées devant le tribunal correctionnel ; que, selon l'article L. 199 du livre des procédures fiscales, la compétence pour examiner les recours contre les décisions de l'administration fiscale en matière de rectification d'imposition et des pénalités y afférentes est partagée entre le juge judiciaire et le juge administratif ; que, s'agissant des droits d'enregistrement, tels que les droits de succession, ces recours sont portés devant le tribunal de grande instance ; que, par conséquent, il convient de constater que le contentieux de l'impôt est, pour une large part, de la compétence du juge administratif, qui dépend d'un ordre de juridiction distinct de celui du juge répressif, et que, dans le cas d'espèce, la sanction pénale encourue par l'auteur d'une fraude fiscale et la pénalité fiscale encourue par l'auteur d'un manquement délibéré relèvent des juridictions de l'ordre judiciaire ; qu'il doit cependant être observé que, bien qu'appartenant au même ordre de juridiction, le juge judiciaire de l'impôt et le juge pénal sont deux juridictions de nature différente, à l'office distinct ;
14. Attendu qu'au vu de l'ensemble de ces éléments, la question présente un caractère sérieux en ce qu'elle porte sur la compatibilité des dispositions critiquées avec le principe de nécessité des délits et des peines ; qu'il y a lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel ;
Par ces motifs :
RENVOIE au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité.