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Décisions

CA Paris, 3e ch. B, 20 septembre 2007, n° 07/01793

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Sesam (Sté)

Défendeur :

MJA (Selafa), M. Lefranc

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Monin-Hersant

Conseillers :

Mme Jourdier, M. Loos

Avoués :

SCP Arnaudy - Baechlin, SCP Petit-Lesenechal, SCP Fisselier - Chiloux - Boulay

Avocats :

Me Chatel, Me Gardey, Me Wekstein

T. com. Paris, du 1 déc. 2006, n° 2006/6…

1 décembre 2006

EXPOSÉ DU LITIGE

La société CRYO qui avait pour objet, notamment, la production, l'édition, la commercialisation de jeux vidéo, a fait l'objet d'un jugement de liquidation judiciaire prononcé le 1er octobre 2002 par le tribunal de commerce de PARIS après l'ouverture d'un redressement judiciaire le 9 juillet précédent.

La S.E.L.A.F.A. M.J.A., en la personne de Maître Brigitte PENET-WEILLER a été désignée en qualité de liquidateur judiciaire.

Par lettre du 25 septembre 2002, la société SESAM, société civile constituée en 1996 entre des sociétés de gestion collective des droits d'auteur, notamment la SACEM et la SDRM, a déclaré une créance de 2.565.000 euros, montant évalué de sa créance sur la société CRYO en référence à une ordonnance de référé du 25 juin 2002 lui ayant accordé une provision de 1.282.800 euros au titre de la reproduction non autorisée d'oeuvres musicales relevant de son répertoire, et ayant ordonné une expertise technique.

Cette déclaration de créance ayant été contestée, le Juge-commissaire du tribunal de commerce de PARIS chargé de la liquidation judiciaire de la société CRYO a, par ordonnance du 1er décembre 2006, sursis à statuer en raison d'une instance pendante devant le tribunal de grande instance de NANTERRE entre la société SESAM et Monsieur Jean-Martial LEFRANC, ancien dirigeant de la société CRYO.

Autorisée par ordonnance du délégataire du Premier Président de cette Cour rendue le 29 janvier 2007 en application de l'article 380 du nouveau Code de procédure civile , la société SESAM a relevé appel de cette décision et a assigné à jour fixe d'une part la S.E.L.A.F.A. M.J.A.,en la personne de Maître Brigitte PENET-WEILLER, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société CRYO, d'autre part Monsieur LEFRANC ancien dirigeant, demandant principalement à la Cour d'infirmer l'ordonnance frappée d'appel, et d'ordonner l'admission au passif de la société CRYO de sa créance de 565.950,18 € TTC 'au titre des redevances de droits d'auteur dus en contrepartie de la reproduction des compositions musicales relevant de son répertoire dans les jeux vidéo du catalogue de la société CRYO'.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Vu les dernières conclusions déposées le 24 mai 2007 par la société SESAM, appelante,

Vu les dernières conclusions déposées le 23 mai 2007 par Monsieur Jean-Martial LEFRANC, intimé,

Vu les dernières conclusions déposées le 22 mai 2007 par la S.E.L.A.F.A. M.J.A. en la personne de Maître Brigitte PENET-WEILLER, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société CRYO, intimée,

SUR CE, LA COUR,

Considérant que la société CRYO a intégré dans ses jeux vidéo des compositions musicales créées par des auteurs adhérents à la SACEM ;

Que les prérogatives de la SACEM pour l'exercice des droits qui lui sont apportés par les auteurs adhérents sont délégués, au travers de la SDRM, à la société SESAM pour le domaine des oeuvres dénommées 'programmes multimédia’ ;

Que néanmoins la société CRYO n'a jamais sollicité l'autorisation préalable de la société de gestion collective des droits d'auteur compétente, ni payé à celle-ci des redevances de droits d’auteur ; qu'en dépit de réclamations de la société SESAM et de discussions pendant plusieurs années, la société CRYO n'a pas signé le contrat, afférent à la reproduction d'oeuvres musicales dans les jeux vidéo, proposé par la société SESAM moyennant redevances;

Que la société SESAM a donc saisi le tribunal de grande instance de PARIS d'une action tendant à voir fixer le préjudice résultant pour elle du défaut de perception de ces redevances; qu'elle avait obtenu en référé une provision et l'organisation d'une expertise aux fins d'évaluer cette indemnisation, mais n'avait pas introduit son action au fond lorsque le redressement judiciaire de la société CRYO a été ouvert; qu'elle a donc effectué une déclaration de créances visant l'ordonnance de référé;

Considérant tout d'abord que le Juge-commissaire n'aurait pas dû surseoir à statuer sur la contestation de la créance déclarée par la société SESAM, laquelle relève de sa compétence exclusive en application des articles L.621-40 à L.621-47,et L.621-104 et L.621-105 du Code de commerce (dans leur rédaction applicable en l'espèce, soit antérieure à la loi n°2005-845 du 26 juillet 2005);

Qu'en effet l'instance en cours devant le tribunal de grande instance de NANTERRE n'est pas dirigée contre la société CRYO mais contre ses anciens dirigeants à titre personnel, et ne constitue pas une instance en cours au sens de l'article L.621-104, d'autant plus qu'elle a été introduite postérieurement à l'ouverture de la procédure collective concernant la société CRYO ;

Qu'il y a donc lieu d'infirmer l'ordonnance frappée d’appel ;

Considérant que les parties ayant conclu au fond devant la Cour, il apparaît de bonne justice de donner une solution définitive au litige ;

Considérant que depuis la déclaration de créances contestée, l'expertise décidée par l'ordonnance de référé du 25 juin 2002 s'est achevée ; que la société SESAM s'appuie sur le rapport déposé le 6 janvier 2006 par l'expert judiciaire Monsieur DANA pour demander son admission au passif de la société CRYO pour la somme de 565.950,18 € TTC 'au titre des droits de reproduction mécanique éludés, à titre privilégié';

Que Monsieur LEFRANC conteste non seulement le montant mais le principe même de la créance ;

sur le principe de la créance

Considérant que Monsieur Jean-Martial LEFRANC, ancien dirigeant de la société CRYO, soutient en substance que l'introduction de musiques dans les jeux vidéo n'était pas subordonnée à l'autorisation de la société SESAM et ne fait pas naître de droits d'auteurs relevant de la gestion collective dévolue à celle-ci;

Que c'est à tort qu'il invoque des dispositions légales applicables aux 'oeuvres audiovisuelles', le jeu vidéo ne relevant pas de cette catégorie;

Qu'il prétend ensuite que si le jeu vidéo est un logiciel, les éditeurs peuvent bénéficier des dispositions de l'article L.131-4 5° du Code de la propriété intellectuelle permettant une rémunération forfaitaire en cas de cession des droits sur un logiciel;

Qu'une telle qualification apparaît bien réductrice alors que, s'il est exact que le jeu vidéo comprend un tel outil, il s'agit d'une oeuvre de l'esprit complexe élaborée au moyen de cet outil avec un scenario, des images, des sons, des compositions musicales, etc...; que les dispositions de l'article L.131-4 5° du Code de la propriété intellectuelle ne sont donc pas applicables, les jeux vidéo édités par la société CRYO étant des oeuvres 'multimédia' qui ne se réduisent pas au logiciel qui permet leur exécution;

Que la loi N°2007-309 du 5 mars 2007 , citée par Monsieur LEFRANC mais non applicable au présent litige, est d'ailleurs venue confirmer que le jeu vidéo est une oeuvre spécifique définie comme un 'logiciel de loisir mis à la disposition du public sur un support physique ou en ligne intégrant des éléments de création artistique et technologique, proposant à un ou plusieurs utilisateurs une série d'interactions s'appuyant sur une trame scénarisée ou dans des situations simulées et se traduisant sous forme d'images animées, sonorisées ou non'

Considérant que Monsieur Jean-Martial LEFRANC fait encore valoir que le jeu vidéo étant une oeuvre collective, ceux qui ont contribué à cette oeuvre ne voient pas naître de droits sur leur tête ceux-ci étant directement attribués à l'initiateur de l'oeuvre en application de l'article L.113-2 du Code de la propriété intellectuelle ;

Que cependant en l'espèce les droits de reproduction revendiqués par la société SESAM portent sur les compositions musicales des adhérents de la SACEM en tant qu'elles sont reproduites dans un programme multimédia; qu'en effet la musique ne se font pas dans l'ensemble que constitue le jeu vidéo, qu'il reste possible d'attribuer au compositeur ses droits d'auteur distincts sur cette oeuvre qui, par rapport à ce dernier, est une oeuvre de collaboration au sens des articles L.113-2 et L.113-3 du Code de la propriété intellectuelle;

Que Monsieur Jean-Martial LEFRANC est donc mal fondé à opposer à la société SESAM le régime de l'oeuvre collective ;

Que quand bien même la société CRYO aurait conclu des contrats directement avec les auteurs dont l'oeuvre musicale est reproduite dans ses jeux vidéo, cela ne saurait l'exonérer de ses obligations envers la société de gestion collective des droits d'auteur dans ce secteur; qu'en effet s'agissant d'adhérents de la SACEM, seule la société SESAM est investie du droit d'autoriser les reproductions de leurs oeuvres musicales sur quelque support que ce soit, donc y compris dans des programmes 'multimédia' comme les jeux vidéo, d'en fixer les conditions, de percevoir les redevances consécutives et de les répartir entre les auteurs;

Que d'ailleurs les contrats versés aux débats comportent une rémunération fixe de l'auteur intitulée 'prime d'inédit' mais réservent les droits conférés aux sociétés de gestion collective dont ils sont membres en précisant :

'le Compositeur percevra directement par l'intermédiaire des sociétés susnommées ou celui de leurs affiliées, les redevances d'auteur à lui revenir à raison de la diffusion publique ou de la reproduction mécanique de ses Créations, telles qu'intégrées au Programme [= le jeu vidéo objet du contrat]’ ;

Considérant que la société SESAM est donc bien fondée à voir fixer au passif de la liquidation judiciaire de la société CRYO, en application de l'article L.122-4 du Code de la propriété intellectuelle, le préjudice résultant pour elle du défaut de perception de ses redevances pour la période antérieure à l'ouverture de la procédure collective ;

Considérant que Monsieur LEFRANC est mal fondé à opposer à cette réclamation des conventions conclues entre la société SESAM et la société ONTARIO, acquéreur le 10 décembre 2002 d'un catalogue de jeux avec le fonds de commerce de la société liquidée; qu'en effet rien dans le contrat conclu entre ces deux sociétés le 15 mai 2003, ni dans les autres pièces communiquées, n'accrédite l'idée que la période antérieure au 1er janvier 2003 aurait fait l'objet d'une transaction entre la société SESAM et la société ONTARIO, non concernée à l'époque;

Que l'article 14.1 du contrat de cession invoqué par Monsieur LEFRANC se borne à informer l'acquéreur des prétentions de la société SESAM et de ce qu'il sera responsable du paiement des droits d'auteur dus à compter de son entrée en jouissance, sans mettre à sa charge le passé, contrairement à ce que soutient Monsieur LEFRANC ;

Qu'ainsi le principe de la créance de la société SESAM est établi ;

Sur le montant de la créance

Considérant que l'expertise confiée à Monsieur DANA a permis de recenser les jeux vidéo intégrant des compositions musicales d'adhérents de la SACEM, et de recueillir des éléments sur la durée des oeuvres reproduites, ainsi que sur les volumes et prix de vente des jeux concernés ; que cependant l'expert a bien précisé les limites de ses investigations qui n'ont pas pu être exhaustives en raison des lacunes de la comptabilité de la société CRYO;

Que les considérations de Monsieur LEFRANC sur la 'disproportion manifeste' entre les sommes réclamées par la société SESAM et le chiffres d'affaires annuel de celle-ci sont inopérantes, étant donné justement les difficultés rencontrées par cette société pour faire reconnaître ses droits face aux éditeurs de son secteur dans les années 1996 à 1999 ;

Considérant que Monsieur Jean-Martial LEFRANC reproche encore à tort à la société SESAM de ne pas produire tous les bulletins de déclaration des auteurs concernant les oeuvres utilisées par la société CRYO ; qu'en effet, aux termes des statuts, l'adhésion de l'auteur à la SACEM suffit pour faire entrer l'oeuvre nouvelle de l'adhérent dans le répertoire de cette société d'auteurs dès qu'elle est créée;

Que de plus la société SESAM a versé aux débats les actes d'adhésion de compositeurs concernés par au moins 30 jeux vidéo figurant sur le catalogue de la société CRYO ;

Qu'enfin l'affirmation de Monsieur Jean-Martial LEFRANC selon laquelle il ne serait pas possible de calculer le taux de redevance à appliquer à la société CRYO en l'absence de détermination précise, objective et contradictoire de la durée de chacune des oeuvres reproduites n'est pas pertinente dans la mesure où il ne s'agit pas d'appliquer précisément des dispositions contractuelles mais d'évaluer une réparation ;

Considérant qu'au vu des données du rapport d'expertise, et notamment des constatations précises de l'expert sur des dizaines de jeux édités par la société CRYO , des décomptes (pièces N°50 et 51) établis par la société SESAM pour les années 1997,1998,1999 et 1er semestre 2000 et dont le total s'établit à 281.505,13 €, au vu également de son estimation trop optimiste des droits éludés pour la période postérieure, et sans qu'il soit utile d'ordonner ni une nouvelle expertise, ni de nouvelles productions de pièces, il y a lieu de fixer à 500.000 € la créance de réparation de la société SESAM sur la société CRYO pour la période du 1er janvier 1997 au 30 juin 2002;

Qu'il convient donc de faire droit dans cette limite à la demande d'admission de la société SESAM au passif de la société CRYO pour ce qui concerne les droits d'auteur; que cette créance bénéficie d'un privilège dans les conditions prévues par l'article L.131-8 du Code de la propriété intellectuelle; que de plus doit être admise la créance chirographaire de la société SESAM d'un montant de 3.000 euros représentant l'indemnité de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile prononcée par l'ordonnance de référé du 25 juin 2002;

Considérant que l'équité ne commande pas de prononcer des condamnations au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, pas même au profit de Monsieur Jean-Martial LEFRANC qui conteste à tort sa présence dans le présent litige sur l'admission d'une créance au passif de la société dont il était le représentant légal ;

PAR CES MOTIFS :

INFIRME l'ordonnance frappée d'appel,

DIT n'y avoir lieu de surseoir à statuer ;

FIXE les créances de la société SESAM au passif de la liquidation judiciaire de la société CRYO à la somme de 500 000 euros à titre privilégié et à la somme de 3.000 euros à titre chirographaire ;

REJETTE le surplus des demandes ;

REJETTE les demandes formées au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

DIT que les dépens seront comptés en frais privilégiés de la liquidation judiciaire de la société CRYO ;

Accorde à la S.C.P. PETIT-LESÉNÉCHAL, à la S.C.P. FISSELIER-CHILOUX-BOULAY et à la S.C.P. ARNAUDY et BAECHLIN, Avoués à la Cour, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.